LEV
Assis nonchalamment sur le dos du gars que je viens de buter, je porte une clope à mes lèvres et l'allume d'un geste las. Le briquet manque de me glisser des mains tant le sang que j'ai fait couler a rendu ces dernières poisseuses. Je ramène mes cheveux en arrière et pose mon regard sur Gian qui, appuyé contre le mur près de la porte, fait tourner son flingue entre ses doigts d'un air ennuyé.
— On peut pas les rejoindre ? demandé-je en baillant.
Il tourne son regard vers moi et hausse un sourcil moqueur face à ma question. Juste à l'étage au-dessus, nos gars sont en train d'anéantir les derniers sbires de Petrucci et franchement, j'aurais bien planter la lame de mon couteau dans certains d'entre eux.
— Laisse-les s'amuser un peu, m'intime-t-il avec un petit sourire goguenard.
— Pourquoi je pourrais pas m'amuser, moi aussi ?
— T'as tué une dizaine de gars. T'en as pas eu assez ?
Je hausse les épaules. Je ne suis pas particulièrement sanguinaire, mais la haine que je ressens envers tout ce qui se rattache de près ou de loin à Petrucci crée de terribles pulsions meurtrières en moi.
Gian croise les bras sur sa poitrine et m'adresse un petit sourire en coin.
— Tu veux toujours pas me dire comment tu as tué cet enculé de Petrucci ?
Sa question m'amuse autant qu'elle m'agace. Cela fait un mois qu'il ne lâche pas l'affaire et ça commence à me gonfler.
— Je te l'ai dit : je l'ai suivi, j'ai attendu qu'il soit seul, mes gars se sont occupés des siens et j'ai planté mon couteau dans sa gorge en le regardant droit dans les yeux jusqu'à ce qu'il ait fini de vomir tout son sang pourri par terre, asséné-jé en tirant sur ma clope d'un air ennuyé.
Gian ricane.
— Tu aurais dû m'envoyer une vidéo.
— Tu étais vraiment la dernière personne à laquelle j'avais envie de penser, rétorqué-je en fixant longuement.
— Je te rappelle pour la énième fois que je n'avais pas le choix.
Je lui lance un regard menaçant, mais il ne se départit pas de son sourire narquois.
En dépit des combats au corps à corps qu'il a eu avec plusieurs des hommes de Petrucci, son apparence reste parfaitement lisse : sa chemise est à peine froissée, ses cheveux bien plaqués en arrière et sa barbe taillée au millimètre près n'a reçu aucune gerbe de sang. Tout le contraire de moi avec mes doigts ensanglantés, mes cheveux emmêlés et mon t-shirt déchiré.
Je l'ai observé se battre : il est méthodique et appliqué, chaque coup est mesuré et porté avec une redoutable précision. Il anticipe chaque mouvement de son adversaire et sait parfaitement se placer pour ne recevoir aucun coup. Il n'a pas cette folie furieuse qui m'envahit au combat, ce besoin de me jeter dans la masse et de donner autant que recevoir, de sentir l'odeur de la sueur et du sang, de m'enivrer de ce plaisir grisant d'entendre les os se briser, de voir la peur dans les yeux de mon adversaire, de me délecter de ses cris de souffrance.
Son attitude face au combat est d'une froideur rationnelle quand la mienne et d'une exaltation brûlante. Deux parfaits opposés qui pourtant se complètent divinement bien. Du moins au travail. Parce qu'en dehors de ça, son attitude fière et arrogante, cette façon qu'il a de toujours me regarder avec une lueur railleuse dans les yeux, tout cela m'horripile au plus haut point. Surtout lorsqu'il aborde le sujet de cette nuit chez Petrucci.
— Et tu ne veux toujours pas me parler de ta nature profonde ? insiste-t-il en plissant les yeux d'un air inquisiteur. Tu es têtu et ambitieux comme un alpha, intelligent et impassible comme un bêta et prudent et passionné comme un oméga.
