L’intérieur de la demeure était aussi lugubre et inquiétant que ses jardins. Nyla suivait le valet à travers un vaste hall tapissé de vieux portraits. Les visages sinistres qui étaient emprisonnés dans les cadres semblaient garder les yeux fixés sur elle. Cette maison était noire, silencieuse, immense. Elle s’y sentait vulnérable et minuscule.
Ils s’arrêtèrent devant une porte ornée de gravures qui représentaient des branches noueuses et entrelacées. Elles rappelèrent à Nyla les armoiries qui figuraient sur le réticule et sur la voiture. Elle se répéta qu’elle aurait dû se contenter de l’or qu’elle était parvenue à voler ce matin, mais elle n’arrivait plus vraiment à s’en convaincre. Même maintenant qu’elle se trouvait dans cette effrayante maison, une petite part d’elle ressentait toujours le besoin inexplicable de revoir cette femme et son fils.
Le domestique frappa trois coups secs puis poussa la porte sans attendre de réponse.
— Voulez-vous que je la fasse entrer, Madame ?
— Oui, merci, Elwin.
Sa voix était à la fois douce et impérieuse. Le valet s’écarta pour laisser passer Nyla avant de refermer derrière elle.
Le salon était aussi sombre que le hall. De lourds rideaux de velours étaient tirés, obstruant toute vue vers l'extérieur. Les chandelles posées sur les meubles étaient la seule source de lumière.
Installée sur le sofa, drapée dans une robe de soie pourpre aux reflets irisés, la dame affichait une beauté hautaine et froide. De longues boucles auburn tombaient sur ses épaules. Son fils se tenait en retrait, appuyé nonchalamment contre le mur près d'une fenêtre. Son regard bleu et tranchant glissa brièvement sur Nyla avant de se détourner vers la vitre.
— Je savais que l’on se reverrait, déclara sa mère.
Elle adressa un geste gracieux à Nyla pour l’inviter à s’asseoir, mais la fillette ne bougea pas d’un pouce. Ses yeux dorés, vifs et insoumis, restaient rivés sur son hôtesse.
Que lui voulait-elle ? Pourquoi l’avait-elle fait venir ici ?
Quelque chose s’agitait dans sa poitrine. La curiosité, l’espoir, la peur ? Nyla n’en avait pas la moindre idée.
— Je m’appelle Ismène de Nyr, se présenta la femme. Et voici mon fils, Drystan.
À la mention de son prénom, il daigna lui accorder un autre regard. Distant, presque méprisant, il la traversa comme si elle était un insecte à peine digne de son attention. Il la fixait sans ciller, avec toute l’arrogance dont il semblait capable. Nyla sentit un picotement désagréable lui parcourir la nuque, une chaleur envahissante qui lui brûlait la gorge. Elle redressa le menton, tenta de contenir son irritation, mais une flamme se logea dans son ventre.
— Qu’est-ce que vous voulez ? jeta-t-elle sur un ton brusque. Je refuse de devenir votre domestique.
Ismène de Nyr laissa échapper un rire, clair, cristallin, qui emplit toute la pièce.
— Non, tu vaux plus que cela, n’est-ce pas ?
Nyla fronça les sourcils, déstabilisée.
— Tu prends ce dont tu as besoin, tu ne le réclames pas, poursuivit Ismène. Tu n’attends pas sagement que la vie t’accorde ses faveurs, tu la bouscules, tu la défies.
Elle esquissa un sourire avant d’ajouter :
— En me dérobant ce réticule, tu nous a attirés à toi, Drystan et moi. Et en dépensant imprudemment ces écus, tu espérais que nous finirions par te retrouver…
Le garçon laissa échapper un soupir à peine audible.
Nyla se sentait étourdie, désorientée. C’était vrai. Tout ce qu’elle avait fait aujourd’hui l’avait menée à ce moment précis. Elle l’avait peut-être fait inconsciemment, sans comprendre pourquoi, sans être certaine de ce qu’elle cherchait réellement, mais cette femme, elle, semblait tout savoir. Elle détenait la réponse.
— Qu’est-ce que vous voulez ? répéta-t-elle avec plus de fermeté cette fois.
— Toi, déclara Ismène avec tranquillité. La voleuse, l’enfant des rues. Nous t’offrons une vie meilleure en échange de ce que tu es. Tu as de la valeur à nos yeux.
Nyla déglutit.
Une vie meilleure ?
Les mots tournaient dans sa tête. Terrifiants. Séducteurs.
Dans sa poitrine, son cœur cognait vite, trop vite. Elle avait envie d’y croire, mais une part d'elle-même refusait de baisser sa garde. Après tout, elle n’avait jamais rien obtenu sans effort, elle devait se battre pour chaque petite miette que la vie voulait bien lui donner. Elle ne connaissait que la survie. Rien n’était facile, rien n’était gratuit, et cette proposition… Elle semblait bien trop belle, bien trop à propos.
— Comment t’appelles-tu ? l’interrogea Ismène comme elle restait silencieuse.
