Le Greenwich, Seattle, 3 février 1999
Neuf pièces. Visiblement, la clientèle était en mal d’affaires ce soir. Olga allait être ravie. Les contrats, ce n’était pas ce qui lui manquait ces derniers temps. Elle en possédait aussi quatre en attente de retour. Enfin… s’ils revenaient vraiment. Des « accidents », ça arrivait souvent très vite dans le milieu. La face cachée du monde se révélait impitoyable à la moindre erreur.
Sam jeta un œil à l’heure. Presque quatre heures du matin. Son service était sur le point de se terminer et les clients étaient maintenant presque tous partis. Trois ans à être barmaid dans ce lounge bar particulier, franchement, elle n’allait pas se plaindre. Encore une ou deux années, le temps de finir de brasser ses fonds en douce, et elle allait pouvoir disparaitre. Son regard lorgna le piano qui trônait au milieu de la salle et son envie de jouer se manifesta aussitôt. Il n’y avait que ça qui réveillait vraiment son intérêt.
Un homme habillé d’un costume trois-pièces noir, châtain clair et la trentaine passée, sortit d’une des pièces privées et dont les yeux bleus électriques se posèrent sur elle avec un grand sourire. Ça y est, l’emmerdeur de service l’avait dans le viseur… Sam ne lui donna pas le plaisir de la voir soupirer. Ce serait lui offrir une victoire et un argument pour une de leurs nombreuses joutes verbales. Lui aussi attirait sa curiosité. Du moins un peu. L’admettre ? Inconcevable. Elle l’accueillit avec son sourire narquois alors qu’il tirait un tabouret :
— Ne prends pas la peine de t’installer Benjamin, je ne sers plus et je vire tout le monde dans dix minutes.
— Dix minutes, c’est bien assez pour te faire parler.
— Tu sais ce que tu risques si je décide de révoquer tes droits au Méridien ?
— Tu n’oserais pas, je suis bien trop charmant !
— Rectification, t’es un emmerdeur de compétition.
— Que veux-tu naine bleue, j’excelle dans bien des matières. Tu pourrais en découvrir d’autres…
Ne pas réagir. Surtout ne pas réagir. Garder son sourire arrogant et ne lui offrir aucune satisfaction de l’avoir irrité encore une fois avec ce surnom détestable. Elle qui cherchait à rester discrète, avec lui, c’était peine perdue. Des fois, elle se demandait si elle n’était pas un aimant à emmerdeur. Sauf que lui, elle ne pouvait pas se permettre de lui mettre un véritable coup de pression ou de lui casser quelques doigts pour l’exemple. Même si elle avait du pouvoir en tant que coordinatrice du Méridien, elle ne pouvait pas nier qu’il était celui qui apportait les meilleurs résultats ici. En revanche, on ne pouvait pas dire qu’il brillait par sa modestie… Sans compter que lui, les questions, il aimait en poser de manière détournée. Si elle partageait bien quelque chose avec lui, c’était de flirter avec les limites. Cependant, ce détail ne valait pas la peine d’être avoué. En aucun cas, elle n’était arrivée là pour sympathiser et encore moins laisser quelqu’un la connaitre. Benjamin jouait dangereusement sans le savoir. La remarque de ce dernier capta à nouveau son attention alors qu’elle rangeait des verres :
— T’es si froide Sam, ça t’arrive de sourire des fois ?
— Je ne vois pas pourquoi je devrais me montrer plus charmante, commenta-t-elle en forçant davantage son expression arrogante pour le narguer.
— Je te parle d’un vrai, pas celui que tu donnes à tout le monde.
— Aucun intérêt. Puis tu es mal placé Benjamin pour me dire ça. Toujours de grands sourires, de belles paroles, mais ton regard reste vide. Tu n’es qu’un comédien, tu t’adaptes aux autres.
Son sourire s’effaça au profit de ses yeux qui gagnèrent un certain éclat. Ce n’était pas la première fois qu’elle observait cette réaction, mais cette soudaine inversion la mettait encore une fois mal à l’aise. C’était comme s’il essayait de lire en elle. C’était désagréable et ça la confortait dans l’idée qu’elle devait ressembler à un coffre-fort. Néanmoins, quand il montrait ce visage, elle voyait également ce qu’il était vraiment, comme tous les clients du Greenwich : un mercenaire.
