CW : Mort, mention de mauvais traitements sur mineurs
Du haut de leurs quatorze ans nouvellement acquis, les jumeaux s’étaient mis une idée en tête : Rejoindre Lorga en tant qu’agents de terrain. La Sorcière Sans-Nom n’avait jamais ouvert un livre d’éducation de sa vie, mais elle était à peu près sûre qu’ils ne donnaient pas de conseils pour ce genre de crises d’adolescence. Elle n’avait jamais côtoyé d’enfants aussi longtemps, avant eux. À vrai dire, elle n’avait qu’une très vague idée de ce qu’était l’adolescence. Et en crise, il lui semblait qu’ils l’étaient depuis qu’ils avaient été sauvés par son coven.
À les voir plantés devant elle, leurs deux visages si semblables reflétant la même détermination, elle regrettait de leur avoir raconté quelques-unes des missions qu’elle avait effectuées. Sur le moment, ça lui avait semblé être de bons récits, avec de l’action et du mystère, parfait pour occuper deux jeunes garçons. Peut-être aurait-elle mieux fait de s’en tenir aux mythes et aux légendes.
— Nous sommes forts, et plus difficiles à tuer que les humains ! Nous pourrons protéger plein de gens ! Des membres de Lorga, même !
— Ce n’est pas aux enfants de défendre les adultes, Innokenti, mais aux adultes de les protéger.
Elle aurait été prête à parier son incroyable chapeau que c’était lui, qui avait lancé l’idée en premier. D’autres auraient sûrement pensé que c’était son frère. Mais là où Sacha s’inquiétait avant tout pour son Kecha, celui-ci se souciait de tout le monde.
— Nous ne sommes plus des enfants, grogna Sacha.
Cela dit, Innokenti n’avait pas dû avoir beaucoup à insister. Aleksandr avait un sens de l’auto-conservation absolument consternant. Par Lilith, elle était même sûre qu’il se serait battu contre Satan lui-même, s’il en avait eu l’occasion.
— À trois ans, notre père nous a mis des dagues en bois entre les mains. À quatre ans, il nous a fait nous battre entre nous. À cinq ans, il remplaçait le bois par de vraies lames. À six ans, il nous a abandonnés dans la forêt en plein hiver, pour nous apprendre à nous débrouiller. Et à sept ans, c’est contre ses infants qu’ils nous faisaient nous battre. Aucun adulte ne nous a protégés, jamais.
— Jusqu’à ce que tu arrives, ne put s’empêcher de le corriger Kecha.
— Mais nous, nous pouvons le faire, maintenant. Nous pouvons protéger ceux qui ne peuvent pas le faire eux-mêmes.
— Tu nous as accueillis et Lorga nous a mis à l’abri. Notre père nous a appris à nous battre, mais toi, tu nous as appris à ne plus jamais laisser personne nous faire du mal. Et nous ne laisserons plus personne nous en faire. Maintenant, Lorga est notre maison, et d’autres ont besoin d’aide.
La Sorcière plongea son regard dans celui d’Innokenti, puis d’Aleksandr. Ils ne la dépassaient pas encore, mais ce serait le cas avant leur quinzième année. Elle se rappela quand elle les avait pris chez elles. Ils étaient petits et farouches, de vrais chatons sauvages. Kecha semblait continuellement sur le point de s’enfuir ou de se cacher au moindre éclat de voix, et Sacha sur le point de mordre celui qui les approcherait de trop près.
Au fond de leurs yeux, la Sorcière vit les flammes de la guerre. Ne pas se laisser briser par leur père avait été un combat de chaque jour pour ces enfants. Ce combat n’avait jamais cessé en eux. Lavr les avait dressés pour en faire ses armes, ou du moins, avait essayé. Quant à elle, elle ne les avait pas recueillis pour qu’ils deviennent celles de Lorga. Mais, peut-être qu’en son sein, ils apprendraient comment survivre au destin qu’ils s’étaient donné. Et qu’ils survivent à la guerre qui brûlait en eux, voilà bien tout ce qui l’intéressait. Bien, sa décision était prise.
— Je suppose que je ne peux m’en prendre qu’à moi-même de vous avoir aussi bien élevés. Je parlerai au Conseil demain.
Les jumeaux eurent un silence incrédule, avant de se taper dans les mains. Ils sautèrent partout pour célébrer leur victoire. Leurs cris de joie firent s’envoler les oiseaux posés sur le rebord de la fenêtre. La Sorcière attendit qu’ils se calment pour continuer.