Un moment d’hésitation passa dans les yeux dorés de la fillette. Lorsqu’elle finit par répondre, sa voix n’était qu’un murmure :
— Nyla…
— Nyla, répéta Ismène avec douceur. As-tu déjà pensé que tu méritais mieux ? Qu’à chaque pièce volée, tu ne faisais que reprendre ton dû ? Que tout ce qui brille dans ce monde appartient autant à toi qu’à eux, qu’à nous ?
Un frisson remonta le long du dos de Nyla. Dans la bouche d’une dame aussi raffinée, ces paroles semblaient saugrenues, irréelles. Pourtant, elles étaient d’une justesse troublante. Elles résumaient toutes les pensées qu’elle ressassait seule dans le noir avant de s’endormir, blottie dans l’obscurité des taudis.
Lentement, dans un bruissement de soie, Ismène de Nyr quitta le sofa où elle était assise. Elle s’approcha d’elle. Ses pas étaient légers et silencieux. Quand elle ne fut plus qu’à quelques centimètres d’elle, Nyla sentit son parfum l’envelopper. Lourds, envoûtants, les effluves lui donnaient presque le vertige. Ismène tendit la main vers elle et effleura sa joue du bout des doigts, avec une telle délicatesse que Nyla retint son souffle. Puis, elle laissa glisser une mèche de ses cheveux entre ses doigts fins. La petite fille était pétrifiée, fascinée par le contraste entre la peau de porcelaine d’Ismène et sa longue tignasse brune, sale et emmêlée.
— Reste avec nous, Nyla, aide mon fils à reprendre ce qu’on lui a injustement volé et nous te donnerons tout ce dont tu as toujours rêvé. Tu vivras enfin dans le monde auquel tu appartiens.
Ismène tourna la tête et contempla Drystan avec tendresse. Il n’avait pas bougé de sa place près de la fenêtre. Nyla l’examina plus attentivement.
Sa silhouette, longue et élancée, ses cheveux sombres, son regard de glace…
Oui, il avait tout d’un prince, peut-être même du véritable héritier de Valéria.
Mais, pouvait-elle vraiment les croire ? Ils lui proposaient une autre vie, seulement à quel prix ? Ce qu’ils voulaient d’elle, était-elle prête à le leur donner ? Ils convoitaient son talent, celui qui lui avait permis de survivre jusqu’à ce soir…
Puis Nyla se rappela qu’elle n’avait rien à perdre, rien à chérir.
Aucune raison d’avoir peur.
— Qu’est-ce que je devrai voler ? demanda-t-elle finalement.
Ismène sourit.
— Tu le sauras en temps voulu, chère enfant…
Un bruit lointain rompit soudain l’atmosphère feutrée du salon. D’abord indistinct, il devint rapidement de plus en plus clair. Le martèlement des chevaux, le grondement des roues qui crissaient sur les graviers de la cour. Nyla cligna des yeux et pivota vers la fenêtre, là où Drystan était déjà penché contre la vitre.
— Mère… prononça-t-il d’une voix tendue.
Il n’eut pas besoin d’en dire plus. Ismène se raidit. Un frémissement imperceptible traversa ses traits, mais elle recomposa aussitôt son masque impassible et serein.
— Elwyn, appela-t-elle.
Le valet entra immédiatement. À croire que, pendant tout ce temps, il était resté posté derrière la porte.
— Emmenez cette enfant à l’étage, ordonna-t-elle.
Elwyn s’inclina avant de se tourner vers Nyla. Sans un mot, il lui fit signe de le suivre. Elle hésita. Son cœur battait à un rythme désordonné. Une tension insoutenable flottait dans la pièce. Elle la sentait partout autour d’elle, mais plus particulièrement à travers Drystan. Il restait là, figé devant les tentures pourpres, les yeux baissés, les mains et les épaules secouées par de légers tremblements.
Qui était ce visiteur ?
Le regard de Nyla oscillait entre l’adolescent et sa mère, si tranquille. Celle-ci lui adressa un mouvement de tête encourageant.
— Tout ira bien, Nyla.
Elle finit par emboîter le pas au valet. Ses pieds, ses jambes, tout son corps, lui semblaient soudain si lourds. Elle se sentait encore engourdie par les événements, par la sensation étrange qu’elle venait de franchir un seuil invisible, un point de non-retour. Juste avant de quitter le salon, elle se retourna une dernière fois. Drystan releva la tête à ce moment précis et son regard accrocha le sien.
Ce qu’elle y vit lui coupa le souffle.
Quelque chose de fragile, quelque chose de brisé. Quelque chose qu’elle ne pouvait nommer, mais qui remuait les milliers d’éclats dont était composé son propre cœur. Cette fêlure, Nyla la portait elle aussi. Et alors qu’il détourna les yeux, alors qu’elle passa la porte, elle comprit.
Elle venait de voir le vrai Drystan. Celui qui se cachait derrière cette façade de force et d’arrogance. Et pour ce garçon-là, pour ce garçon qui lui ressemblait tant… Elle pourrait voler n’importe quoi.