9876 Pine street, Seattle, 4 février 1999
Ryan sortit de ses pensées lorsque son coéquipier s’arrêta non loin de leur destination. Queen Anne était un coin plutôt tranquille. Du moins, ce n’était pas dans ce genre de quartier que la criminalité pouvait sauter aux yeux. En tout cas, pas celle qu’il connaissait. Il marmonna quelques mots intelligibles en apercevant l’enseigne d’Emerald Cleaners. Un pressing tout ce qu’il y avait de plus banal, mais les systèmes du FBI avaient détecté des transactions étranges provenant de cette entreprise. Une affaire comme une autre pour la division financière…
Rien qu’à y repenser, il devint encore plus aigri. Trente ans de carrière dans les forces de l’ordre, huit au FBI dans la section des crimes violents et le voilà là, à traquer des cols blancs… Il allait vraiment aller jusqu’à sa retraite comme ça ? Ça lui apprendra à vouloir en faire trop. Son collège, l’agent spécial Jeffrey Connor, récupéra divers documents pour les ranger dans la poche intérieure de sa veste en lui rappelant :
— J’ai eu quelques autorisations qui devraient nous permettre de jeter un œil à leur registre d’affaires au cas où s’ils ne sont pas coopératifs. Ça leur mettra un coup de pression.
— En général, quand on n’a rien à se cacher, même une entreprise montre ses comptes s’ils sont considérés comme suspects.
— Pour le moment, on n’en a pas la preuve formelle Ryan. On est là pour justement trouver quelque chose qui pourrait confirmer les soupçons.
— Le truc, c’est que ça a l’air plus sophistiqué que d’habitude cette affaire. Si on ne voit pas un détail, c’est un coup que ça nous file entre les doigts.
— Laissez-moi parler alors et on ne montre pas nos plaques. On essaie de se faire juste passer pour des agents de contrôle.
Ryan soupira et sortit de leur voiture. Le temps était encore frais et il remonta le col de son manteau tout en mettant son chapeau. Cette affaire n’avait pas vraiment commencé qu’il espérait déjà qu’elle se termine. Franchement, il se demandait s’il n’aurait pas préféré qu’on le remercie pour toutes ces années de services… La cupidité, ce n’était pas ce qui l’intriguait le plus.
Il entra en premier dans le magasin en faisant sonner une clochette au passage. Par habitude, son regard balaya toute la pièce. Plutôt chic pour un pressing… Clairement, les prestations n’étaient pas destinées à n’importe qui. En revanche, ce qui attira le plus sa curiosité, c’était la gamine brune aux cheveux longs tressés qui se tenait sur la pointe des pieds pour se grandir. Elle jurait carrément dans le décor avec son style comparable à celui des punks. En tout cas, elle accaparait tant l’intention du vendeur, que celui-ci ne les avait même pas entendus arriver.
Cependant, plus il faisait attention à la scène, plus quelque chose l’intriguait. Cet homme ne paraissait pas à l’aise face à cette fille. Sa manière de se tenir de contre le comptoir comme une habituée et son pied qui s’agitait comme si elle s’amusait l’interpelait. Ils parlaient assez bas aussi, à l’entrée, il ne comprenait pas leur parole. Clairement, il y avait tous les signaux pour que son intuition lui hurle que c’était suspect. Le problème, c’était que s’il l’ouvrait, il était persuadé que ça lui serait renvoyé en pleine tête. C’était le cas de le dire, il marchait sur des œufs depuis 1994… Le vendeur les repéra enfin, comme soulagé :
— Messieurs, bonjour. Que puis-je pour vous ?
— Je vous en prie, terminez, demanda Jeffrey avec un grand sourire Colgate.
— Allez-y, messieurs, je ne fais que discuter.
Celle qu’il pensait être une gamine ne l’était pas tant que ça. Il s’agissait d’une jeune femme dont la taille ne devait pas l’aider. Puis ce regard bleu… Pendant qu’elle rangea quelque chose dans sa poche, elle informa le vendeur :
— Je viendrais chercher mon manteau demain, c’est le seul que j’ai comme ça.
— Bien sûr mademoiselle, je vous remercie pour votre fidélité.
Elle attrapa les deux housses posés sur le comptoir et quitta le magasin avec un « au revoir » qui lui parut franchement insolent. En la laissant sortir, son regard la suivit malgré lui. Sans pouvoir se l’expliquer, il avait un étrange pressentiment… Est-ce qu’il l’avait déjà vu quelque part ? Impossible. Un phénomène pareil, ça ne s’oublierait pas… Son attention revint pleinement au présent lorsqu’il entendit son coéquipier se présenter :
— Bonjour. Je suis Monsieur Connor et je suis agent de contrôle financier. Avec mon collègue, nous sommes venus faire une vérification de routine.
