« Encore une attaque au sein d’une usine gouvernementale de la zone 4, il semblerait que les autorités sur place soient parvenues à intercepter les rebelles. Le président a, encore une fois, montré son engagement à stopper toutes attaques terroristes qui, une fois de plus, tentent de nuire à notre belle Cité. »
Dans le train qui menait à la banlieue, en périphérie de la ville, des hommes et des femmes à la mine fatiguée et déconfite se laissaient bercer par les mouvements réguliers du wagon. Parmi eux, assis près de la fenêtre, un jeune homme qui venait tout juste d’atteindre la majorité referma son livre abîmé par les années d’utilisation quand il entendit l’annonce à la radio.
“Encore un attentat... C’est le deuxième cette semaine.“
La nuit avait été plutôt agitée pour les habitants du secteur 4. L'explosion, bien que contenue à une zone éloignée des constructions civiles, s'était sûrement faite ressentir dans chaque maison, et Nikolaï n'avait pas échappé à un réveil en sursaut, ni à l'envie de sortir voir ce qu'il s'était passé.
Le jeune garçon promena son regard parmi ses compagnons de transport. L’un d’eux dormait paisiblement sur une des banquettes, sûrement un des rares moments où il pourra dormir dans un endroit chaud et sec.
“Belle cité... Le président ferait bien de passer dans ses banlieues pour voir le trop-plein de beauté qui s’y accumule !“
Nikolaï, habitant de banlieue de la zone 4. Comme toutes les personnes vivant dans cette zone, le jeune homme subvenait à ses besoins du mieux qu’il le pouvait grâce à sa mère et à l’argent que lui rapportait son travail le soir dans un restaurant du secteur 5. Depuis que le père de famille avait quitté la maison les deux pieds devant, la situation peinait à retrouver un semblant de stabilité. Sa famille n’arrivait déjà pas à joindre les deux bouts, et son inscription à une école de droit ne facilitait pas les choses. Les frais d’admission scandaleusement élevés tentaient de proscrire toute adhésion par quelqu'un qui se situerait à un niveau social moindre. Mais malgré son assurance à refuser la place qu’on lui avait proposée, sa mère s'opposa catégoriquement à ce qu’il arrêtât ses études avec le manque d’argent pour simple prétexte. Le directeur de l'école secondaire de la zone 4 avait joué des mains et des coudes pour que son dossier atteignît le bureau du recrutement. Les secteurs 1 et 2 n'avaient sûrement pas daigné relever ne serait-ce que son nom. L'université de la zone 3 s'était montrée moins regardante sur les origines, le chèque était là, c'était tout ce qui comptait.
« Tu feras quelque chose de ton existence ! » Lui répétait son père du temps où il le pouvait encore.
Comme si un pauvre de son rang pouvait faire quelque chose de sa vie ! Ici, seuls les riches parvenaient à s’en sortir convenablement et c'était un adolescent éreinté, mais néanmoins obstiné, qui rentrait chez lui tous les soirs, entamant ses devoirs dans le train et se préparant mentalement à prendre son service quelques heures plus tard.
Le train se stoppa et la porte latérale s’ouvrit sur un quai de pierre fissuré où Nikolaï descendit.
Aucun mur, pas même un abri pour meubler ce décor lugubre et froid de ciment et de ferraille dans lequel il avait grandi. Aussi dut-il courir pour éviter de finir trempé par l’averse qui n’en finissait pas.
À l’intersection de la rue qui menait chez lui, une silhouette qu’il connaissait bien se dessina, courant à travers le brouillard qui tombait silencieusement.
— Salut Niko, dit son ami le souffle court, désolé, j’avais complètement oublié que je devais te rejoindre...
— J’avais remarqué ! rétorqua le garçon en question avant de rire. Bon, on ferait mieux de se dépêcher d’aller voir Noah, le train était déjà suffisamment en retard.