— Toutefois, si vous rejoignez Lorga, vous n’aurez nul traitement de faveurs. — Un fin sourire se dessina sur ses lèvres. — Seuls les enfants y ont droit.
Innokenti balaya l’avertissement d’un grand éclat de rire joyeux :
— Si tu essaies de nous faire peur, ça ne marchera pas !
Derrière lui, Aleksandr l’entoura de ses bras. Par-dessus l’épaule de son frère, il rétorqua à sa tutrice, avec un sourire plein de défi :
— Nous sommes les fils de Lavr, et nous t’avons pour tutrice, Baba. C’est au monde d’avoir peur de nous.
***
Cela avait pris de longues, très longues heures, avant que la Sorcière ne puisse rejoindre ses protégés. Les jumeaux l’attendaient sur un banc de l’hôpital, à côté du cabinet du Docteur Saint-Rose. Cet homme les suivait depuis que leur tutrice les avait emmenés avec elle. C’était lui qui, plusieurs fois par mois, leur distribuait le sang indispensable à leur survie. Lorsqu’il avait vu leur état, il leur avait remis à chacun une poche pleine sans poser de questions. Le docteur avait été mis au courant que les jumeaux participaient à une mission. À voir leurs expressions, elle ne s’était pas déroulée selon leur souhait.
Le Docteur Saint-Rose était rentré chez lui depuis. Les jumeaux avaient posé leurs poches de sang désormais vides à côté d’eux. Toute trace de blessure avait disparu, et Kecha s’était endormi contre l’épaule de son frère. C’est ce que crut leur tutrice du moins, mais lorsqu’elle s’arrêtait devant lui, le dhampire ouvrit les yeux. Il se redressa en se les frottant, pendant que Sacha profita de pouvoir à nouveau bouger pour s’étirer.
— Alors ? demanda Kecha dans un bâillement.
— Les corps et la fée ont été confiés à la Féerie. La fée y sera soignée. J’ignore si elle voudra revenir sur Terre un jour.
— Et Dubhan ? l’interrogea à son tour Sacha.
— Il a été remis au Conseil. Celui-ci décidera s’il doit être remis à la Féerie, ou jugé par lui. Mais je doute que le Conseil veuille se mettre à dos la Reine Titania pour un simple tueur.
La Sorcière Sans-Nom avait été occupée durant ces quelques heures. En tant que cheffe de la mission, c’était à elle de s’assurer que tous les détails soient réglés. Le reste n’était plus de son ressort. Les jumeaux se regardèrent. Ce fut Kecha qui traduisit leur désappointement commun.
— C’est tout ?
— Oui. C’est tout. Nous avons joué notre rôle. Du point de vue de Lorga, l’opération a été un succès, au-delà de ses espérances. Personne ne s’attendait pas à retrouver une des disparues en vie.
On était bien loin des aventures qu’elle avait racontées aux garçons le soir. La Sorcière poussa un petit soupir.
— Comment vous sentez-vous ?
Les deux eurent un même mouvement d’épaules. Elle ne s’attendait pas à avoir plus, mais Kecha la surprit.
— Tu aurais pu intervenir plus tôt, Baba.
— Et vous n’auriez rien appris.
C’était bien la première fois qu’il utilisait un tel ton réprobateur avec elle. D’habitude, il le réservait à son jumeau. Sa tutrice en était touchée. C’étaient ces petits détails qui lui montraient qu’ils l’avaient inclus dans la petite famille qu’ils formaient tous les deux. Elle s’agenouilla devant eux, pour être à leur hauteur. Elle les contemplait avec gravité.
— Se battre pour vous et se battre pour les autres sont deux choses différentes. Et comme aujourd’hui, vous devrez parfois décider si oui ou non, vous ôterez la vie de la personne en face de vous. Avec les conséquences que cela implique.
Les jumeaux l’écoutaient attentivement, malgré leur fatigue.
— Si vous l’aviez tué, vous vous seriez rendu juges et bourreaux. La Féerie aurait été privée du procès qu’elle et les victimes méritaient pour que justice leur soit véritablement rendue. Et Lorga vous aurez sans doute jugé trop jeunes et immatures pour la rejoindre aujourd’hui. En l’épargnant, vous avez assuré votre place d’agent. La justice sera rendue dans les règles. Mais vous avez conduit M. Walsh à une fin sans nul doute bien plus lente et douloureuse que celle qu’il aurait connue de ta lame, Aleksandr.
