— Iain !
    Lachlan courait vers moi, son carcan tressautait dans son dos à chaque pas. Il était vide des flèches qui avaient transpercé nos ennemis. Son visage reflétait le soulagement de me savoir vivant dans ce chaos qu’était dorénavant Earwen.
    Rory lui emboitait le pas plus lentement, la tête baissée et les épaules voûtées. Ses yeux se portaient sur les cadavres qui jonchaient le sol, une lueur de détresse y flottait. Il n’avait jamais été fait pour la guerre et ne le serait jamais.
    Je détournai le regard pour le porter sur les colonnes de fumée qui s’élevaient des ruines de ce qui avait été nos habitations.
    De notre île, il ne restait rien. La mort avait comblé chaque espace libre.
    Je n’entendais que les gouttes de sang qui glissaient le long de la lame de ma claymore et qui se perdaient dans cette terre désormais maudite. Mes amis se portèrent à mes côtés, piliers inébranlables de ma vie d’homme et de guerrier.
    Le soleil se couchait à l’horizon et le ciel prenait une teinte rougeâtre qui se confondait avec celle du sang qui recouvrait le sol. De nos maisons ne restaient que des amas de pierres léchées par les dernières flammes d’un incendie dévastateur. L’envahisseur avait atteint nos terres que nous croyions protégées. Il avait détruit nos vies, massacré les nôtres dans une volonté d’asservissement. Le pays n’était que tumulte face à ce roi despotique qui ne pensait qu’à la gloire de ses conquêtes, même si cela signifiait éradiquer un peuple. Nous n’étions que des formes de plomb sans visage couchées sur une carte.
    Je serrai les poings sur la garde de la dague que je portais à la ceinture, j’en sentis ses reliefs s’imprimer dans ma paume.
    — Et maintenant, que faisons-nous ? demanda Lachlan en s’approchant de Rory, dont on ne percevait pas le visage.
    Il était caché par la cape qu’il avait plaquée contre son nez dans l’espoir d’échapper aux odeurs du charnier qui s’étalait sous nos yeux. Je jetai un dernier coup d’œil sur ce qui avait été ma vie.
    L’image de mes souvenirs se superposant sur celle de la désolation. Je me rappelai mon enfance sans parents, grandissant auprès de mes amis qui étaient devenus mes frères.
    J’eus une pensée pour celui qui nous avait élevés comme si nous étions de son sang. Je remerciai le ciel que Dieu l’ait rappelé à lui avant qu’il ne puisse assister à la chute de ce qui avait été son paradis.
    Nous, les trois orphelins qui avaient grandi sur cette île, mais qui n’avaient su la défendre. Elle nous avait tout donné et nous n’avions pu lui rendre sa bienveillance.
    — Nous partons, répondis-je simplement.
    Il n’y avait plus rien à faire ici, la petite communauté qui avait été la nôtre avait rendu son dernier souffle sous la lame ennemie. Les rares maisons avaient été brûlées et ceux qui n’avaient pas pu fuir avaient péri.
Je ne ressentais aucune satisfaction à avoir tué ces hommes qui avaient voulu nous arracher notre terre. À chaque fois que ma lame pénétrait leurs corps, un ami tombait.
    Nous étions les derniers, spectateurs de l’impossible. Le combat était fini, car il n’y avait plus rien, cependant, il continuait ailleurs.
Nous devions empêcher qu’un tel massacre se reproduise, nous devions faire tomber le joug de ce roi tyrannique. Nous devions nous battre.
    Mes amis hochèrent la tête et nous nous retournâmes d’un seul mouvement vers la côte, laissant les flammes purifier la terre en espérant la voir renaître un jour de nouveau. Nous ne pouvions rester pleurer nos morts et laisser la dévastation remplacer ce royaume qui jadis avait connu la paix. Nous devions rallier les chefs des autres clans et nous battre même si cela signifiait y perdre la vie.
Je n’avais plus de larmes si ce n’étaient celles du sang qui coulaient dans mes veines.
    Mon nom est Iain du clan d’Earwen.
    Je suis un guerrier et je jure de me battre jusqu’à mon dernier souffle au nom de la liberté.
…
    Nous avions embarqué au lever du jour dans l’un des bateaux qu’avaient utilisés les envahisseurs pour nous accoster. Il gisait sur le flanc, abandonné. Nous l’avions poussé dans les vagues, ne prenant avec nous que les effets que nous portions. Le reste avait été détruit.
    Nous voulions atteindre le continent afin de rallier des survivants, s’il y en avait, pour ensuite aller se battre.
Il n’y avait pas de plan, nous n’étions guidés que par la rage qui nous habitait. Nous nous laissions porter par les courants qui circulaient entre les terres de l’archipel. Ceux que nous utilisions quand nous nous réunissions lors d’une fête ou encore d’un mariage.