— Tes constats sont toujours aussi surprenants… On t’a déjà dit que tu ne faisais pas ton âge ? Si on t’écoute, on pourrait croire que tu as deux fois plus que la vingtaine.
Malgré elle, Sam se crispa à la remarque. Franchement, elle la détestait celle-ci. Comment était-elle censée répondre ça ? Elle n’en avait aucune idée. Surtout, cela renforçait sa conviction naissante qu’elle devait envisager de quitter Seattle. Malheureusement, ses frasques passées et ses manigances en cours la bloquaient dans cette démarche. Son regard se baissa sur sa montre alors qu’elle cherchait un moyen de détourner le sujet. Elle tourna les talons pour faire sonner la cloche derrière elle, c’était l’heure de fermer les portes du Greenwich et elle ne se priva pas pour le rappeler à Benjamin :
— Il est quatre heures, fin de service.
En même temps, elle rassembla les pièces qu’elle avait récoltées dans la soirée et qu’elle gardait à l’abri sous le comptoir. Elle s’assura que la clientèle prenait bien la sortie. Au moins, elle appréciait que les règles particulièrement strictes d’Olga concernant son établissement soient respectées à la lettre. En plus du code vestimentaire exigeant, tout le monde devait avoir un comportement irréprochable. Bien sûr, cela s’appliquait aussi à elle… Néanmoins, rien n’empêchait d’être des langues de vipère du moment que les échanges restaient calmes. Pour le coup, il n’y avait pas qu’elle qui usait de ce flou. Après tout, on n’entrait pas au Greenwich comme on le voulait contrairement à d’autres établissements qui abritaient le même genre d’activité. Sans surprise, Benjamin était encore assis au comptoir en la scrutant. Elle le rappela à l’ordre :
— Benjamin, je ferme. Pars d’ici avant que je décide de te mettre dehors.
— Je serais bien curieux de voir ça ! Et tu ne m’as pas répondu.
— Ne joue pas à ce jeu avec moi, tu vas perdre. Ça serait bien dommage que tu te casses quelque chose. Ton égo et ton orgueil seraient salement piétinés.
La remarque le fit rire, mais Sam décela aussi qu’il ne la sous-estimait pas. Après tout, elle avait forgé sa réputation et pas seulement en tant que coordinatrice qui avait dû faire ses preuves. Elle trouvait ça satisfaisant que certains baissent les yeux devant elle en faisant attention à leurs paroles. Quoi qu’il en soit, Benjamin déposa sa pièce sur le bois du comptoir, plus petite que la sienne et frappée d’un « M » accompagné du numéro « 9501 ». En posant un doigt dessus pour la ramener à elle, elle lui rappela très sérieusement :
— Ne fais pas la fine bouche encore une fois. C’est nous qui donnons les contrats. Ce n’est pas à toi de les choisir selon tes intérêts. « Loi n° 6, nos offres sont indiscutables ».
— Je sais. Je n’irais qu’à aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs. Des établissements distributeurs, ce n’est pas ce qu’il manque aux États-Unis.
— Tu fais bien ce que tu veux Benjamin, je m’en moque. Tu es limité au secteur Ouest de toute façon.
— Ne serais-tu même pas attristée de ne plus profiter de ma majestueuse présence ?
— Ben, dégage de là où tu vas admirer la porte de très près.
— Encore dans l’extrême quand tu es irritée p’tite naine bleue, lui ricana-t-il au nez en se levant de son tabouret. Au fait, tu ne m’as toujours pas répondu.
— Dégage !
Elle claqua la paume sur le plateau en même temps que son éclat de voix excédé. Tout ce qu’il se trouvait dessus trembla avec le choc. Benjamin se contenta de hausser les épaules avec son air satisfait de l’avoir quelque peu fait sortir de ses gonds. Il la salua d’un geste de la main en lui lançant joyeusement :
— À la prochaine !
Dès qu’il tourna le dos, Sam soupira avec dépit tout en levant les yeux au ciel. Mais qu’est-ce qu’il était insupportable ! Il méritait sans l’ombre d’un doute son titre d’emmerdeur du Greenwich ! Le pire, c’était qu’il le revendiquait en plus !