Savoir qu’ils avaient réussi le test ne procura aucune joie aux jumeaux. Tout leur esprit était encore occupé par ces murs recouverts de petits cadavres cloués et par leur meurtrier si pitoyable et laid. Sacha se rappela de ce qu’il avait entendu, du sort que la Reine Titiana avait réservé à ceux qui avaient arraché les ailes de ces sujets. Ça lui laissa un sale goût dans la bouche.
— J’aurais dû le tuer ?
Il ne comprenait pas bien où leur tutrice voulait en venir. Celle-ci n’était pas décidée à leur donner de réponse toute prête, encore moins que d’habitude. C’est ce qu’elle voulait leur faire comprendre. Des fois, le plus souvent même, il n’y avait pas de bons ou de mauvais choix. Il y avait juste la vie, et faire de son mieux avec ce qu’elle nous envoyait. La Sorcière n’avait jamais vu un jeu vidéo de sa vie, mais elle était de celles qui auraient abandonné Arcadia Bay à la tempête.
— Qu’en pensez-vous ?
Les deux frères avaient eu le temps d’y réfléchir, pendant qu’ils sirotaient leur poche de sang. Ce soir, ils avaient appris que - contrairement à ce qu’ils avaient cru quand leur univers ne se résumait qu’au château où ils étaient nés - le monde ne se divisait pas entre les monstres et ceux qui les combattaient. Il y avait toutes les nuances entre les deux.
— Dubhan, je veux dire M. Walsh... Il souffrait beaucoup, aussi, commença Sacha.
— Il ne mérite aucune des deux fins que tu as décrites. Mais les gens n’ont pas toujours ce qu’ils méritent, termina Kecha.
Et ça, c’était une leçon qu’ils devaient à leur père. Le dhampire eut un soupir à fendre les pierres. Sentant que les larmes de son pleurnichard de frère n’étaient pas loin de remonter, Sacha s’empressa de rajouter :
— Il voulait nous embaumer, tout de même. Je sais que je suis magnifique, mais j’aurai eu l’air fin avec mes doigts de travers pour le reste de l’éternité.
Il obtint un petit rire triste. Cette fin de mission était bien amère. Même le tueur, ils n’avaient pas réussi à le sauver. Piètres agents qu’ils allaient être. Toutefois, leur tutrice ne voyait pas les choses ainsi. Elle voyait deux garçons qui ne s’étaient pas laissé casser par le monde. Elle voyait leur bonté et leur compassion. Elle voyait leur mère. Elle tendit les bras pour les envelopper dans son étreinte, ses mains caressant les longs cheveux de Sacha, et la tête ébouriffée de Kecha.
— Je suis fière de vous, mes garçons.
C’était très rare qu’elle les prenne dans ses bras. Si rare que les deux frères sentirent le poids qui écrasait leurs cœurs partir. Ils étaient aimés. Leurs fronts contre ses épaules, ils fermèrent les yeux et s’accrochèrent à elle. Ils la serrèrent fort contre eux.
Ce fut la Sorcière qui rompit l’étreinte. Le sol de l’hôpital était bien dur pour ses pauvres genoux.
— Rentrons.
Les jumeaux se levèrent. Ils se sentaient mieux. Ils n’oublieraient pas les fées sacrifiées sur l’autel de la souffrance de Dubhan Walsh, mais ils s’étaient rappelés que tant d’autres voletaient encore dehors, entre les fleurs. Avant d’emboîter le pas à leur tutrice, Sacha déclara :
— Baba, il y a une dernière chose que nous voudrions faire.
Dans les couloirs de l’hôpital, ils lui parlèrent de leur idée, qui était née pendant qu’ils l’attendaient. La Sorcière Sans-Nom la trouvait attendrissante. Néanmoins :
— Ce n’est pas moi qui peux en décider. Mais si elle accepte, cela risque d’être éprouvant pour vous. En êtes-vous sûrs ?
— Oui. Lorsque l’on accepte une mission, on l’accepte jusqu’au bout, sourit Kecha.