J'attrape une bouteille qui traîne par terre et lui lance à la gueule. Il évite le projectile et éclate de rire.
— Je dois me préparer à d'autres scènes du genre ?
Son insistance me donne envie de racler sa tête contre le sol.
— Non, sifflé-je entre mes dents. Je ne rentre jamais en chaleur normalement.
— Et moi je suis insensible aux phéromones d'omégas.
Nous nous regardons quelques secondes puis un nouvel éclat de rire s'échappe de ses lèvres et je ne peux m'empêcher d'y répondre par un petit rictus amusé. Ce connard est vraiment intenable.
— Plus sérieusement ? reprend-il en retrouvant un air grave. On est associé, il faut qu'on sache un minimum de choses sur l'autre.
— Savoir que j'ai envie de te coller une balle entre les yeux depuis qu'on s'est rencontré pour la première fois ne te suffit pas ?
Il fait la moue et range son flingue dans la poche avant de son pantalon.
— Non. A moins que tu ne veuilles que je continue à t'appeler « le communiste » toute ta vie.
— Si je reste toute ma vie avec toi, c'est que j'ai échoué quelque part.
Il soupire et hausse les épaules, l'air de dire qu'il abandonne, puis s'appuie à nouveau contre le mur en détournant le regard. Le silence s'installe dans la pièce et je me mets à jouer avec les boutons de chemise du cadavre sous mes fesses. Finalement, je relève la tête.
— Je suis un oméga récessif, révélé-je avec flegme. Je me suis éveillé à quatorze ans.
Gian penche la tête sur le côté, pensif.
— C'est tard, commente-t-il.
— Ouais.
— Les phéromones d'alphas ne t'atteignent pas ?
— Non. Au mieux je les ignore et au pire elles me dégoûtent.
— Et les miennes ?
— A vomir.
Il sourit et s'apprête à rétorquer quand la porte de la pièce se fracasse contre le mur. Je saute sur mes pieds et Gian pointe son flingue en direction de l'intrus. Mais ce n'est que Dario, l'idiot du village. Déçu, je glisse mon couteau sous ma ceinture.
— La villa est nettoyée boss, annonce le caniche en redressant le menton d'un air fier.
Boss... Cette appellation me donne toujours envie de sourire méchamment. Mais elle convient visiblement parfaitement à l'autre connard qui hoche la tête et suit son petit chien hors de la pièce. Je leur emboîte le pas en plongeant mes mains dans mes poches.
Gian et moi laissons le gorille en bas des immenses escaliers en marbre et grimpons ces derniers en enjambant les quelques cadavres qui encombrent les marches. L'atmosphère est encore moite de sueur et de sang, et la violence des affrontements reste tangible dans l'air. J'en frissonne de contentement.
A l'étage, une immense pièce à vivre s'étend sur quasiment cent cinquante mètres carrés. Sur les beaux tapis blancs qui parsèment le sol, deux cadavres dépecés se vident de leurs entrailles et une affreuse odeur d'hémoglobine flotte autour de nous. Gian fronce le nez et repousse du bout du pied le bras qui lui barre le passage.
— Tes gars sont des sauvages, grogne t-il.
Je ne réponds pas et regarde autour de moi d'un air blasé. Ce genre de scènes n'est pas rare dans les bas-fonds et je ne vois pas ce qu'il y a de mal à s'acharner sur des ordures. La plupart des mecs qui travaillent pour moi sont des hommes abîmés par une vie de misère et de souffrance, des anciens enfants à qui on a volé l'innocence à peine étaient-ils venus au monde. La grande majorité reste hantée par des fantômes du passé tous plus ignobles les uns que les autres et je pense pouvoir compter sur les doigts d'une main ceux dont le cerveau est sorti à peu près indemne de ces épreuves. A vrai dire, je ne sais même pas si je me compterais dans le lot. Alors non, voir ce genre de gars laisser éclater leur fureur, leur rancœur et leur tentative désespérée de s'accrocher à une vie qui ne veut pas d'eux ne me choque pas. Bien au contraire.