Après une longue inspiration pour retrouver son calme, elle prit le temps de regarder sa main. Elle n’avait pas vraiment fait attention à sa force sur l’instant et elle avait frappé le bois bien plus que nécessaire. Sa peau déjà pâle d’origine n’avait pas rougi et elle ne sentait pas le moindre picotement. Peu importe, se reprit-elle en remuant les doigts. Elle ramassa la pièce pour la mettre avec les autres avant de faire le tour pour s’assurer que tout le monde était parti. Puis elle ferma définitivement les portes. Pas besoin d’avertir les deux gardes derrière, ils savaient que leur service était terminé dès l’instant où ils entendaient qu’elle verrouillait l’entrée principale.
Puis elle alla récupérer son butin du soir avant de se rendre dans les parties privées de l’établissement. Sam plissa du nez avec une petite grimace. Si elle sentait le tabac d’ici, ça voulait dire que le bureau d’Olga allait être un aquarium… Outre ce dégout qui allait vite passer une fois qu’elle allait être noyée dedans, Sam déduisait aussi que quelque chose stressait la vieille femme. Intéressant. Elle se demandait si elle allait pouvoir mettre le doigt dessus, elle ne lui avait pas sorti une vacherie en bonne et due forme depuis un moment.
En frappant à peine à l’entrée du bureau où de la fumée s’échappait du pas de la porte, Sam entra en balayant un peu le nuage qui avait bougé avec le mouvement d’air. OIga se tenait à son bureau et comme d’habitude, plusieurs piles de feuilles menaçaient de tomber. Comment arrivait-elle à s’y retrouver ? Sincèrement, c’était un mystère. Il serait temps qu’elle range ses contrats, surtout qu’elle en voyait plusieurs tamponnés, signe qu’ils avaient été remplis.
Néanmoins, elle ne parvint pas à retenir son sourire narquois en découvrant le cendrier qui débordait de mégots et la tête déconfite de la gérante. Évidemment, Olga s’empressa de retrouver son expression dure même si elle savait que ça ne prenait pas avec elle. Sans le moindre préambule, elle commenta :
— Tu devrais sérieusement envisager de ranger ton foutoir, tu vas finir par tout faire cramer.
— Quelle charmante remarque Sam !
— Le plaisir est pour moi. Cela dit, j’ai de quoi te débarrasser de quelques contrats. Dix pièces, dont celle de Benjamin, informa-t-elle en posant le petit panier sur le bureau.
— Encore ?
— Trouve-lui-en un terriblement chiant, ça devrait l’occuper.
— Il y en a un qui serait parfait, mais il n’a pas été remis en circulation.
Le sourire de Sam se crispa un très bref instant. Elle n’avait pas besoin de la questionner puisqu’elle savait déjà duquel elle parlait : le contrat légendaire de Samara Kolkov… Voilà dix ans que la mafia russe augmentait la prime à chaque fois que le Méridien le reprenait. Tous les Méridionaux le connaissaient ainsi que les chefs d’établissement distributeur… Surtout Olga qui avait croisé le chemin de cette femme. Elle passa à autre chose :
— Quoi qu’il en soit, je lui ai rappelé les règles. Il sait à quoi s’en tenir. Est-ce qu’il y a quelque chose que je devrais savoir Olga ? demanda-t-elle sèchement face à son air ailleurs.
Durant un bref instant, Olga la fusilla du regard et son sourire s’étira un peu plus. Cette vieille peau n’aimait pas qu’elle ait l’ascendant. Surtout face à une « gamine ». La réponse était donc oui et en prime, elle voyait déjà à des kilomètres qu’elle allait lui refiler la patate chaude. Olga s’écrasa dans son fauteuil en s’allumant une nouvelle cigarette :
— Tous les établissements distributeurs ont reçu une alerte dans la journée. Je suis surprise que tu ne le saches pas encore vu que les quatre coordinateurs de la côte Ouest doivent régler le problème. Le Méridien ne mobilisera pas des juges pour ça… Ou alors, c’est que c’est remonté trop haut.
— Je n’ai pas vérifié mes messages après avoir fermé… Et ne tourne pas autour du pot Olga. Ma patience a atteint ses limites ce soir à cause de Benjamin.
— Plusieurs établissements de blanchiment sont dans le viseur du FBI. Il y en a même un qui a été radié avant qu’il ne soit démantelé à Portland.