***
Lorsqu’une fée sentait qu’elle allait mourir, elle s’arrêtait de voler, tout simplement. Elle se posait sur une fleur, ou entre les racines d’un arbre, ou sur la feuille d’un nénuphar, ou dans le terrier abandonné ou tout endroit susceptible d’accueillir douillettement ses derniers instants. Elle fredonnait encore un peu, si elle en avait la force, elle goûtait une dernière fois le suc des fleurs que lui tendaient ses amies. Et c’était fini. Les autres fées repartaient. Elles étaient tristes à fendre les pierres de leurs larmes, elles l’avaient oubliée au prochain lever de soleil. Quant à la Nature, elle faisait son œuvre. Le corps est recouvert par la neige, la mousse ou les feuilles mortes ; des fleurs, herbes ou champignons poussent au-dessus d’elle.
Les victimes de Dubhan étaient mortes sur la table de sa cave, entourées au fur et à mesure des années des cadavres des leurs. Pour elles, il y aurait des funérailles. Les jumeaux avaient demandé d’y participer. La Reine Titania avait accepté. Reine des fées, elle n’avait guère en commun avec les petites créatures qu’ils avaient retrouvées, que ses deux délicates paires d’ailes. Grande, belle, majestueuse, terrible, les garçons n’osèrent pas lever les yeux sur son passage de peur d’être ensorcelés. Elle leur accorda à peine un regard quand elle passa à ses côtés. Elle était entourée de sa cour, des êtres du Petit Peuple de toutes les tailles et de tous les genres. Sous chacun de ses pas, des fleurs poussaient, s’ouvraient, flétrissaient, mourraient. La Féerie - que nul mot ne pourrait décrire, sachez seulement qu’elle était profusion de plantes, d’eaux et de pierres - était anormalement silencieuse. Elle paraissait retenir son souffle.
Les garçons emboîtèrent le pas de la Reine et de sa cour. D’autres êtres ne cessaient de se rajouter, toute la Féerie semblait s’être donné rendez-vous ici. Des fées voletaient tout autour d’eux. Elles glissaient des fleurs dans les cheveux des membres du cortège. Les plus intrépides en déposaient dans ceux des deux dhampires. Soudain, Kecha attrapa la manche de Sacha, lui chuchotant avec émoi :
— Regarde !
Il pointait du doigt l’air au-dessus d’eux. La fée-libellule y volait, comme si Dubhan n’avait jamais croisé son chemin. Peut-être n’était-il déjà plus qu’un écho pour elle. Les fées étaient petites, trop petites pour les souvenirs de toute une vie. Elle ne reconnut pas ses sauveurs et n’apprécia pas d’être le centre d’intérêt de buveurs de sang au teint blafard. Elle cueillit un gland sur une branche, qu’elle lança de toutes ses forces sur Kecha, le heurtant au front. Elle leur tira la langue, avant de s’enfuir à tire-d’aile.
— Au moins, elle est en forme, marmonna le pauvre garçon, tandis que son frère lui tapotait l’épaule en se retenant d’exploser rire.
La Reine Titiana s’arrêta dans une grande clairière, proche de son château. L’y attendaient des hautes-fées et des elfes venus des quatre Cours. Parmi eux, se tenaient la Sorcière, et plus surprenant pour les garçons, Marzul. L’Orquesse hocha la tête dans un salut en voyant leur visage étonné. Des sujets de la Féerie tenaient sur un tapis de feuilles les corps des fées, d’autres des paniers de fleurs et de pétales, fraîchement ramassés dans la forêt. Tous s’inclinèrent devant la Reine, même leur tutrice. Les corps furent révérencieusement posés au sol, les paniers à côté. Les jumeaux s’agenouillèrent devant celles qui ressemblaient à des scarabées. Ils ne savaient pas comment, mais les trous laissés par les clous n’étaient plus là. Poignée par poignée, ils les recouvrirent de fleurs aux mille teintes et parfums.
Une ombre au-dessus d’eux indiqua aux garçons que la Sorcière se tenait derrière. Tout autour, la solennité du début se délitait. De la musique résonnait dans les airs, on chantait, parlait, on s’était même mis à danser. La Féerie ne pouvait être triste, pas quand le Printemps était là, paré de toutes ses couleurs. Kecha fut le premier des trois à rompre le silence.
— Parfois, nous entendions des cris venir des sous-sols du château.
— Nous n’avions pas le droit d’y aller sans lui. Mais quand on passait devant les escaliers, ça sentait le sang. Le sang de plein de personnes.
La Sorcière ne disait rien, les laissant parler. Vaillamment, ils continuèrent.