Az, de son vrai nom Azazel Bryan Alexandre, était lui aussi né dans les bas-fonds de la zone 4. Bien que celui-ci fût d'une taille beaucoup plus imposante que son ami, Nikolaï était d'un an son aîné. La coupe en brosse indomptée d'Az ajoutait une touche rebelle à son air charmeur. Nikolaï, Noah et lui-même se connaissaient depuis toujours. Ensemble ils avaient vécus toutes les aventures qu’un enfant pût vivre. Ensemble, ils enduraient la misère d’une famille peinant à se maintenir à flot. Ensemble, ils avaient survécus à cette vie, et c’était ensemble aujourd’hui qu’ils poursuivaient leurs routes
— Il paraît que la Brigade Noire se balade dans le coin, annonça Az.
— Qu’est-ce qu’ils espèrent trouver ici ? Un regroupement illicite de cafards ?
Az eut un petit rire.
— Mais tu ne trouves pas ça bizarre qu’ils se déplacent jusque chez nous ? Ça doit être super important ! J’aimerais bien savoir...
Une rafale de vent balaya la rue déserte et Nikolaï frissonna. La dernière fois que son ami avait voulu ‘‘savoir quelque chose’’, Noah et lui-même s’étaient retrouvés au poste pour harcèlement. Autant dire qu’il ne tenait pas à renouveler l’expérience ! D'autant plus que la Brigade Noire représentait le corps armé le plus performant des secteurs, et puisque la Cité contrôlait tout ce qu'il se passait en son sein et à l'extérieur, autant dire de toute l'Enceinte !
Les deux amis bifurquèrent à l'angle d'une rue où un boutiquier fermait pour la soirée. Les maisons respectives des trois garçons se situaient à quelques rues les unes des autres. Une fois qu’ils furent enfin arrivés chez Noah, les deux amis s’arrêtèrent net quand ils virent trois hommes vêtus d’une longue blouse noire sortir de chez leur ami. À leur torse brillait une broche argentée représentant un serpent aux yeux rouges dont le corps était lascivement enroulé autour d’une épée.
— Qu’est-ce qu’ils foutent là eux ? demanda Az incrédule.
— Tu te demandais ce que faisait la Brigade Noire dans le coin ? Je sens qu’on va bientôt le savoir.
Ils coururent à la rencontre de la mère de leur ami qui suivait les trois hommes au-dehors, le regard inquiet. La pluie s'amenuisait et venait s'écraser sur les cheveux de la petite femme rondelette.
— Les garçons ! s’écria-t-elle en les voyant.
— Qu’est-ce qu’il se passe Miranda ? Demanda Az en foudroyant les policiers du regard.
Un reniflement dédaigneux lui fit comprendre que jouer les durs ne les intimiderait pas. Nikolaï craignit immédiatement les réactions de son ami et se demanda un instant s'il avait bien conscience des hommes qui se trouvaient face à eux.
— Ils cherchent Noah...
L’un des policiers, les cheveux blonds parfaitement coiffés tombant au niveau des épaules, s’approcha d’eux d’un air inquiétant, le regard perçant et la bouche étirée d’un sourire carnassier sur dents blanches. Az se tint de toute sa hauteur face à l'inconnu.
— Écoutez les enfants.
Il parlait d’une voix lente et mielleuse.
— Dites-nous simplement où se trouve Noah Châne et tout se passera sans encombre.
— Qu’est-ce que vous lui voulez ? demanda Az qui devait lever les yeux pour regarder son interlocuteur en face, ce qui avait le mérite d’être souligné.
— Ca ne te regarde pas petit, lui répondit-t-il froidement.
— Foutez lui la paix, on n’a pas besoin de vous ici, il y a déjà assez de merde comme ça !
Az s'emportait, ça n'était jamais bon signe... Une rixe avec un membre de la Brigade risquerait de tous les mettre dans une situation que personne n'envierait.
— Comment oses-tu, sale chien ! s’écria le second policier, la main glissant habilement sur le pommeau de sa matraque.
D'un unique signe de la main, l'officier blond, visiblement son supérieur, lui intima de se calmer.
— Allons les enfants, annonça-t-il de son air mielleusement insupportable. Vous ne voudriez pas finir dans une cellule pour refus d'obéissance tout de même ?
