Le regard de la petite voleuse s’était attardé dans le sien pendant un instant de trop. Le cœur de Drystan battait une cadence chaotique et désordonnée. Est-ce qu’elle avait pu voir la fracture qui lézardait son âme, celle qu’il s’efforçait tant de dissimuler ? Cette douleur qui parfois remontait à la surface pour le submerger dès qu’il baissait sa garde…

Il inspira pour la refouler avant qu’elle ne l’envahisse.

Il devait rester fort, ne pas oublier les résolutions qu’il avait forgées aujourd’hui, la promesse qu’il s’était faite.

Seulement, son père allait le rejeter pour de bon…

Ce soir, cette voiture noire, ordinaire et dépourvue d’armoiries, s’était arrêtée devant le manoir pour la toute dernière fois. C’en serait fini des visites secrètes, des heures passées à prétendre qu’ils avaient un rôle à jouer dans la vie de l’autre. Cette petite mascarade à la fois cruelle et réconfortante allait prendre fin.

Et Drystan avait mal.

Il avait mal, mais il se tenait droit.

Il avait mal, mais il serrait les poings.

Et lorsque des pas furieux résonnèrent dans le hall, lorsque le roi fit irruption dans la pièce en écartant la porte avec fracas, il était prêt.

Le visage de son père était fermé, impénétrable, un véritable masque de marbre. Même ses yeux, bleus, durs et froids, ne laissaient plus transparaître les émotions douloureuses qu’il y avait vues plus tôt.

— Je devrais vous transpercer le cœur à toi et à ta maudite mère, pour avoir osé me défier ainsi, lâcha-t-il d’une voix tranchante.

Drystan reçut chaque mot comme une lame en pleine poitrine. Tout ce qu’il retenait en lui, tout le ressentiment accumulé depuis des années semblait sur le point de jaillir. Il planta son regard dans celui de son père, se nourrissant de cette chaleur, de ce feu qu’il sentait courir dans ses veines. Mais quelque chose troubla l’expression implacable du roi qui se détourna le premier.

— Qu’as-tu fait, Drystan ? soupira-t-il en passant une main sur son visage.

Darius de Valcor était un homme dont la prestance inspirait naturellement le respect. Sa beauté, froide et acérée, était restée intacte malgré le poids de sa couronne. Mais à cet instant, alors qu’il contemplait Drystan avec une tristesse qu’il ne lui avait jamais vue jusqu’ici, les années semblaient l’avoir rattrapé. L’image du roi tout-puissant vacilla le temps d'une seconde, le temps qu’il ne détourne un regard sombre vers Ismène.

— Tu l’empoisonnes avec tes idées pernicieuses, l’accusa-t-il d’une voix lasse.

Ismène, légèrement en retrait, resta impassible, droite, élégante. Aucun mot ne pouvait l’atteindre, Drystan le savait mieux que personne. Pourtant, il prit immédiatement sa défense.

— Non.

Cette simple objection laissa place à un silence qui s’étira pendant quelques secondes.

— Non ? répéta sèchement le roi. C’est tout ce que tu as à dire ?

— C’était mon choix, répliqua Drystan. Elle ne m’a pas forcé la main.

Son père avança vers lui.

— En te pavanant à la vue de tous avec ce sceau, avec le cœur de Valcor, tu as toi-même scellé ton sort, Drystan !

Sa voix était vibrante. Il n’était plus qu’à quelques centimètres de lui et le dominait de toute sa taille, mais Drystan garda la tête haute.

— Je suis un Valcor, ton fils aîné. Je refuse de continuer à me cacher.

Un tressaillement traversa le visage du roi. De l’incertitude, de la douleur. Des émotions que Drystan n’aurait jamais cru voir chez lui. Darius de Valcor ferma les yeux un bref instant. Quand il les rouvrit, toute trace de vulnérabilité avait disparu.

— Tu es mon fils, Drystan, articula-t-il d’une voix légèrement éraillée. Mais, tu ne seras jamais mon héritier…

Frappé par ces mots, Drystan recula.

— Crois-moi, j’aurais aimé pouvoir changer cela, soupira son père.

Drystan secoua la tête, les yeux brûlants, le cœur serré.

— Tu es le roi, rétorqua-t-il. Tu as le pouvoir de faire et défaire tout ce que tu veux.

Darius de Valcor lui adressa un sourire amer.

