Christie
— Je n’arrive pas à croire que la mission de la soirée est échouée, marmonna Christie en tombant dans son canapé. Voilà qu’elle parlait toute seule. Au moins, quand Gogh était là, elle avait moins l’impression d’être folle, après tout, pleins de gens parlaient à leur chat. Dire qu’elle s’était infligé la torture de ses talons aiguilles et de la robe moulante pour rien. Un emploi ? Quel cinglé suit une fille à un speed dating pour lui proposer un job ? Et qu’est-ce qui clochait chez ce mec, pour qu’en voyant Christie aussi sexy, il ne pense à rien d’autre que de lui offrir un boulot ? Harley… Elle n’avait même pas encore accepté le poste qu’il la rendait folle.
Christie se força à lever sa carcasse de son canapé pour aller prendre une douche. Si elle passait une minute de plus à affaler sur les coussins rouges vif, elle finirait par fusionner avec son sofa. Elle se contorsionne au milieu de la pièce pour atteindre la fermeture éclair dans son dos (pensant que quelqu’un d’autre lui enlèverait sa robe ce soir), lorsqu’un bruit retient son attention. Elle s’approche de son meuble d’entrée, où elle est censée ranger toutes ses chaussures éparpillées sur le sol. En ouvrant la porte, elle repère tout de suite un étrange coffret. Elle le porte à ses oreilles, et reconnaît les toc toc toc qui avait retenu son attention. Secouer la boîte ne l’aide pas franchement à deviner ce qu’il peut se trouver à l'intérieur, néanmoins un liquide rouge s’écoule par les jointures, et pour la deuxième fois en une semaine Christie lève les yeux en ciel en songeant qu’elle va devoir passer une nouvelle fois la serpillère. Elle soulève le loquet d’un coup sec et ouvre le coffre. Un rire cynique monte dans sa gorge à la vue du petit cœur en plastique relié à une pile qui se moque d’elle. Décidément, il devient de plus en plus créatif, pensa-t-elle. Elle se dirige d’un pas vif vers la poubelle, bien décidée à ne pas lire le petit mot dissimulé sous le cœur. Sa journée avait été assez mauvaise, sans y ajouter les mots d’amour d’un tordu.
Sauf si…
Elle se fige au-dessus de la poubelle. Et si elle pouvait se rapprocher d’Agatha grâce à lui ? D’accord, là c’était elle la tordue. Mais sa sœur lui manquait. Terriblement. Christie attrapa son téléphone, et fit défiler ses contacts jusqu’à trouver le nom de sa sœur. En attendant qu’elle réponde, elle observe la photo qu’elle a utilisé pour sa fiche. Une photo d’elles deux, juste avant le bac. Elles sourient, et chacune fait un bout de cœur avec leur main. Cette photo ramène toujours un peu de joie à Christie. Troisième tentative, toujours pas de réponse. Christie soupire. Elle ne s’attendait pas à ce que sa sœur réponde de toute façon, mais cela la blesse quand même. Plus qu’elle ne veut l’admettre. Elle s'apprête à abandonner, mais un vilain doute vient se loger entre ses omoplates. Peut-être un truc de jumelle, ou un mauvais pressentiment, mais elle sent que quelque chose cloche. En général, Agatha ne répond pas, mais elle lui envoie au moins un de ces messages automatiques type : je suis occupée, rappelez plus tard. Elle ouvre sa messagerie, et tape les mots suivants : Baleine en tutu. C’est leur code rouge. Si l’une d’entre elle envoie ce message à l’autre, c’est que c’est une urgence absolue et l’autre doit rappeler le plus rapidement possible. Elles avaient inventé ça au lycée. A l’époque, Christie l’utilisait beaucoup, et Agatha levait les yeux au ciel quand elle l’appelait paniquer, et que Christie lui racontait comment Andrew de la terminale B lui avait porté son plateau à la cantine. Elle n’avait plus utilisé ce code depuis le lycée, jusqu’à la semaine dernière où elle s’était reveillée à côté d’un cadavre et avait envoyé automatique l’alerte à sa soeur. Agatha avait rappelé en moins d’une minute. Et cela avait réchauffé le coeur de Christie de savoir que sa jumelle n’avait pas oublié, que dans l’urgence, elle pouvait toujours compté sur elle. Cela devait vouloir dire qu’elle l’aimait encore un peu, n’est-ce pas ? Deux minutes. Christie fixait son portable. Rien. Elle soupira et se résigna à aller prendre sa douche. Agatha devait être occupée.
