Me voici devant la grande arche. Enfin ! J’ai attendu ce moment pendant tant d’années. Cinq exactement. Le temps d’acquérir l’âge minimum requis pour pouvoir intégrer l'académie, comme ils aiment l'appeler. Non que j’aie besoin d’une quelconque formation en la matière. Mon père et ces cinq dernières années d’expériences en solitaire s’en sont chargés pour moi à la perfection. Mais je dois y entrer si je veux pouvoir les atteindre. Eux. Les Grands Maîtres. Leur prendre ce qu’ils m’ont pris. Car ils m’ont tout pris. Mon père. Son honneur. Ma vie.
J’inspire une grande bouffée d’air et j’avance, la besace sur l'épaule. La vaste forteresse de Pelharc repose sur un piton rocheux qu'il m'a fallu gravir pour atteindre l'entrée. A l'arrière, elle régit un domaine qui s'étend sur plusieurs dizaines d’arpents de plaines et de forêts. Le terrain de jeu de ses résidents. L’arche devant moi est immense. Elle est encadrée par d’énormes murailles en pierres de taille surmontées de créneaux. Sous elle se dressent les portes qui mènent à l’intérieur de l’école des Assassins et de l'Ordre lui-même. Déjà tous les nouveaux Postulants se bousculent à l’entrée. J’entends tout leur brouhaha comme un vrombissement lointain car je n’y prête aucune attention. Malgré tout, je sens leur effervescence. Beaucoup ont attendu, impatients comme moi mais pour des raisons différentes.
Je prends l’une des deux files qui s’étirent devant l'entrée. Deux membres de l'Ordre en tabard noir et épée au côté notent les noms des Postulants avant qu’ils ne passent les portes. Cela peut paraître facile d’entrer dans l'académie, mais détrompez-vous. D'abord les plus faibles, et ceux qui n'ont pas leur place ici, seront éliminés dès les premières semaines lors des mises à l'épreuve. Ensuite, une enquête sera menée sur chacun d’entre nous dès ce jour, la plupart sont même très probablement déjà connus. A l’issue, chacun de nous sera gardé ou exclu, dans le meilleur des cas. D’autres mourront. Car c’est cela la formation, apprendre à tuer ou mourir. Le cursus est impitoyable. Même s’il existe des règles au sein de l’école, elles ne s’appliquent pas lors de certaines épreuves où tous les coups sont permis. Soit pour faire un coup d’éclat devant les instructeurs, soit pour tout simplement éliminer la concurrence car les places au sommet sont chères. Heureusement pour moi, ils ne me connaissent pas et ne sont pas près de savoir qui je suis. C’est pour cela que lorsque je donne mon nom, mon faux nom, je leur remets aussi un faux document.
— Acte de naissance, me demande le responsable devant moi sans même lever la tête.
Je pose l’acte falsifié sur la table devant lui. Je connais un bon faussaire, impossible de relever la supercherie. L’homme prend le parchemin et le glisse dans la pile des autres Postulants sans y jeter un œil et me fait signe de passer.
Je m’avance sous l’arche et pénètre dans la cour intérieure. Elle est vaste et simplement pavée. De grands murs s'élèvent tout autour, ornés de bannières rouges et beiges aux armoiries de l’Ordre - trois lames stylisées placées en éventail -, et une haute tour carrée se dresse devant moi, de l'autre côté de la cour. Au sommet se trouvent des cloches et une immense horloge. Au centre de la cour a été montée une estrade en bois. Le long de l'enceinte court une galerie couverte menant aux différentes ailes de l’édifice. Je le sais car mon père m’en a précisément décrit chaque recoin. De nombreux élèves sont déjà réunis au centre de la cour et bavardent entre eux, admirant le lieu qu’ils viennent de pénétrer. Il y a beaucoup de jeunes hommes et assez peu de femmes. Pas très surprenant. Je suis l’un des rares visages féminins des nouvelles recrues. Il y a aussi bien de nouveaux élèves réunis que d’anciens qui toisent les premiers de leurs airs supérieurs. Classique. Il y a trois niveaux de cycle : Apprentis, Novices et Disciples, chacun espacé d’environ un an d’enseignement. Ces derniers ne sont plus vraiment en formation, ils sont là pour parfaire leurs connaissances et techniques, et faire leurs preuves en situation réelle avant d’atteindre le titre d'Assassin. Ils encadrent aussi à l’occasion les Apprentis, notamment lors des différentes épreuves où ils vont nous jauger et nous entraîner.
Je me concentre sur les nouveaux que je parcours du regard. Je dois rester discrète, dans l’ombre, mais pas trop, au risque d’attiser la curiosité, ce que je souhaite justement éviter. Je dois alors me rapprocher de certains élèves et créer des…amitiés. Si tant est qu’on puisse en avoir ici, qui plus est avec moi. Je dois en l'occurrence éviter les élèves Novices et Disciples évidemment, ceux qui ont déjà une aura de popularité, ceux qui bombent le torse l’air de dire je suis le meilleur. Je dois viser un profil plus authentique, quelqu’un qui n’est pas d'évidence déjà surentraîné mais qui n’est pas non plus faible afin qu’il tienne une bonne partie du cursus. Je scrute en priorité les visages qui ont passé les portes dans la même fenêtre de temps que moi afin de m’assurer qu’on soit affectés au même groupe. Mon regard se pose sur une jeune femme aux longs cheveux roux regroupés en plusieurs tresses. Elle est souriante et, comme beaucoup, s'émerveille du lieu où elle se trouve. Elle a de bonnes épaules, donc suggère qu’elle est à minima sportive, sinon entraînée à se battre. Elle rit avec un camarade près d’elle. Elle me plaît. Je m'avance et me glisse à travers la foule pour me placer naturellement à ses côtés sans la regarder.