Az s'échauffait toujours plus, les poings serrés, son visage crispé se faisait témoin de sa colère. Il s'approcha de plus en plus du policier qui porta la main à son arme dans un petit rictus dédaigneux. Sentant la tension monter, Nikolaï s'écria :
— On ne sait pas où est Noah, on ne l’a pas vu aujourd’hui, déclara-t-il les mains levées en une vaine tentative d'apaisement.
Effectivement, il ne tenait pas à finir dans une de leurs cellules !
Un silence pesant enveloppa le groupe après cette agitation. Les dernières gouttes de pluie clapotaient en tombant tristement des gouttières et l'air froid du soir montait rapidement. Des nuages de fumée se matérialisaient déjà à chaque respiration à peine retenue. Quelques voisins méfiants observaient par leur fenêtre la scène qui se déroulait dehors. C'est alors qu'une voix bien connue rompit le lourd silence :
— Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ?
La mère de Noah retint son souffle, la main devant la bouche, risquant de peu d'annoncer tout haut le prénom de son enfant. Toute cette bienveillance ne suffit malheureusement pas. L'attitude de la femme face aux membres des forces de l'ordre ne les trompa guère et le soldat blond s'écria instantanément.
— Attrapez-le !
Mais avant qu'ils n'aient pu réagir, Nikolaï sentit une pression sur son poignet. C’était Az qui l’entraînait à toute allure vers Noah.
Son regard alla des hommes en blouse noire qui les suivaient à présent, passant par la mère de Noah qui les regardait partir d’un air horrifié, pour finir sur son ami lui-même, incrédule qui lui aussi se laissait entraîner de force par leur ami commun, qui lança à pleine voix :
— On se tire !
***
Nikolaï frappa la table de ses mains et regarda son ami dans les yeux.
— Tu peux nous dire ce qu’il se passe ?
— Parle moins fort Niko ! le supplia Noah.
Leur escapade les avait menés dans un petit pub dissimulé entre plusieurs maisons d'une rue secondaire. L'endroit paraissait peu recommandable pour qui n'était pas familier des lieux. Le gérant, qu’ils connaissaient bien, leur avait laissé une table tout au fond de la salle. Noah se donnait l'impression d'être un truand ou un de ces dealers caché ainsi à l'ombre d'un bar glauque.
— Je ne comprends pas, reprit Noah. Pourquoi ils me cherchent ? Je n’ai rien volé ou...
— Volé ?! le coupa Nikolaï en criant.
— Chut !
Il regarda les tables autour de la leur et s’aperçut que certains clients lançaient des regards inquisiteurs dans leur direction. Rapidement assis, il planta un regard dur dans celui de son ami.
— C’était la Brigade Noire Noah. Je doute qu’ils se déplacent pour une simple affaire de vol ! Est-ce que tu as fait quelque chose, n’importe quoi, qui pourrait expliquer le fait qu’ils te cherchaient toi ?
La Brigade Noire de la Cité était sans aucun doute la force armée la plus favorisée par le Président. Bénéficiant d'un entraînement lourd et intensif, le groupe n'était expédié sur place qu'en cas de force majeur ou de missions bien trop importantes pour être reléguées à de simples soldats inexpérimentés.
Noah ne répondit pas immédiatement. Ses yeux étaient rivés sur l’homme qui occupait la table en face de lui. Emmitouflé dans son grand manteau noir, le col lui cachait une partie du visage, ses cheveux bruns mi-longs s'occupant d'en noircir le reste. Le gérant ne semblait pas faire attention à ce client. Pourtant, il se dégageait de cet homme une atmosphère étrange qui déstabilisa Noah lorsque les yeux de l’inconnu se posèrent sur lui.
— Noah !
Nikolaï le fixait de cet air sérieux que ses amis lui connaissaient bien
— Noah, reprit Az dans un chuchotement. Est-ce qu’il y a quelque chose qu’on doit savoir ? Si tu as fait quoi que ce soit, même involontairement, tu peux nous le dire.
— Mais je ne sais pas ! S’emporta Noah en secouant la tête. Je ne sais pas...