LEV
— Petrucci a été catégorique sur ce point : c'est nous deux ou personne. Il veut savoir à qui il a affaire, il aime rencontrer les personnes avec qui il s'engage dans un négoce. Nous sommes partenaires et la signature de cette alliance te bénéficierait tout autant qu'à moi.
Tapi dans l'ombre comme à mon habitude, je m'obstine à ne pas croiser le regard condescendant de Gian. C'est la quatrième fois en cinq mois que nous nous rencontrons et, comme à chaque fois, mon envie de balancer mon poing dans sa gueule trop lisse me démange. Il parle trop, c'est indéniable, et lui me reproche d'être trop taciturne. S'il savait à quel point j'en ai rien à foutre.
Si ce n'était pas pour le business florissant que nous avons monté ensemble, cela ferait longtemps que je me serais fait un plaisir de rouer son visage de coups jusqu'à effacer ses traits trop distingués.
Je ne supporte pas cet homme. Je ne supporte pas son attitude arrogante, cette façon de crier silencieusement qu'il est au-dessus des autres, cette certitude que tout lui est dû et que rien ne peut l'atteindre. Je le trouve pitoyable avec son port de tête altier et ses vêtements cintrés parfaitement repassés qui me donnent envie de les froisser à coups de barres de métal.
Depuis ce jour où il est descendu dans les bas-fonds pour me rencontrer, une certaine animosité flotte entre nous. Une animosité contrôlée et réprimée pour le bon fonctionnement des affaires, mais une animosité tout de même. Une animosité qui m'avait presque poussé à l'abattre lorsqu'il s'était assis en face de moi pour la première fois. Mais il me fallait son putain de fric et sa putain de came pour détruire les derniers salauds qui osaient me défier. Et sur ce point, notre alliance s'est révélée fort utile.
— Oh le Russe, tu m'écoutes ? m'interpelle-t-il d'un ton méprisant.
Ses mots me font contracter la mâchoire et lorsque mon regard agacé croise le sien, j'y vois une lueur moqueuse à peine dissimulée. Je déteste quand il m'appelle comme ça. Et il le sait parfaitement.
— Il n'a jamais été question que je t'accompagne à tes putains de meetings, je réponds avec désinvolture.
Gian durcit son regard et je sens son aura d'alpha gonfler autour de lui. Si tu savais à quel point ça m'indiffère, connard.
— Il a toujours été question que tu sois mon partenaire et que tu m'assures le soutien de tes gars en cas de besoin. Là c'est le tien que je réclame. T'as réussi à t'imposer dans ton bidonville grâce à moi. J'attends que tu me retournes la pareille.
Il a pris la confiance. Je l'ai remarqué ces derniers temps : cet enculé a pris la confiance. Je me souviens encore de la lueur méfiante dans ses yeux la première fois que l'on s'est rencontré. Je me souviens très bien de la façon qu'il avait de marcher sur des œufs, d'essayer de me cerner sans se mettre en danger. Il me craignait. Mais maintenant, il semble avoir oublié à qui il s'adresse. Et ça commence à m'énerver.
Sans un mot, alors qu'il jette un coup d'œil derrière son épaule pour s'assurer que son gorille est toujours là, je me jette sur lui et le fais tomber au sol. Je vois ses yeux s'écarquiller de surprise, mais ne lui laisse pas le temps de réagir que je bloque l'un de ses bras contre son oreille, glisse l'intérieur de mon coude sous son aisselle et appuie fortement mon avant-bras contre sa gorge. De mon autre main, je dégaine le canif de mon vieux jean troué et plaque la lame contre sa joue.
Son gorille réagit instantanément, mais trois de mes gars l'empêchent d'approcher. Je me penche vers Gian et colle mes lèvres contre son oreille.
— T'as pas l'air de comprendre ta situation, connard, susurré-je avec dégoût. Ici t'es rien. T'as aucun ordre à donner. Si je veux, je peux lacérer ton beau visage et personne n'en aura rien à foutre. Alors fais gaffe à comment tu me parles.
A ma grande surprise, j'entends Gian ricaner.