Perdu dans mes pensées, j'ai à peine le temps de le voir du coin de l'œil qu'un homme se précipite vers moi, un immense couteau dans les mains. Tout aussi rapidement, une détonation retentit et l'inconnu s'effondre à mes pieds. Je me gratte la nuque d'un air ennuyé et me tourne vers Gian dont le flingue fumant tranche avec la blancheur de ses manchettes.
— J'aurais pu m'en charger, déclaré-je en retenant un bâillement.
Il range son flingue dans sa poche et m'adresse un sourire ironique.
— De rien partenaire.
J'enjambe le corps et rejoins Gian qui se dirige vers le balcon qui surplombe les jardins de la villa. Lorsque nous poussons la baie vitrée, un coup de vent glacial nous frappe de plein fouet. Pourtant, au lieu de grimacer, nous arborons tous deux la même expression de satisfaction béate, et je finis par fermer les yeux, appréciant l'air gelé qui s'infiltre sous mes vêtements et écorche ma peau. Mes cheveux poisseux virevoltent autour de mon visage et giflent mes joues pâles.
Je rouvre les yeux et la vue qui s'offre à moi accroît les battements de mon cœur. A nos pieds, c'est tout le centre ville qui se dévoile, vivant, bruyant, impudique. Ce connard de Petrucci avait une vue plongeante sur la vie quotidienne de ses sujets et rien ne pouvait lui échapper : ni les ruelles étroites encombrées par les étals des marchands, ni les maisons aux toits inclinés dont les fenêtres entrouvertes laissent s'échapper les cris des enfants, ni les bars dans lesquels se réunit toute la jeunesse fougueuse et révoltée d'Italie. Tout. Il voyait tout.
Cette sensation d'être au-dessus des autres et de pouvoir les surveiller sans qu'ils me voient est grisante. Je commence à réaliser l'ampleur de ce que nous venons de réaliser : en moins de quatre mois, nous avons renversé le clan Petrucci. Nous avons empiété sur son territoire et l'avons ravi. Cette villa nous appartient désormais. Ces gens à nos pieds nous appartiennent. Cette ville nous appartient.
Je crispe mes doigts sur la rambarde du balcon et me mords la lèvre pour retenir le sourire exalté qui menace de tordre ma bouche. Je tourne brièvement la tête vers Gian et surprends le même air d'extase hégémonique sur son visage. Lorsque nos regards se croisent, je suis persuadé que mes yeux doivent briller de la même lueur orgueilleuse que les siens. Je frissonne de plaisir.
Pour la première fois, alors que nous sommes accoudés sur ce balcon cerclé de feuilles d'or, le sourire arrogant de Gian me paraît bien moins insupportable. Parce que pour la première fois depuis que je le connais, il m'inclut dedans.
L'évidence de ce « nous » plus puissant que le monde s'impose à moi. « Nous » avons réussi. « Nous » avons détruit les ennemis qui ont tenté de nous anéantir quatre mois plus tôt. « Nous » sommes capables de tout, « nous » n'avons peur de rien. « Nous » sommes invincibles.
Dans ses yeux sombres tout comme dans ma poitrine, ce sentiment de suprématie gonfle inexorablement et mon cœur ne cesse de tambouriner dans mes oreilles. Plus rien ne nous arrêtera désormais.
Alors, en cette fin d'après-midi d'hiver, sous ce vent glacial qui emmêle nos cheveux et agresse notre peau, dans cette villa que nous avons acquise par notre opiniâtreté violente, nos lèvres s'unissent pour la première fois.
NDA : J'adore écrire les pdv de Lev... Je crois que je suis vraiment addict à ce genre de personnage taciturnes et désabusés, si j'en ai pas au moins un dans mes histoires c'est que quelque chose ne va pas !