Beltaine avait toujours été un de mes moments préférés de l’année. Je me sentais revivre après de longs mois d’hiver, à l’instar de la nature qui refleurissait de toutes parts. Dans les lumières que projetait l’immense feu, qui avait pris place au milieu du village, je distinguais les bourgeons de fleurs prêts à éclore. Les bulbes sauvages offraient déjà leurs plus belles fleurs après leur longue dormance. L’odeur des herbes fraîchement épanouies se mélangeait à celle du bois qui se consumait en brûlant les énergies néfastes. La fragrance de l’île changeait de composition.
  Je sentais à nouveau ses battements de cœur qui se mettaient à pulser dans ma poitrine. Son énergie renouvelée montait en moi. J’avais envie de me lever et de partir glaner les différents ingrédients qui constitueraient les préparations que je confectionnerai bientôt, mais le temps n’était pas encore venu. Ce soir, nous célébrions la vie.
  Les hommes comme la nature sentaient monter en eux la sève de leurs envies. Ce soir, il n’y avait pas de règles. Des couples s’étaient formés et s’embrassaient dans la pénombre quand d’autres attendaient que le désir les saisisse. Les corps se fondaient dans une danse millénaire sans autre volonté que de créer la vie et de bénir la terre. Elle célébrait la fertilité. Et parfois, l’île leur donnait un nouvel enfant. Il n’avait pas de parents, il en avait cent, il était le fruit de la terre et de l’amour. Il était élevé par chacun pour devenir à son tour un gardien.
…
  Swaney s’avança vers moi et vint prendre place à mes côtés en silence.
  — Ne vas-tu point prendre part aux festivités, mon frère ? demanda-t-il au bout d’un moment.
  La question était purement rhétorique, je le savais. Swaney était né de l’île le même jour que moi, il était mon jumeau céleste et me connaissait mieux que personne. Il savait que je n’avais jamais ressenti cet élan qui poussait un corps vers un autre, ce besoin de ne faire qu’un et de se perdre dans l’oubli de la jouissance.
  Je ne répondis pas et nous nous perdîmes dans la contemplation de Beathan et de Sorcha qui dansaient lascivement devant les flammes, les yeux brillants et les lèvres humides. Des fleurs de printemps décoraient leurs chevelures tressées et les voiles dont elles étaient drapées laissaient entrevoir leurs courbes voluptueuses. La danse de la vie commençait et elles nous appelaient de leurs corps. Le contraste de la peau noire de Beathan sur la carnation claire de Sorcha était du plus bel effet. Leurs mouvements étaient une invitation à les rejoindre. J’observai mon frère et vis que le spectacle lui plaisait, il se mordait la lèvre, indécis.
  — Vas-y, lui murmurais-je.
  Il se leva sans bruit et partit les rejoindre. Ses mains caressèrent la taille de l’une et ses lèvres se posèrent sur la bouche de l’autre. Je les observais sans envie, les étreintes de la nuit seraient oubliées au lever du jour. Il n’y avait pas de lois sur Beriya si ce n’était celles de vivre et de protéger le secret.
  Ainsi était Beltaine.
  Lors de cette nuit, la majorité de la communauté vivait ses envies et se perdait dans l’amour charnel. Les partenaires pouvaient être du même sexe, personne ne jugeait autrui. Il arrivait aussi que des couples se forment et soient fidèles l’un à l’autre jusqu’à leur dernier souffle. De leur union, aucun enfant ne naissait jamais, car seule l’île avait le pouvoir d’enfanter.
  Je me levai et croisai Keir qui buvait un verre à l’écart. Il me fit un signe de tête alors que je m’éloignai dans la nuit pour retrouver mon logis. Ses yeux étaient fixés sur Swaney. Demain, je me lèverai comme chacun et j’irai recueillir la première rosée que je partagerai aux habitants de l’île. Elle renforcerait nos pouvoirs comme le voulait la tradition, cependant, ce soir, je n’aspirai qu’à allonger mon corps et à me laisser aller au sommeil. Un poids pesait sur mon cœur. Beriya fêtait la renaissance de la vie, l’exact moment entre l’équinoxe du printemps et le solstice d’été, pourtant, pour la première fois, mon humeur n’était pas au diapason. Une angoisse sourde m’habitait, les paroles de Cyan résonnaient dans ma tête depuis la veille.
…
  Elle était venue me trouver pour obtenir des herbes dont elle avait besoin dans le rituel de purification des maisons qui accompagnait le passage à la nouvelle saison. Nous étions en train de bavarder pendant que j’étais en train de rassembler de la sauge dans un linge pour la lui donner quand ses yeux s’étaient révulsés, prémisse à une vision.
  Llyr, mon écureuil compagnon, avait sauté de mon épaule et était allé se cacher sous un meuble, effrayé par le changement de texture de l’air. Il s’était épaissi à la venue des anciens qui faisait de l’oracle leur porte-parole. La température avait chuté de quelques degrés et une brume glacée avait remplacé le souffle qui s’échappait de nos lèvres.
  — Quelqu’un vient, avait-elle murmuré avant de s’effondrer sur la table.
