Yoon-Hee ne panique pas, elle a déjà utilisé ce skill plusieurs fois. Autour d’elle, ce ne sont pas des lumières, mais des instants de vie, qui passent à une vitesse folle car toutes les vies de la jeune femme défilent. Toutes celles qui auraient pu être, et qui seront peut-être. Chronos est tout-puissant. Dieu des possibles, il peut lui montrer toutes les versions d’elle-même. Toutes les fois où elle a fait un choix, une différente ligne temporelle s’est créée. Elle a déjà feuilleté en détails chaque timeline, visité toutes les temporalités dans l’espoir que dans l’une d’elles, le futur qu’elle connaît est différent. Mais aucune ne la satisfait.
Elle ralentit le flot des vies d’une main, caresse une lumière du bout des doigts et elle zoome sur cette version d’elle. Yoon-Hee n’a jamais quitté sa famille, est restée une femme sérieuse, qui a un travail et un mari aimant. Quand le jeu des éternels se déclenche, elle choisit la divinité protectrice qui lui paraît le plus familière, celle qui lui permettra de défendre ce à quoi elle tient. Le roi des dieux, Zeus. Le Grec est choisi par beaucoup, dans chaque timeline. Tout pays occidental connaît bien cette mythologie. Et à partir de ce choix, tout part à vau-l’eau. La guerrière aux éclairs meurt quelques mois plus tard contre Méduse. La timeline s’arrête violemment sur une dernière image. La foudre s’efface et aucun dieu n’apparaît, la jeune femme se transforme en pierre, au milieu de dizaines d’autres joueurs.
Dans une autre vie, elle a choisi Kali, déesse de la destruction, et survit des années dans le jeu. Ses équipements sont d’une qualité inégalée, sa puissance est impressionnante. Yoon-Hee sanglote quand elle voit qui l’accompagne partout. Dans cette vie aussi, Seulgi a choisi Zeus, et il n’a pas trahi tout de suite. Elle zoome sur cette timeline pour se rappeler ce qui n’a pas été, et se souvient pourquoi celle-ci, comme les autres, se termine mal. Alors que les deux guerrières viennent à bout de Surtur, le géant de feu de la mythologie nordique, une fenêtre de jeu les félicite d'avoir atteint un tel rang. Elles ne sont plus que deux, et c’était le dernier monde avant d’atteindre l’Olympe. Enfin, le jeu va se terminer. Mais Seulgi s’écroule, en proie à une immense douleur. Alors que cette Yoon-Hee s’inquiète de sa santé, elle est traversée par une main entourée de foudre. Quand elle s’écroule, elle voit les yeux de son amie, remplis d’éclairs et d’une lumière blanche. C’est Zeus qui la remercie pour lui avoir emmené son nouveau corps.
La Coréenne rejette la timeline qui part avec les autres dans l’immensité du flot du temps. Elle le sait, il se passe la même chose dans de nombreuses lignes temporelles. Zeus, ou un autre dieu, finit toujours par prendre le corps des gagnants ou d’un joueur particulièrement intéressant. Ils continuent le jeu après avoir pris le contrôle et la vie de la personne. Beaucoup ont résisté, mais aucun n’a pu battre la toute puissance du roi de l’Olympe. C’est là qu’est tout le drame du Jeu. Les humains sont entraînés dans des épreuves dont la seule récompense est l’annihilation de toute liberté. La jeune femme a visité des souvenirs de milliers de vies, aucune de ses doubles n’a gagné sur Zeus. Elles sont déjà si peu à arriver au moment où Zeus s’intéresse à elles… Chronos qui regarde avec elle ne peut qu’approuver sa frustration. Il sait qu’observer ces lignes de temps est frustrant.
— Tu ne les regardes jamais… ces autres timelines…, dit-il le plus doucement possible.
Yoon-Hee se tourne vers lui, son visage transpirant le dégoût.
— Tu sais bien pourquoi je ne le fais pas. Il n’y a aucun espoir dans celles-ci. Je ne veux pas en entendre parler.
Chronos tient volontairement à l’écart un flux de lumières qui racontent des versions de l’histoire où quelque chose de très différent la touche personnellement. Dans ces univers, on peut apercevoir Seulgi être très différente. Elle a une part d’ombre que ne lui a jamais révélé Yoon-Hee. Le pourquoi elle ne peut pas sauver leur monde. Yoon-Hee jette un regard aux lignes temporelles qu’elle qualifie d’obscures. Et au loin, elle aperçoit dans une fenêtre d’une autre vie leur duo de jeune femme au sommet de l’Olympe. Zeus n’y existe plus. La reine de l’Olympe, Héra, l’a éliminé. Et l’autre reine en joie qui siège sur le trône adjacent a le visage de Seulgi.
Yoon-Hee détourne le regard de ce couple maudit, mais tombe inévitablement sur un autre aperçu des lignes lumineuses bannies. Dans celle-ci, Seulgi, accompagnée d’Hadès achève Zeus et les autres dieux, avant de porter à ses lèvres la main de sa compagne. Yoon-Hee voit donc sa copie de cette timeline monter sur le trône divin en tant que reine de l’Olympe. Au diable l’humanité, sa double a fait le choix de l’amour. Yoon-Hee rejette aussi cette ligne. Elle ne renoncera pas à sa famille et aux humains. Elle ne peut pas. Elle veut se venger, oui, mais aussi les sauver.
Elle se concentre à nouveau sur les lignes temporelles qui passent autour d’elle. Des Yoon-Hee magiciennes, soigneuses, guerrières, il y en a des tonnes. Certaines vivent longtemps, d’autres peu, mais jamais aucune ne dépasse le dernier monde nordique sans l’aide d’une Seulgi obscure. Elle ne peut pas battre Zeus sans elle. Et si Seulgi le prend comme protecteur, il la possédera. Elle doit pouvoir trouver un moyen de l’abattre différemment. De se venger de toutes ces vies qu’il a détruites, qu’elles aient existé dans ce temps ou non.
