Quand Mélanie Parash pénétra dans son appartement, les volets étaient à moitié baissés. La lumière, qui entrait entre les interstices et l’ouverture en bas de la baie vitrée, évoquait les lourdes chaleurs d’été dont on voulait se préserver. Pourtant, un vent glacial soufflait malgré les rayons du soleil et les quelques nuages en vadrouille. L’appartement était tel qu’elle l’avait laissé en partant de si bonne heure. Elle savait cependant que son fils était là. Pour l’instant, elle préféra garder le silence. Elle bouleversa ses habitudes ; pas de « Benjamin, t’es rentré ? » qui attendait une réponse – et si elle n’en recevait pas, alors, il était dehors —, elle n’alluma pas la télévision non plus, ni n’enclencha la bouilloire pour se préparer un café à la noisette. Elle se contenta d’accrocher son manteau et son sac à main près de l’entrée, et s’installa à la table à manger.
Quelques minutes après, peut-être cinq ou dix qui en parurent vingt-cinq, la silhouette élancée de son fils fit son apparition dans le couloir. Un coup d’œil sur l’horloge sur le mur. Il ne s’était finalement écoulé que deux minutes. À son expression tiraillée et ses lèvres pincées, Mélanie comprit que Benjamin était au bord des larmes.
Il n’était pas un garçon de nature à s’émouvoir. En général, Benjamin gardait tout pour lui, donnant l’impression de nonchalance, et si vraiment quelque chose le préoccupait, sa maladresse décuplait. Mais à son allure et à son regard brillant, n’importe quelle mère aurait aperçu la détresse de son enfant.
Alors, Mélanie l’invita à s’asseoir en tirant doucement une chaise, sans quoi, elle crut qu’il s’effondrerait sur place. Il hésita d’abord et lorsqu’il comprit qu’elle ne dégageait aucune animosité, il la rejoignit. Avant qu’elle ne puisse amorcer la discussion, Benjamin éclata en sanglots. Le cœur de Mélanie fut comprimé entre deux étaux et elle se rua sur lui pour le prendre dans ses bras.
« Mon ange !
— Je suis désolé, je suis désolé, je suis désolé ! »
« Mon ange », c’était ainsi qu’elle l’appelait, parce qu’il était tombé tout droit du ciel pour s’écraser sur Terre, croisant sa route et laissant une marque à jamais. Adopter cet enfant avait été la plus rude des épreuves mais elle s’était engagée à l’aimer comme si son propre sang coulait dans ses veines. En dépit de leurs différences évidentes, tels que la couleur de leur peau et de leurs yeux, mais surtout leurs origines, de cœur, ils étaient bien similaires. Ou peut-être pas. Peut-être était-il devenu bien plus humain que les humains eux-mêmes. Jamais Mélanie n’avait rencontré de garçon aussi gentil. Le voir sangloter comme si tout à coup, il n’avait plus vingt-quatre ans mais bien vingt de moins, lui fendit le cœur.
Il était son fils et elle le soutiendrait peu importait les épreuves. Celle-ci, à ses yeux, n’en était qu’une parmi tant d’autres — du moins, pour une personne qui avait élevé un nova comme un humain — et ce jour devait bien arriver.
Benjamin s’était fait remarquer du public.
Un accident avait été provoqué par ses capacités.
« Ce n’est pas de ta faute » reprit-elle en le berçant, sa tête sous son menton, ses boucles douces et colorées caressant ses joues. « Ce n’est pas de ta faute, Benjamin. » répéta-t-elle.
Cette chaleur, ça faisait longtemps qu’il ne l’avait pas ressentie.
Depuis quelques années, Mélanie et Benjamin entretenaient une relation mère-fils classique, à la fois chaleureuse et conflictuelle.
Quand Mélanie s’emportait, elle renvoyait l’image d’un volcan en éruption. Pour autant, il n’avait pas peur de sa mère, elle était seulement imprévisible. Parfois, par lassitude de tout gérer dans la maison, elle lui jetait ses vêtements propres sur le torse pour qu’il les plie, et bien souvent, son pliage était bancal. Malgré tout, elle s’en contentait et profitait qu’il soit de sortie pour tout replier en son absence. Elle ne le faisait jamais devant lui, car elle estimait que c’était manquer de respect à ses efforts, mais il remarquait même sans qu’elle n’en dise rien qu’elle repassait après lui. Et puis, d’autres fois, elle lui versait une bassine d’eau en plein visage lorsqu’il avait passé trop de temps allongé sur le canapé. Mélanie était à la fois aussi vive qu’une tornade et douce comme une brise.