Plus tard dans la soirée, alors que son téléphone ne vibrait toujours pas, l’inquiétude noua les entrailles de Christie. Certes, il existait une possibilité que sa sœur l’ignore, mais le mauvais pressentiment ne la quittait pas. La dernière fois qu’elle avait ressenti ça… Non. Elle repoussa le plus loin possible au fond de sa mémoire les souvenirs du pire jour de sa vie, celui où elle avait tenu le corps inconscient de sa sœur dans ses bras sous la douche, priant un dieu auquel elle ne croit même pas de la prendre elle à la place. Elle jurerait que son estomac venait de faire un salto, et il menaçait de lui faire recracher les deux moscow mules qu’elle avait avalés ce soir.
Elle se serait bien rendue chez sa sœur sur le champ, mais elle ne connaissait pas son adresse. Agatha ne lui avait jamais donné, et Christie n’avait jamais voulu s’imposer. Elle savait que sa sœur avait des sentiments compliqués à son égard, et elle voulait lui laisser l’espace dont elle avait besoin, tout en lui faisant bien comprendre qu’elle n’était qu’à une main tendue d’elle. N’y tenant plus, elle fouilla son téléphone à la recherche d’un autre numéro.
— Allo.
— Salut beau gosse, commença Christie.
Son interlocuteur étouffa un juron de l’autre côté de la ligne.
— Comment avez-vous eu mon numéro ?
— Ma soeur me l’a donné ?
— Vraiment ?
— Il y a t il vraiment une si grande différence entre elle qui me le donne et moi qui regarde son téléphone pendant qu'elle est aux toilettes ?
Christie pouvait presque l’entendre lever les yeux au ciel à travers le combiné. Oui, exaspérer les gens était un talent inné chez elle.
— Bref, j'ai besoin de vous, reprit-t-elle.
— Si vous avez encore tué quelqu’un, ce n’est pas moi que vous devez appeler, mais la police, et vous rendre.
— De un, je n’ai jamais tué personne… Même si cela sonnait comme un mensonge, Christie ne se laissa pas décontenancée, et de deux, ramenez votre jolie petit cul moulé dans votre costard de luxe chez moi le plus vite possible.
— Et je dois répondre comme un chien en laisse parce que ?
— Je pense qu’Agatha a un souci.
Elle l’entendit reprendre son souffle. Un. Deux. Trois.
— Et vous pensez ça parce que ? demanda-t-il d’une voix où la tension perçait.
— Je tente de l'appeler et elle ne répond pas.
Sa réponse est accueillie par un petit rire qui n’a rien de chaleureux.
— Et c'est la première fois que votre sœur vous ignore ? Surtout lorsque la dernière fois qu'elle a répondu à votre appel elle s'est embrigadé dans une sombre affaire de meurtre.
Christie aurait voulu ne pas être blessée par ses paroles. Alors comme ça, elle avait parlé à son plan cul de la sœur ingérable que ses parents lui avaient coltiné ? Pourquoi tout le monde prenait toujours le parti d’Agatha ? Cela avait toujours été comme ça. Tout le monde protégeait Agatha, tout le monde se pliait à la volonté d’Agatha. Elle ne le voyait pas, mais dès qu’elle lançait un bâton en l’air, elle avait dix personnes prêtes à se jeter au sol pour le rattraper. Alors que Christie n’avait eu que Charlie. Et aujourd’hui, Agatha mangeait tous les dimanche avec leur mère, alors qu’elle ne répondait pas aux appels de Christie. Leur père l’appelait en première pour leur anniversaire, alors que Christie n’avait le droit qu’à un texto. Elle avait réussi à garder des amitiés au fur et à mesure des années, alors que Christie n’avait plus personne. Et maintenant, elle avait même un beau PDG plein au as prêt à cacher un putain de corps sans poser de question. La jalousie l’a rendait moche. Christie se demandait pourquoi elle continuait de s’accrocher avec autant de force. Mais c’est sa sœur, si elle la perdait, elle perdrait tout ce qu’il lui restait.
— J'ai utilisé notre code d'urgence et elle n'a pas répondu.
Tout trace d'hilarité quitte la voix d’Hercule.
— Attendez…
Avant que Christie ne puisse répondre, il raccroche. Elle en avait décidément marre qu’on lui demande d’attendre ce soir. Soixante secondes plus tard son téléphone sonne à nouveau, et le nom qu’elle vient juste de modifier apparaît à l’écran : connard arrogant en costard.