    Mon peuple s’était installé dans ce chapelet d’îles des siècles auparavant. Chaque clan y avait créé sa propre histoire. Elles étaient faiblement peuplées, cependant, elles vivaient en paix avec leurs voisins avec qui ils interagissaient au gré des saisons et des unions.
    Nous allions rarement sur le continent qui grouillait d’une agitation malsaine. Les rois s’y succédaient dans une course aux pouvoirs, tout n’était qu’intrigue. Nous n’avions pas prêté allégeance. Nous souhaitions conserver notre indépendance, alors ils étaient venus nous attaquer dans nos cœurs, dans nos chairs, nous n’avions plus d’autres choix que de rentrer en guerre.
    Je fermai les yeux et m’appuyai contre la coque, me laissant bercer par les flots. Lachlan s’était endormi à même le pont. Rory s’était enroulé dans sa cape pour lutter contre le froid humide qui transperçait nos os. Il ne parlait pas, il ne parlait plus. Je le connaissais assez pour savoir que son regard n’était pas porté vers l’horizon. Seules les dernières images de notre foyer brûlaient ses rétines.
    Je dus m’endormir sans m’en rendre compte, le roulis me réveilla.
Du ciel azur, il ne restait rien. Le soleil avait disparu et plus aucun repère ne nous permettait de nous diriger dans le brouillard qui avait recouvert la mer. Le vent s’était levé et faisait claquer nos capes en un bruit sec.
    Les premières gouttes commencèrent à tomber au moment où je réveillai mes amis. Le bateau était chahuté de droite à gauche, me rendant légèrement nauséeux. Je n’avais rien d’un marin, j’étais un guerrier.
De ceux qui protègent les leurs, cependant j’avais échoué.
Le roulis augmenta et les vagues se creusèrent, nous projetant d’un bout à l’autre de l’embarcation. Je saisis des cordes et les enroulai autour de nos tailles pour ensuite les attacher au mât. Les voiles se déchirèrent sous les assauts de la houle et je crus notre dernière heure arrivée.
Il ne faisait ni nuit ni jour, le ciel était d’encre et les éclairs le zébraient de part en part.
    Je ne sus pas combien de temps cela dura. Le ciel déversait sa colère sur nous comme s’il se mettait au diapason de nos émotions, à moins qu’il ait voulu nous punir.
    Je sentis la peau de ma paume s’arracher par lambeaux, cependant, je ne lâchai pas la corde, ultime lien tangible entre mes doigts.
    Je jetai un coup d’œil à mes compagnons d’infortune. Lachlan croisa mon regard, j’y vis la peur. La même qui dansait peut-être dans mes yeux.
    Rory s’était replié sur lui-même, les bras autour des genoux. Ses lèvres remuaient doucement, il priait.
    La tempête dura des heures, probablement des jours. Le sel brûlait ma peau et craquelait mes lèvres. Chaque fibre de mon être ballotté par les flots me faisait souffrir. Je crois que, pendant un instant, j’aurais souhaité que tout s’arrête, que les eaux tumultueuses s’ouvrent et nous engloutissent à jamais pour faire cesser ce supplice.
    Les cieux m’entendirent et le bois du mat explosa. La coque se fracassa contre un rocher, nous projetant dans les flots glacés. Je sentis la corde m’entraîner vers le fond et, dans un dernier sursaut de volonté, j’attrapai le couteau à ma ceinture pour m’en libérer. Je remontai à la surface et pris une inspiration, mais déjà les vagues m’engloutissaient à nouveau.
    L’eau salée me brûlait les yeux, emplissait ma bouche. Je me noyais. Je me débattis en vain contre cette nature qui avait décidé de me rappeler à elle.
    Me punissait-elle de n’avoir pu les sauver ?
    Ce fut ma dernière pensée consciente avant que quelque chose ne vienne heurter ma tempe. Je me sentis partir comme si je cédais à un sommeil trop longtemps repoussé. Mon corps se détendit et se mit à couler. Mes membres ne m’obéissaient plus.
    Je levai la tête une dernière fois et sous les masses d’eau qui me recouvraient, je distinguai une lueur, puis les abîmes m’engloutirent.
…
    J’étais allongé sur une surface douce et froide. J’entendais le ressac des vagues dans mon dos, elle venait lécher mes jambes et me tirait des frissons. J’essayai difficilement d’ouvrir les yeux, mais y renonçai tant ils me brûlaient. Mes membres me refusaient le moindre mouvement. J’étais sorti de l’enfer, néanmoins je ne savais pas où j’étais.
    Allais-je mourir ainsi ?
    J’eus une pensée pour mes frères.
    Avaient-ils péri ?
    Un sanglot se coinça dans ma poitrine. J’aurais voulu pleurer, cependant, mon corps affaibli ne me l’autorisa pas. Je crus entendre le bruit de quelque chose qui tombait au sol, puis une odeur de menthe vint chatouiller mon odorat.
    Une caresse chaude sur ma joue.
    Une larme s’échappa.
    La mort me sembla douce.