Sam perdit son air arrogant au profit d’une grimace mauvaise. Ça, ça ne l’arrangeait vraiment pas. Elle passait beaucoup trop d’argent par un de ces services. Même si elle était confiante concernant la toile financière qu’elle avait mise en place pour que sa fortune devienne intraçable, elle ne pouvait pas prendre le risque que l’on remonte à elle, même avec son nom actuel. Elle était bien trop consciente de l’effet boule de neige que cela pouvait produire. Décidément, comme toujours, elle ne pouvait compter que sur elle-même. Tout en croisant les bras sous la poitrine, elle informa la vieille femme :
— Je vais regarder les infos qu’ils m’ont fournies et je m’occupe de ça. Débrouille-toi avec les contrats en attendant.
— Il vaut mieux. Mes affaires passent aussi par ces services. Toucher au blanchiment du Méridien, c’est le paralyser.
— Merci de le rappeler, je l’avais oublié, ironisa Sam en commençant à partir.
— Ah Sam… Un nouveau client va arriver d’ici quelques jours. Tu t’occuperas de son entrée.
— Un nouveau ou un transfert ?
— Transfert. C’est un Européen. Il vient de Norvège, tu devrais bien t’entendre avec lui ! tenta de se moquer Olga.
— Tu dis ça parce que je suis Suédoise n’est-ce pas ?
— Je suis persuadée que tu ne l’es pas.
— En même temps, qui connait qui est l’autre dans ce milieu ? Si ça se trouve, je m’appelle vraiment Sam Averine ? Après tout, nous vivons dans un monde si faux que la vérité ressemblerait qu’à un mensonge de plus. En tout cas, j’ai aucun doute que tu es une native russe et que si tu es arrivée aux États-Unis avant la fin de la guerre froide, c’est que tu as désespérément fui.
Le petit sourire d’Olga qui était apparu après sa tentative de pique s’effaça alors que celui de Sam revint avec prétention. Oui, elle disait vrai et la gérante ne pouvait pas le nier. Les informations, c’était de l’or, et les détenir, du pouvoir. En ouvrant la porte et en faisant un nouvel appel d’air qui brassa la fumée stagnante, Sam quitta le bureau en indiquant :
— Je passerai récupérer le dossier du nouveau demain.
En refermant derrière elle, Sam eut de nouveau l’impression de respirer à nouveau. Sa robe puait le tabac froid maintenant… Au moins, ça lui donnait une bonne excuse pour se déplacer directement au pressing et de toucher deux mots au patron demain… Enfin dans l’après-midi après avoir dormi quelques heures.
Elle soupira bruyamment en se massant la nuque, puis en renfonçant correctement une des baguettes de son chignon serré. Elle se rendit au local où se trouvait son casier et tira une mine dépitée en l’ouvrant. Même son manteau allait être imprégné de l’odeur de cigarettes après l’avoir porté… Elle l’enfila et récupéra sa paire de baskets qui lui fit perdre dix bons centimètres et prit son sac. Avant de passer la porte de service, elle vérifia la boite aux lettres encastrée dans le mur. Si elle avait bien reçu un message du Méridien, c’était là qu’elle le trouverait.
Sans surprise, un courrier scellé par un sceau de cire rouge représentant une étoile à douze branches, comme à l’ancienne, avait été déposé. Aussi, deux numéros étaient inscrits sur l’enveloppe, « 006 – 152 ». Elle lui était bel et bien adressée. Finalement, elle s’assit sur le bord de la table pour l’ouvrir. Elle ne pouvait pas sortir avec ce courrier dans les poches. En arrachant le cache, elle récupéra la lettre pour la parcourir :
« 006 – 152, inspections.
Les unités 4245, 9876, 3542 et 7241 sont actuellement sous le regard des instances fédérales.
Évaluation obligatoire et transmission immédiate pour régulation ou protection auprès des voix dédiées.
Loi n° 11 & 12
93 MS Ouest »
Et merde… 9876, le pressing par lequel elle passait. Les autres ne la concernaient pas, c’était aux autres coordinateurs de s’en charger. Le rappel des deux lois était on ne peut plus clair. « Jusqu’à la mort, le Méridien n’existe pas » et « tout acte, sa conséquence ». Sam déchira la feuille d’agacement avant de mettre les morceaux dans l’enveloppe et de la ranger dans son casier. Elle la passera à la broyeuse demain, elle n’avait aucune envie de retourner dans le fumoir d’Olga et de devoir encore échanger avec elle pour la forme. En plus, pas plus de quatre ou cinq de sommeil l’attendaient si elle voulait prendre les devants et régler cette affaire au plus vite.