— Soyez en bas de chez vous dans dix minutes.
— Quel genre de relation entretenez-vous avec ma sœur au juste pour que vous soyez convaincu qu'elle vous répondrait dès la première sonnerie ?
Son ton était plus mordant qu'elle ne le voulait. Elle devait souvent faire cinq ou six tentatives avant qu Agatha ne daigne décrocher, l'idée qu'elle réponde tout de suite à monsieur costume de luxe la rendait… jalouse.
— Neuf minutes et trente sept secondes.
— Toujours aussi rapide à ce que je vois, marmonne Christie tout en enfilant ses cuissardes par-dessus son jogging. Cuissardes fleuries, jogging orange, sweet-shirt assorti troué, grosse lunette rouge, et les cheveux mouillés… Ouais, elle était au top de sa forme. Elle fourre le coffre contenant le cœur en plastique dans un sac de course, se disant que ça pourrait être utile. Avant de sortir rejoindre Hercule en bas de son bâtiment, elle couvrit le miroir à l’aide d’une écharpe. Elle préférait ne pas voir sa dégaine ce soir, ni les cernes sous ses yeux sans maquillage.
Lorsqu’elle monte dans la maserati noire d’Hercule, il a la bonne idée de ne rien dire sur son look, ou sur le fait que les gouttelettes tombant de ses cheveux risquent d'abîmer le cuir de son siège passager, ce qui est tout à son honneur. Cependant, Christie ne serait pas étonné qu’il ne lui ait pas prêté ne serait-ce qu’un brin d’attention. Ses doigts serrent le volant si fort que ses jointures blanchissent. S’il y avait besoin d’une photo pour illustrer l’expression être tendu dans le dictionnaire, Christie aurait la proposition parfaite à soumettre. Elle explique sa découverte au fond de son placard à chaussures à Hercule lors du trajet, et la seule réaction qu’elle obtient, c’est un petit tressaillement des muscles de sa mâchoire, et une accélération. Elle est surprise de voir que sa sœur habite en plein centre-ville. Cela ne ressemble tellement pas à Agatha qui apprécie habituellement le calme et aime faire des marches en pleine nature après avoir mangé. Sans doute un sacrifice qu’elle a dû faire pour sa carrière, un de plus.
— J’avais donc raison, vous connaissez l’adresse de ma sœur, comment-elle parce que le silence l’a rend nerveuse, alors qu’Hercule se gare dans le parking souterrain de l’immeuble, dans l’aile réservée aux invités. Vous êtes déjà venu ici ?
— Oui.
— Oh. C’est donc là que vous vous retrouvez pour vos parties de …
— Je suis le propriétaire de cet immeuble, la coupe Hercule, et non je ne suis jamais allé chez votre sœur, alors stoppez votre imagination débordante, et pressez le pas.
Ils montent les escaliers quatre à quatre jusqu’au cinquième étage. Christie en est dorénavant convaincue, Hercule n’est pas humain. Il est bel et bien le demi-dieu que son prénom trahi, parce que ce n’est pas possible de ne pas être ne serait-ce que légèrement essoufflé après avoir monté autant de marche aussi vite. Elle peine à le suivre tandis qu’il pénètre dans le couloir et s’arrête devant une porte noire portant le numéro 502.
— Qu’est-ce que vous attendez ?
— J’ai toqué, et ça ne répond pas.
— Et vous n’avez pas un double des clés ?
— Vous voyez ce petit boîtier ? Il désigne un petit écran noir muni qu’un clavier numérique à droite de la porte. Il s’agit de la serrure, c’est un code, je ne le connais pas.
— Heureusement pour vous, je connais ma sœur par cœur. Combien de chiffres ?
— Six.
Christie fait claquer ses doigts devant elle, comme pour s'étirer avant d’activer le pavé numérique devant elle. Elle tente de cacher le léger tremblement de ses doigts dû à sa nervosité, et espère ne pas se planter en déclarant connaître Agatha.
— Que la magie commence !
Hercule ne cache même plus son exaspération. Il passe une main sur son visage où une barbe de trois jours commence à apparaître. Une douce mélodie retentit dans le couloir, tandis que le clac d’une porte qui se déverrouille se fait entendre. Christie lève un sourcil vers lui, dans un signe de “je vous l’avez bien dit.” Hercule ne prête pas attention à elle, et s’engouffre par la porte entrouverte.