— Les lois et les traditions de Valéria sont plus fortes que moi, Drystan. Le Conseil exigera ta mort pour ton affront.

Ismène, qui était restée silencieuse jusque-là, lâcha un rire sec et méprisant.

— Le Conseil ! répéta-t-elle. Tu n’as jamais été capable de leur tenir tête. Nous n’en serions pas là si seulement tu avais su t’imposer.

— Tu ne crois pas que tu en as déjà assez fait, Ismène ?

Le roi se tourna brusquement vers elle, la mâchoire serrée. Il la fixa, du reproche et de la haine au fond des yeux.

— Si tu ne l’avais pas encouragé à convoiter ce qui ne pourra jamais lui revenir, j’aurais pu lui offrir une autre vie !

Le cœur de Drystan s’emballa.

— Laquelle ? explosa-t-il. Quelle vie est-ce que tu aurais pu m’offrir ?

Quelque chose grondait dans ses entrailles. Une force sombre, brutale, incontrôlable. Elle pulsait dans son sang et refusait de se laisser contenir.

— Une vie à ramper dans l’ombre de ton fils légitime ? débita-t-il. Une vie passée à jouer un rôle, pour qu’on ne puisse jamais savoir qui je suis, pour que tu n'aies jamais à entacher ton image de souverain parfait ?

Drystan esquissa un rictus amer.

— Non, j’en ai assez…

Il se sentait subitement enivré, galvanisé, par l’étrange sensation qui le submergeait. Elle vibrait dans tout son corps, frémissait jusque dans ses doigts. Porté par les pulsations sourdes dans sa poitrine, guidé par cette énergie enfouie au plus profond de lui, il referma sa paume autour d’un poids, invisible, mais qui palpitait comme un cœur battant.

Une grimace de douleur déforma soudain les traits du roi. La main crispée sur son torse, il agrippa sa cape. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites avant de s’ancrer dans ceux de Drystan, dilatés de terreur.

— Drystan… articula-t-il d’une voix étranglée.

Sa mère resta figée durant un instant avant de se précipiter vers lui.

— Drystan, s’écria-t-elle en le tirant violemment par le bras. Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce que tu fais ?

Mais Drystan l’entendait à peine. Tous ses sens étaient brouillés, noyés sous la force obscure qui grondait et se répandait en lui. Elle battait, résonnait dans son sang, dans ses veines et sous ses tempes, aussi frénétique que le cœur qu’il pressait dans sa main. Des pulsations vives, chaotiques, s’y débattaient. Et plus il serrait, plus il enfonçait ses doigts dans cet organe invisible, plus la panique et l’angoisse de son père s’intensifiaient.

Le souffle de Darius de Valcor était de plus en plus court, de plus en plus rapide. Il s’effondra à genoux.

— Drystan… haleta-t-il. Contrôle-le… Arrête…

Son regard était implorant.

Où était donc passé le roi invincible ?

Drystan se sentait électrisé par la puissance, exalté par le pouvoir. C’était une sensation brute, sauvage. Primale. Chaque battement qui s’étouffait sous ses doigts l'entraînait plus profondément dans une ivresse vertigineuse. Il comprima, plus fort encore.

— Drystan…

La voix, affaiblie, brisée, le fit légèrement vaciller. Durant une seconde, ce fut comme s’il ouvrait les yeux. Cet homme qui pliait devant lui, cet homme qui était en train d’agoniser... c’était son père.

C’était son père et il était en train de le tuer.

Son cœur se serra si fort qu’il eut l'impression qu’il allait éclater en même temps que celui qu’il broyait dans sa main. Il l’ouvrit, d’un coup, comme s’il venait de se brûler.

Le roi inspira brusquement, les doigts toujours crispés sur sa poitrine. Ses épaules se soulevaient à un rythme saccadé. Ismène s’élança aussitôt vers lui.

Drystan recula, les yeux fixés sur ses paumes, l’esprit en désordre. Le pouvoir s’était dissipé, ne laissant place qu’à des sensations sourdes et étouffantes. Il enfouit son visage dans ses mains.

Qu’avait-il fait ? Quelle était cette force qui venait de passer à travers lui ?

Plus que jamais, il n’était plus sûr de savoir qui il était.

Le bâtard du roi ? Un Valcor ? 

Ou pire, un monstre ?