— Qu’est-ce qui met en rage Zeus ? Que déteste-t-il ? Raconte-moi encore une fois.
— Si tu insistes…
Chronos prend naturellement sa pose préférée, le penseur de Rodin, et se remémore ce qu’il sait. Il visualise le passé éternel, revient à l’origine de tout, jusqu’au moment où même lui ne se souvient pas.
— Tu sais déjà tout. Jusqu’à ce que je me souvienne, il n’y a rien. Il est le meilleur, il est… parfait.
Yoon-Hee a souvent douté de l’honnêteté du dieu du temps. Elle s’est d’abord demandée pourquoi il l’aidait, puis a demandé des preuves quand il lui fournissait des informations. Elle n’était pas comme Seulgi l’intellectuelle. Yoon-Hee avait besoin qu’on la fasse croire, qu’on l’oblige à ne plus douter. Après des années à combattre et vaincre des joueurs et créatures mythologiques, Chronos avait gagné sa confiance. Mais à la porte de sa mort, la dernière de cette vie, elle n’arrive pas à croire que ce soit fini.
— Que tu te souviennes… C’est tout ce que tu sais. Alors…
Chronos la regarde avec ses petites lunettes sur le bout de son nez. Il croit comprendre ce qu’elle essaie de faire. Briser le mur des croyances, comme toujours. Elle essaie de pousser la réflexion où il n’y a aucune possibilité. Repousser les limites… On comprend mieux pourquoi tant de dieux se sont sentis trahis par Zeus dans toutes les vies qu’ils ont aperçues. Comment un destin aussi incroyable que celui de Yoon-Hee pourrait être gâché par l’égo du roi des dieux ?
— Tu penses qu’il y a autre chose ? Qu’on me cacherait, à moi ?
Yoon-Hee sourit à cette remarque. Il a compris, mais il ne faut pas le dire. Elle met un doigt devant sa bouche. “Chut.” Elle continue de se retourner le cerveau, et de ses mains, manipule toutes les timelines. Elle cherche la faille. Le dieu horloger étend ses longs bras et feuillette les milliards de lignes temporelles que l’humaine est incapable de visiter car ce serait trop pour elle. Il doit y avoir quelque chose…
— Tu sais comment on choisit un dieu ?
— Au contrat ? Ou au début du Jeu ?, dit-il sans arrêter de faire défiler les lignes temporelles et que les flash de lumières le rendent scintillant.
— Oui. Pendant ces soixante secondes, le premier jour du jeu ?, répond-elle en se grattant la tête.
Elle se rappelait encore “l’éveil”.
【Choisissez une divinité protectrice.】
Comment ça ? Un dieu ?
Yoon-Hee n'avait pas su que dire. Elle était devant une fenêtre de jeu. Mais elle n'avait aucune culture vidéoludique. Elle était incapable de se rappeler la dernière fois qu'elle avait joué à un jeu autre que Leagues of Champions sur portable dans un transport. Depuis... Sa vie avait été un beau bordel.
Elle se rappelait ses parents la forçant à aller aux cours du soir, à apprendre tout un tas de choses pour lui assurer un "avenir parfait". Les choses n'avaient pas tourné comme ils le souhaitaient. Sauf qu'elle se retrouvait maintenant à devoir utiliser sa culture générale pour décider de son destin. Elle n'avait pas le temps de se remémorer les moments passés avec la famille.
Elle connaissait assez le monde réel pour savoir qu'un écran qui ne quitte pas ses yeux, quoi qu'elle fasse, n'est pas vraiment quelque chose qu'elle pouvait inventer. Soit elle rêvait, soit c'était bien réel, et les secondes défilaient.
Le temps, hein ?
— Je suppose que vous faites appel à vos connaissances culturelles pour décider de qui vous défendra le mieux ? C’est pour ça que je suis l’un des moins choisis. Les gens ne pensent pas à mon cas, je suis plus une idée dans leur tête qu’un dieu.
— Oui, alors que tu es très puissant, un des Primordiaux…, dit-elle en lui souriant.
— Et pourtant impuissant…
Il soupire à nouveau, et elle se replonge dans ses réflexions.
— Ce qui fait qu’on choisit, c’est notre culture. Quand la “moi” d’une autre timeline choisit un dieu indien ou mésopotamien, c’est parce que dans ces vies-là, mon parcours m’a amené à apprendre l’existence de ces divinités… La culture, l’enseignement, le savoir… Tout cela forge mon destin, et sauve ou pas la vie de mes parents et Seulgi.
Penser à elle la fait douter. Quelques instants, il lui prend l’envie de désactiver sa compétence, de revenir dans la vie réelle et de voir les derniers moments de la vie de la jeune femme. Est-ce que le serpent-monde la mangera ? La tranchera ? Sera-t-elle la dernière à combattre ? Elle qui est privée du soutien de son dieu protecteur ? Chronos pose une main sur son épaule. Elle reprend ses esprits et se dégage. Cette vie est terminée, et elle doit sauver Seulgi.
— On décide ce qui nous défendra à l’aide de ce qu’on a appris en cours… De l’éducation. Notre savoir est donc prédéfini, arrêté à ce que certains veulent nous apprendre, ou sont dans la capacité de nous apprendre…
Chronos s’arrête, incapable de continuer à feuilleter les timelines. Quelque chose en lui se réveille. Une curiosité qu’il n’avait pas ressentie depuis des millénaires…
— Et si …, continue-t-elle mais il l’interrompt, les yeux écarquillés.
— … Je ne savais pas tout ?!