— C’est incroyable d’être ici, dis-je sans m’adresser particulièrement à quelqu’un. Entre ces murs chargés d’histoire…
Elle me regarde, toujours tout sourire, ses yeux verts pétillant d'excitation. Sa peau est claire et parsemée de délicates taches de rousseur sur les pommettes.
— Carrément ! s’exclame-t-elle. J’ai tellement hâte de commencer !
Je lui rend son sourire.
— Tu t’es préparée pour venir ici ? je lui demande.
— Evidemment ! Seul un fou ne le ferait pas ! J’ai suivi des cours de corps à corps et de maniement d'armes.
Parfait. Je lui lance un regard impressionné.
— Ouah ! Tu n’as rien laissé au hasard, dis-moi !
— Oh non ! Je veux rester dans la course le plus longtemps possible.
— Et tu connais du monde ici ?
— Non, pas vraiment, répond-elle en embrassant la foule du regard. Je reconnais quelques têtes mais aucune que je connaisse personnellement.
Elle redirige son regard sur moi.
— Au fait, je m’appelle Lucie Egmont, dit-elle en me tendant la main.
— Ele Maren.
Et je lui serre la main. Elle sourit de nouveau.
— Et toi ? Tu t’es préparée pour venir ici ?
— Un peu, mens-je en me donnant un air faussement timide.
— T'inquiète, dit-elle l'air de vouloir me rassurer. On est tous là pour apprendre.
Quelqu’un approche de l’estrade et monte. C’est un homme d’âge moyen, une épaisse barbe légèrement grisonnante, cheveux bruns courts, regard perçant, il porte l’épée au côté, bottes, gants, gambison et tabard aux couleurs de l’Ordre : crème et rouge. Je plisse les yeux et mes poings se serrent. C’est un Grand Maître, je le reconnais à l’écusson en forme de dagues croisées sur sa tunique crème. Il se place au milieu de l’estrade suivi d'autres personnes. Eux ne portent pas d’arme visible et sont vêtus d'un pourpoint noir. Des instructeurs, je présume. Le Grand Maître impose le silence d'une voix de stentor.
— Bienvenue ! Bienvenue ! clame-t-il. Merci de venir si nombreux chaque année, nous apprécions l’intérêt et l’honneur que vous placez en notre Ordre.
Je me crispe à l'énonciation de ces paroles. Honneur. Ce mot semble tellement vide de sens dans sa bouche.
— Comme vous le savez, pendant cet enseignement vous attend évidemment une formation exigeante et rigoureuse aux différents arts de notre Ordre qui feront de vous des disciples de la Confrérie et des Assassins hors pair comme vos aînés… Si vous parvenez au bout de cette formation, bien sûr, ajoute-t-il avec un petit sourire en coin. Mais vous aurez aussi des épreuves tout au long du parcours, destinées à vous mesurer les uns aux autres, à éprouver votre valeur, votre force, votre agilité. Vous serez observés et notés par vos instructeurs ici présents.
Il désigne de la main le groupe sur l’estrade derrière lui.
— A cet instant, vous êtes des Postulants. Dans plusieurs semaines, vous serez soumis à une épreuve qui déterminera votre passage au statut d'Apprentis pour poursuivre la formation.
Il marque une pause.
— Comme vous devez le savoir, mais je le rappelle, il existe des règles au sein de ces murs. Nous connaissons votre fougue et votre ardeur à rejoindre nos rangs, alors sachez qu’il est interdit de tenter de tuer vos camarades pendant toute la durée de la formation. Ceux qui auraient l’audace d’enfreindre cette règle…
Il scrute l'assemblée de ses yeux acerbes.
— Eh bien, mieux vaut que vous ne sachiez jamais ce qu’il vous arriverait. Cette règle n’a qu’une seule exception : les épreuves à armes réelles.
Des murmures montent parmi la foule, à la fois de crainte et d’excitation.
— Bien, reprend-il. Vos instructeurs vont vous appeler et vous placer respectivement dans vos groupes de classe. Ensuite, vous serez conduits à vos dortoirs par vos responsables de groupe.
Il se recule et laisse place à l’un des instructeurs qui s’avance, un parchemin dans les mains. Une femme brune, les cheveux tirés en une courte tresse.
— Arwen Guermid, commence-t-elle à appeler. Nina Mercle. Arti Henman…
D’autres noms suivent. Chaque élève appelé s'avance au pied de l'estrade. Après une série de noms énumérés, elle relève la tête de sa liste.
— Groupe A. Section Sud. Dirigez-vous vers le Novice Dremmar.
Et elle indique la direction de l'aile Sud où un Novice se poste pour accueillir le groupe. Elle démarre une autre liste de noms qu'elle envoie également à l'aile Sud. Puis une troisième avant d'envoyer le prochain groupe à l'aile Est. Les noms et les têtes continuent de défiler. Puis mon nom et celui de Lucie sont appelés.
— Groupe B. Section Ouest. Novice Trev.
Nous sommes dans le même groupe. Parfait.
Nous nous dirigeons donc vers l'aile Ouest.