  Je m’étais précipité vers elle pour m’asseoir à ses côtés et caresser doucement ses cheveux. Cyan était la sorcière des augures de notre île, elle possédait le don de double vue. Elle pouvait pressentir les malheurs et les grandes joies sans être capable d’en déterminer le cheminement exact. Elspeth, sa chouette blanche, était entrée dans la pièce par la porte laissée ouverte et s’était posée non loin d’elle sur le plateau de la table.
Elle avait agité ses grandes ailes et s’était dirigée vers Cyan pour pousser sa main de son bec.
  Comme l’augure, Elspeth était une messagère. Par son geste, elle transmettait son énergie à sa maîtresse et lui enjoignait de revenir parmi le monde terrestre. J’avais vu les yeux noirs de l’augure se mettre à cligner lentement. La conscience venait de reprendre possession d’elle.
  Je m’étais levé discrètement, la laissant en communication avec son animal compagnon et j’avais préparé une tisane de mélisse qui adoucirait cette expérience qui était à chaque fois éreintante pour son organisme. Les brumes de son regard s’étaient enfin dispersées et ses yeux d’obsidienne s’étaient posés sur moi.
  J’avais posé la tasse fumante devant elle et avais attendu. Elle l’avait prise dans ses mains et y avait trempé les lèvres. Elspeth avait pris son envol, rassurée, et était allée se percher sur l’une des poutres de la pièce. Llyr avait pointé son museau hors de sa cachette et ne détectant aucun danger, il avait grimpé sur la table pour voler une noisette qu’il avait emportée dans sa tanière. Les animaux compagnons étaient nos guides, nous ne les choisissions pas, ils venaient à nous.
Ils s’incarnaient sous la forme qui correspondait à ce que nous étions au fond de nous. Ils étaient le reflet de nos âmes, de ses qualités, mais aussi de ses défauts. Llyr était apparu un jour de printemps pour ne plus jamais me quitter.
  Cyan avait reposé sa tasse et avait plongé son regard dans le mien. Il était rempli des silhouettes des anciens qui lui transmettaient des messages. Certains en avaient peur, moi, je trouvais cela fascinant. J’avais entendu les ailes d’Elspeth s’agiter furieusement sur son perchoir. Je n’y avais pas prêté attention.
  L’animal compagnon avait perçu les sentiments de sa maîtresse. Ceux que je savais qu’elle me portait, mais que je ne partageais pas. Ceux que refusait la chouette blanche qui avait compris que l’espoir de Cyan était sans retour. L’augure était mon ami et je ne nourrissais pas de sentiments romantiques à son égard. Je n’en avais jamais éprouvé pour quiconque et ne pensai pas en ressentir un jour.
  J’avais tourné brièvement la tête vers l’effraie des clochers et avais rencontré les deux perles noires de son regard perçant. Elle avait penché la tête sur le côté comme un avertissement. Llyr avait dû sentir une certaine tension, car il avait poussé un petit cri aigu et avait grimpé à son tour sur la poutre, gardien minuscule de mon être. J’avais laissé les deux animaux se toiser et avais reporté mon attention sur Cyan, qui observait leur manège, un léger sourire aux lèvres. Elle ne l’avait pas perdu quand elle avait posé les yeux sur moi.
  — Qu’as-tu vu ? avais-je demandé doucement
  — Les brumes s’ouvraient et des étrangers foulaient les rives de l’île.
  J’avais froncé les sourcils. Les brumes de l’île étaient impénétrables. Elle la cachait aux yeux du monde, infime bastion à l’abri de la folie humaine pour en protéger le dernier espoir. Je n’avais pas remis sa parole en doute. L’augure détenait la vérité.
  J’avais senti un frisson courir sur mon bras, faisant se dresser le fin duvet qui le recouvrait quand elle avait posé sa main sur moi. Un voile de tristesse était passé brièvement dans son regard quand elle avait énoncé :
  — Les choses changeront et toi aussi.
  J’avais écarquillé les yeux.
  — Je resterai celui que j’ai toujours été, Cyan. Rien ne me fera changer. Je suis Ewen de Beriya, je suis un gardien, avais-je répondu à voix basse.
  Elle s’était levée doucement après avoir repoussé le banc sur lequel elle était assise. Elspeth avait pris son envol et était venue se poser sur son épaule en me fixant de son regard de ténèbres, si identique à celui de sa maîtresse.Cyan affichait un sourire mélancolique. Elle avait levé la main pour la poser sur sa poitrine à l’endroit exact où battait son cœur.
  — Tu changeras ici et rien ne sera jamais plus pareil pour toi, pour nous tous.
  Ses paroles tournaient dans ma tête dans une valse sans fin. Le changement était immuable, la nature elle-même ne cessait de se transformer. La graine devenait une jeune pousse, puis une magnifique fleur qui donnait naissance à un fruit et le cycle continuait éternellement. La pluie et la neige remplaçaient le soleil jusqu’à revenir pour porter la vie. Beriya et ses habitants vivaient au rythme des saisons et étaient les témoins privilégiés du passage du temps. Ils en appréciaient chaque minute, chaque seconde dans cette mission qui leur était confiée.
Pourtant, je n’avais pu m’empêcher de ressentir une angoisse sourde, comme si les fondements même de notre existence allaient être ébranlés par sa prédiction.
  Je l’avais regardée partir après avoir récupéré le sachet que j’avais préparé à son intention. Elle avait eu un dernier regard pour moi.
Il était empli de regrets.