— Les personnes qui criaient, elles allaient mourir. Personne ne nous l’avait expliqué, mais nous l’avions compris. Et nous... Nous ne sommes jamais descendus.
— Nous n’aurions pas pu les sauver, mais aurions pu essayer.
Sacha avait craché ces derniers mots. Il froissa la fleur qu’il tenait dans sa main, avant de la laisser tomber à côté de lui.
— Ces fées aussi, personne ne les a sauvées. Elles sont mortes dans la peur et la douleur.
Il en prit une autre, qu’il posa sur le visage de la fée. Elle avait totalement disparu maintenant, ensevelie sous les fleurs. Son frère avait également terminé sa tâche. Ils contemplèrent leurs minuscules monticules, puis les autres. La clairière en était maintenant remplie. Les fleurs allaient faner, les corps se décomposer. Et au printemps suivant, la clairière serait recouverte d’un parterre de plantes chatoyantes et de champignons bigarrés. Kecha soupira.
— J’aurais bien aimé les voir de leur vivant. Elles devaient être très belles.
— Même si elles nous auraient fait des farces. Kecha aurait sûrement croqué dans un de leurs fruits.
— Eeeh ! Toi, tu serais tombé dans un de leurs cercles juste parce qu’il y avait de la jolie musique !
Sacha lui lança une poignée de pétales. Kecha contre-attaqua en lui lançant tout le panier. Sacha s’ébroua. Ils rirent tous les deux, un vrai rire, pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans cette maison, à Killyclogher. Ils se sentaient bien plus légers maintenant. Leur tutrice se pencha pour retirer un pétale blanc sur les cheveux noirs d’Innokenti. Les jumeaux levèrent la tête vers elle.
— Nous savons que nous ne pouvons pas sauver tout le monde, déclara Sacha.
— Mais nous allons quand même essayer ! Même si ce sera dur, nous sommes assez grands et forts maintenant ! assura Kecha.
— C’est ça, notre choix.
La Sorcière sourit. Les jumeaux avaient écrit leurs rapports de mission hier. Tous deux insistaient sur le fait que, certes, Dubhan avait essayé de les tuer, mais que le descendant des Fomoires était plus perdu que cruel.
— Je ne demande qu’à voir cela.
Kecha posa son index et son majeur contre ses lèvres, puis sur la fleur qui cachait le cœur de la fée, tandis que Sacha posa sa main sur le monticule. En silence, ils firent leurs adieux.
Sorti d’ils ne savaient où l’alcool coulait à flots maintenant. Les funérailles tournaient à la foire. Il était temps pour eux de partir. Le Temps était aussi fantasque que le reste, en ces lieux. Nombreux étaient les humains qui en avaient perdu la notion et qui, en rentrant chez eux, avaient découvert que des années s’étaient écoulées, pour une fête qui n’avait paru durer que quelques heures. Ils s’éclipsèrent discrètement, passant sans se faire remarquer à côté d’une Marzul luttant contre des elfes de la Cour d’Été, bien décidé à tester la résistance des habitants d’Outreterre à leur hydromel.
Alors qu’ils avançaient dans la forêt et que les bruits de la clairière s’atténuaient, remplacés par ceux de la Nature féerique, leur tutrice reprit subitement :
— Mais vous allez devoir faire mieux, mes garçons. Aleksandr, tu t’es laissé distraire lorsque ton frère a été blessé. Une telle inattention pourrait te coûter la vie la prochaine fois. Et tu aurais pu utiliser ta connexion avec les ombres pour te libérer de sa prise. Innokenti, je sais que ton contrôle du sang te permet de limiter tes blessures, mais cela te rend trop imprudent. Si tu avais été assommé, tu n’aurais plus été une aide, mais un poids. Réfléchissez avant d’agir. Vous êtes forts, je ne peux le nier, mais beaucoup d’êtres le sont plus que vous.
— Mais... essaya Sacha, sonné.
— Baba... bafouilla Kecha, abasourdi.
— Et j’ai lu vos rapports. Beaucoup trop de lyrisme, Aleksandr, et pas assez de ponctuation, Innokenti. Ils serviront pour le jugement et les archives, ils doivent être parfaits. Vous les réécrirez en rentrant.
Cette fois, les deux protestèrent en cœur contre ce flot de remontrances :
— Baba !
La Sorcière les contra d’un sourire amusé :
— Lorsque l’on accepte une mission, on l’accepte jusqu’au bout, n’est-ce pas ?