— Petrucci va t'adorer, s'exclame-t-il d'une voix étranglée. Il adore se faire le cul de gamins rebelles comme toi.
Je lui adresse un sourire faussement amusé et resserre un peu plus l'étau de mon bras autour de sa gorge. Je vois son visage rougir et sa bouche s'entrouvrir désespérément pour chercher de l'air. Je meurs d'envie d'arracher ses yeux noirs qui, malgré son évidente posture de faiblesse, ne perdent pas leur lueur arrogante.
— Et que dira ton Petrucci si je lui envoie l'un de tes doigts en cadeau ? m'enquis-je en écrasant sa trachée.
— Il en sera certainement ravi.
Mon regard croise le sien et je retiens un rictus moqueur en voyant ses yeux rougir sous le manque d'oxygène. Pourtant, il ne se dégonfle pas et continue.
— Petrucci est la pire des ordures, mais il est riche. Et puissant. Avec son soutien... on pourra étendre le trafic sur une partie de son territoire.
Je l'observe grimacer sous la douleur que lui procure le fait de parler. Désormais, son visage est cramoisi et ses sourcils sont froncés à l'extrême. Il prend une inspiration laborieuse et continue.
— C'est juste... une putain de soirée... C'est tout... Après tu pourras rester... dans ton taudis... Bordel, lâche moi maintenant !
Je resserre ma prise quelques secondes pour le plaisir de le voir souffrir puis le relâche d'un coup. Il se met à tousser comme un forcené et je range mon canif dans ma poche avant de m'allumer une clope.
Je sais qu'il a raison et que l'assentiment de ce gars est crucial dans notre objectif de développement. Il est hors de question que je reste cantonné dans les bas-fonds toute ma vie. J'en ai ras-le-cul de pourrir ici et j'ai promis à mes gars une expansion que je compte bien assurer. Et s'il faut m'allier à ce genre d'enculé pour réussir, alors je le ferai. Ça fait des années que je vois mes frères crever sans personne pour les enterrer, des années que notre sang se mélange à la crasse et que notre peau s'enfonce dans nos os. Je suis prêt à tout pour que ça change. Même à côtoyer ces ordures qui ont tout fait pour nous enfermer dans ces quartiers sombres qui puent la mort et la violence.
Gian s'est remis debout et réajuste son nœud de cravate. J'ai envie de lui cracher à la gueule.
— Deux heures maximum, asséné-je d'un ton intransigeant.
Je tire sur ma clope et reprends mon air impassible tandis qu'il pose son regard sombre sur moi. Il n'a pas l'air ravi par les quelques mots que j'ai consentis à lui accorder, mais il sait qu'il n'aura rien d'autre. Il passe une main agacée dans ses cheveux bruns décoiffés par mon assaut et je vois une bague en argent briller à son index. L'assurance de cet imbécile le pousse à s'introduire dans les bas-fonds avec des objets de valeur ; un jour, il se fera tuer pour ça. Ce jour-là, j'ouvrirai la seule bouteille de vin qui sommeille dans ma planque.
— Deux heures et un relooking intégral, rétorque-t-il.
Je fronce les sourcils. Il hausse les siens. Son air est moqueur.
— Tu ne crois tout de même pas pouvoir pénétrer les hautes sphères de l'aristocratie italienne habillé comme un putain de paysan communiste ? raille-t-il en m'observant de haut en bas avec un rictus de dégoût.
Ou arracher ses dents une par une. Ouais, ça me plairait bien ça aussi.
Il me tend sa carte de visite comme un putain de ministre et enfonce ses mains dans ses poches d'un air assuré.
— Vendredi. Vingt heures. Ne sois pas en retard ou même le goulag te paraîtra être une partie de plaisir.
Je me contente de lui souffler la fumée de ma clope à la gueule. Ce connard ne sait pas de quoi il parle.
Je l'observe plier soigneusement son manteau sur son avant-bras avant de se diriger de sa ridicule démarche prétentieuse vers la sortie. La main sur la poignée crasseuse, il me lance un dernier regard dédaigneux par-dessus son épaule.
— Et coupe-moi ces putains de cheveux.