Lorsque le dernier groupe est appelé, nous nous mettons en marche à la suite de notre responsable qui nous emmène à l'intérieur de l'aile. Nous remontons le couloir extérieur et entrons dans une pièce menant à une autre galerie. Nous traversons plusieurs espaces avant d’atteindre un large escalier que nous gravissons. Tout ici est épuré. Pas de décoration, très peu de mobilier réduit à l’essentiel, seules quelques bannières de l’Ordre rappellent où nous nous trouvons. L'architecture romane de ce lieu est rigide et austère. Il y a peu d'ouvertures sur l'extérieur. Les pièces sont sombres, éclairées par des torches fixées aux murs. Nous sommes tout de suite plongés dans l'ambiance obscure et feutrée du monde du meurtre. Le Novice nous conduit dans la deuxième partie des dortoirs de l’aile Ouest.
— Voici vos chambres, dit-il.
C'est un jeune homme d'allure ordinaire, cheveux courts et visage amical.
— Choisissez votre camarade de chambre, mais attention ! Pas de chambre mixte !
Et il nous jette un regard de mise en garde.
— Dans chacune de vos chambres vous trouverez votre emploi du temps avec vos horaires de cours et les salles correspondantes. Pas d'inquiétude, les premiers jours je vous guiderai. Mais pour ça, ne soyez pas en retard !
Tout le monde hoche la tête.
— Ce pignouf se prend un peu trop au sérieux, si tu veux mon avis, murmure ironiquement un Postulant derrière moi.
Je tourne discrètement la tête vers lui. Un type blond ostensiblement arrogant, la mâchoire carrée, épaules larges et un sourire narquois sur le visage. Son regard croise le mien et il lève un sourcil en me toisant. Je me retourne, inutile d'attirer l'attention.
— Installez-vous dans vos chambres. Prenez le temps de prendre vos marques. Les cours ne commencent que demain. Je vous retrouve au rez-de-chaussée dans la salle de restauration pour le dîner.
Il s'éclipse et déjà tous les gens de mon groupe s'activent pour investir les chambres et composer des binômes. Lucie se tourne vers moi.
— Camarade de chambrée ?
— Avec plaisir !
Je désigne une chambre qui n'a pas encore été prise d’assaut et nous nous y installons. La pièce est assez petite et, comme le reste de l’édifice, très sobre. Elle est munie d'une fenêtre avec rideaux. Nous avons chacune un lit une place, un petit bureau et une armoire. Je dépose mon sac sur le premier lit et range mes affaires dans l'armoire. Lucie m’imite.
— Qu’est-ce qui t'a amenée ici, Lucie ?
— Le goût de l'aventure je crois !
— Vraiment ? je m'étonne.
La plupart des élèves qui rejoignent la formation sont des enfants légitimes ou illégitimes d'Assassins. Ces derniers étant souvent plus nombreux. Ce sont les plus redoutables car habituellement formés et formatés à ces pratiques dès leur plus jeune âge. Comme moi. Après cela, viennent les enfants sans attache, sans famille. Abandonnés ou orphelins. Ceux-là sont prisés par l'Ordre car ne présentent aucun attachement émotionnel, sont malléables et plus facilement soumis à la loyauté. La Confrérie devient leur seule et unique famille. Enfin, viennent les enfants de familles ordinaires. Ceux-là ont grandi en entendant parler des Assassins et de leurs talents, nourrissant leur imaginaire et leur admiration pour une chimère. Beaucoup déchantent car ne sont pas préparés psychologiquement à ce qui les attend. Lucie fait partie de cette dernière catégorie.
— Et toi ?
— Moi ? Le besoin de donner un sens à ma vie. De trouver un foyer, une raison.
— Ah… orpheline ? en déduit-elle.
J’acquiesce. Elle compatit silencieusement.
Une fois installés, nous descendons au réfectoire. C’est une grande salle où sont disposés de longs bancs et tables de monastères, déjà occupés par de nombreux élèves en train de se repaître. De grands vitraux éclairent la salle et l’âtre d’une énorme cheminée s'ouvre à l’autre extrémité de la pièce. Au-dessus de celle-ci sont gravés les trois préceptes du crédo de la Confrérie.
Ta lame ne versera pas le sang d'un innocent.
Montre-toi, mais reste invisible.
Jamais tu ne mettras la Fraternité en danger.
Je frissonne à leur lecture car je sais ce crédo corrompu.
Nous nous servons sur les présentoirs et essayons de rejoindre notre groupe. Pas évident quand on n'a pas encore eu le temps de mémoriser chaque visage. Mais j'en reconnais déjà certains. Ils sont d'ailleurs assis à la même table que le Novice Trev. Nous nous installons alors à leurs côtés avec nos écuelles.
— Ça fait du bien ! chante Lucie à côté de moi, la bouche pleine. J'avais une de ces faims !
— T'étouffe pas, ma belle, lance un jeune homme en face d'elle. Ça serait dommage avant de commencer la formation.