Ce qui s’était passé la veille n’avait rien d’une assiette cassée, d’un linge mal plié ou d’oisiveté ; il avait révélé ses pouvoirs et blessé quelqu’un. Il avait été persuadé qu’elle le tuerait !
« Bien sûr que si ! » bégaya t-il entre deux sanglots « je n’ai pas réfléchi, j’ai provoqué tout ça, c’est entièrement de ma faute ! »
Benjamin traversa une détresse émotionnelle que Mélanie préférait voir s’apaiser avant de lui répéter qu’il n’était pas fautif. Quand enfin, il se calma, ses pleurs devinrent des reniflements. Sa mère lui déposa la boîte de mouchoir sous le nez avant de retourner à sa place.
« Comment tu te sens ?
— Mal.
— D’accord… et le chat ? »
Benjamin arqua les sourcils, surpris.
« Heu… il va bien.
— Tu l’as amené ici ?
— Non… Non. Je l’ai laissé chez le vétérinaire.
— D’accord. Est-ce que tu as des questions ? »
Quelles questions ? C’était elle, qui devait en avoir ! À son visage confus, Mélanie reprit.
« Tu n’es pas responsable de ce qu’il s’est passé. Mais moi, si.
— N’importe quoi !
— Laisse-moi terminer, s’il te plaît. »
Benjamin secoua la tête et laissa échapper un râle dans le creux de ses mains.
« Non maman, c’est moi, et moi seul.
— Benjamin, mon ange. Écoute-moi. »
Il planta ses yeux noisettes dans ses iris noirs et plus rien autour ne compta.
« Je t’ai élevé et je continue de t’aimer de la même manière qu’au premier jour, si ce n’est plus encore. Mais je suis totalement responsable de toi, que tu sois devenu un adulte épanoui ou encore en pleine recherche de ta propre voie. Tu es mon garçon et en faisant de toi mon fils, j’étais consciente des risques que cela pourrait engendrer. Tu n’as rien fait de mal, tu es resté toi-même. C’était un accident. Est-ce que tu le comprends ? C’était un accident. En tant que parent d’un nova, j’étais consciente qu’un jour ou l’autre, ta nature prendrait le dessus. Je suis responsable, Benjamin, de t'avoir poussé à agir comme un humain ordinaire alors que tu es différent. Je suis responsable, pour cette raison, de ta culpabilité. Cette différence ne fait pas de toi un fautif, mon ange. Jamais. »
Benjamin resta coi. Il avait pourtant envie de hurler qu’elle avait tort, qu’elle ne pouvait pas endosser toute seule cette responsabilité, qu’il était un adulte irresponsable, mais rien ne sortait.
« Donc, reprit-elle posément en prenant sa grande main dans la sienne, nous allons réfléchir sur la suite des événements. D’accord ? »
Benjamin secoua la tête.
« Mon fils, je suis avec toi quoiqu’il arrive.
— On… on ne peut pas faire comme si de rien n’était.
— Bien sûr que non. J’ai vu tourner la vidéo, à l’hôpital. Tout le monde est au courant qu’un nova vit en ville. Ils ignorent les détails et crient sous tous les toits que tu vis caché, mais sache que tu es parfaitement déclaré. »
Benjamin écarquilla les yeux.
« Quoi ?
— Comment crois-tu que j’ai pu t’adopter ? Je ne t’ai pas juste emporté avec moi. Il y a des procédures. »
Mélanie esquissa un sourire nostalgique.
« Par contre, ce que décide de faire l'État ensuite, c’est une autre histoire. Mais quoiqu’il arrive, je suis à tes côtés. Je serais toujours à tes côtés, mon ange.
— Je ne comprends pas… c’est logique, pourtant, mais alors pourquoi je suis resté toutes ces années à faire semblant ? »
Mélanie resta silencieuse et Benjamin comprit à son regard sombre qu’elle ne lui donnerait pas de réponse.