J’arque un sourcil, amusée.
— T'aimerais bien, hein ! rétorque-t-elle. De peur que je te mette une raclée aux épreuves des Postulants !
Le jeune homme s'esclaffe. C’est un garçon blond frisé, de taille moyenne et mince.
— Alors là, ma vieille, j’aimerais bien voir ça !
— Ah, intéressant ! On est passé de ma belle à ma vieille. Serait-ce un soupçon de trouille que je perçois ?
Piqué au vif le jeune homme se redresse sur sa chaise, cherchant une réplique. Je vois Lucie s’amuser du malaise du garçon devant sa parfaite contenance.
— Pas du tout ! se défausse-t-il.
Elle lève les sourcils. Il se tortille.
— Allez, arrête les frais, Enzo ! lui balance un camarade près de lui. Tu commences à ramer.
Autour de nous les autres rient.
Enzo s’enfonce dans sa chaise d’un air renfrogné. Celui qui l’a interpellé s'adresse à nous en nous tendant la main.
— Sam Terryn.
Il a un visage sympathique. Il est plutôt beau garçon. Belle allure, les yeux bleus et les cheveux châtains négligés. Nous lui serrons la main chacune à notre tour en se présentant également.
— Alors, premières impressions ? nous demande-t-il.
— C’est excitant ! s’extasie Lucie.
— C’est… impressionnant, je réponds.
— Ouais, ça fait souvent ça.
Je penche la tête vers lui en le dévisageant.
— Mon frère est passé Disciple, précise-t-il en se grattant la tête. Du coup, tout ça c'est pas très nouveau pour moi. Je suis au courant de pas mal de choses et je connais pas mal de gens.
Intéressant. Je crois que j’ai trouvé mon second nouvel ami de la formation.
— Et quels tuyaux peux-tu déjà nous donner ? En qui peut-on avoir confiance ? Qui doit-on craindre ?
— Alors pour la confiance, vous m’avez moi ! s’exclame-t-il tout sourire en écartant les bras et bombant le torse, ce qui me fait sourire car je le crois volontiers. Pour ce qui est du reste, il faut se méfier de Tim Erson, Denis Amesk, Sorel Allem et Victor Samter.
Il désigne les quatre Postulants installés deux tables derrière nous. Je reconnais deux d’entre eux car ils font partie de notre groupe, dont celui qui a glissé une remarque désobligeante à l'encontre du Novice aux dortoirs.
— Je ne connais pas grand monde chez les Postulants, mais ceux-là je sais qu’il faut s’en méfier, ce sont des fils d'Assassins notoires. Ensuite chez les Novices, y en a pas mal. Là-bas par exemple, c’est le groupe des vicieux, comme j’aime les appeler.
Il désigne un groupe composé de cinq garçons et une fille.
— Des vrais malades. L’an dernier, ils ont tué pas loin de la moitié de leur section lors des épreuves pour se hisser en tête de liste.
Je vois Lucie grimacer à ces mots. Oui, la formation et ses élèves sont impitoyables.
— Ensuite, y a quelques personnes par-ci par-là qu’il vaut mieux ne pas côtoyer parce qu’ils sont soit dangereux, soit vicelards. Ils vont fouiller dans votre personnalité, vos relations pour trouver le moindre truc compromettant sur vous et s’en servir pour vous manipuler.
Il fait une tête de dégoût sur ces mots.
— Et enfin, les Disciples. Eux, c’est à éviter autant que possible. De toute façon, ils ne chercheront pas à vous côtoyer. Mais par-dessus tout, c’est Renan Braden et sa bande qu’il faut éviter comme la peste.
— Renan Braden ! s'esclaffe Lucie à deux doigts de s’étouffer.
Enzo devant elle, esquisse un sourire, probablement réjoui de voir son présage s'exaucer. Elle se tourne vers moi en écartant ses longues tresses rousses de son épaule pour m’expliquer.
— J’ai entendu parler de lui, dit-elle. Paraît que c’est le meilleur de sa promo et le plus prometteur de toutes depuis un quart de siècle.
Sam hoche la tête.
— Ce gars est redoutable, dit-il. Mon frère l’a affronté plusieurs fois en duel et n’a jamais réussi à le battre. Personne n’a jamais réussi ! Il a même failli y laisser sa peau ! rajoute-t-il d’un air effrayé. Ce gars est une machine à tuer !
— Et en plus de ça, il est ultra canon, précise Lucie le sourire aux lèvres. Toutes les filles le veulent dans leur lit !
Je me serais bien passé de ce détail, merci Lucie. Sam rit.
— Ouais enfin, je sais pas trop ce qu’elles y gagneraient, observe-t-il. Pas sûr qu’elles seraient encore en vie au réveil…
Tout le monde rit à son tour.
Nous quittons le réfectoire pour regagner nos chambres. Tout le monde commence à ressentir la fatigue de l’excitation de la journée, et celle de demain promet d’être intense avec la suite de cours qui nous attend.