Ryan resta silencieux comme lui avait suggéré Jeffrey, mais ses habitudes le poussèrent à observer le vendeur. Impassible contrairement face à cette femme, mais il remarqua une légère contraction de la mâchoire. En soi, rien de surprenant quand on découvrait que l’entreprise était sous surveillance financière. L’homme ne montra pas plus de réactions lorsque son coéquipier lui demanda :
— Nous voulons faire de simple vérification par rapport à vos registres d’affaires. Pouvons-nous les consulter ?
— Je suis désolé monsieur, mais je ne peux pas vous y donner accès. Je n’ai pas l’autorisation pour. Monsieur Derson est absent aujourd’hui, c’est lui qui pourra vous les présenter. Si vous le permettez, je peux prendre vos coordonnées pour qu’il vous contacte et voie ceci directement avec vous.
En même temps que sa réponse qui semblait tomber à point nommé, le vendeur attrapa une carte et un stylo, prêt à écrire ce que Jeffrey allait bien vouloir lui donner. Il lui transmit juste son numéro de téléphone. Puis il tenta une autre approche :
— Est-ce que je peux consulter vos registres de commandes ? Cela permettra d’avoir une vue sur votre volume d’affaires.
— Bien sûr.
Encore une fois, Ryan ne remarqua pas de signes de nervosité. Pourtant, un contrôle du genre, même ceux qui n’avaient rien à se reprocher transpiraient. Au moins par peur d’avoir fait une erreur qui pourrait leur valoir un redressement ou autre joyeuseté du domaine. Avoir du sang-froid, c’était une chose, mais là, ça lui donnait plus une impression qu’il était préparé à cette situation. Il sortit de sous son comptoir un registre qu’il ouvrit en le tournant vers Jeffrey. Il s’approcha à son tour pour y jeter un œil et faire semblant d’être concerné. Cependant, après quelques secondes, un détail lui sauta aux yeux :
— Pourquoi certains clients ont des noms et d’autres des chiffres ? « 006 – 152 » revient souvent d’ailleurs… C’est la femme de tout à l’heure ? questionna-t-il en lisant la première ligne et l’heure associée.
— Les noms sont les clients particuliers. Les numéros concernent ceux qui passent pour le compte d’une société. Mademoiselle Averine utilise celui de son employeur pour la facturation.
Averine. Voilà un nom qu’il allait garder dans un coin de sa tête. Du moins, juste au cas où. En tout cas, il n’était absolument pas convaincu par l’explication qu’il venait d’entendre. Ce genre de pratique était courante, mais pourquoi l’entreprise en question était anonymisée ? C’était suspect, mais pas au point de dire qu’ils avaient trouvé quelque chose. Jeffrey parcourut quelques pages et Ryan put constater que cette femme passait très souvent en vérité, même s’il repéra des numéros différents par endroit. Jeffrey prit la carte que le vendeur lui avait préparée et toujours avec son air faussement bienveillant, il indiqua :
— Merci pour les informations que vous avez pu nous donner. Je contacte votre employeur dès que possible pour voir approfondir le contrôle.
— Je vous en prie messieurs.
Alors qu’ils faisaient demi-tour pour quitter le pressing, Ryan ne put s’empêcher de succomber à sa curiosité du moment et demanda à l’homme en se retournant :
— Si vous permettez, j’ai une question à propos de mademoiselle Averine. La fréquence de ses passages m’intrigue.
— Peut-être que j’ai une réponse pour vous, répliqua-t-il poliment même si Ryan remarqua une nouvelle tension chez lui.
— Vous savez dans quoi elle travaille ?
— C’est une pianiste et barmaid pour établissement privé. Elle passe souvent parce qu’elle ne supporte pas que ses tenues sentent le tabac.
— Merci pour votre réponse.
Avant de sortir, Ryan remit son chapeau et se prépara à se faire cueillir par le froid de la saison tout en méditant ces dernières informations. Ça tenait la route comme explication, mais ça l’intriguait encore plus. Il se demandait si ça avait vraiment été une bonne idée de poser cette question… Voilà encore quelque chose qui allait rester coincé dans un coin de sa tête. Parfois, il maudissait son flair. Ça allait probablement lui retomber d’une manière ou d’une autre. En montant dans la voiture, Jeffrey l’interrogea :
— Est-ce que toi aussi tu as eu l’impression que ses réponses étaient toutes préparées ?
— Ouais, et pas qu’un peu. Il n’a pas eu l’air de stresser alors qu’en général, quand on tombe sur des vendeurs comme ça, c’est flagrant qu’ils ne savent rien. Non seulement il maitrisait ses réponses, mais en plus, je ne serais pas étonné qu’il sache quelque chose.
— Tes intuitions sont souvent correctes, mais ce n’est pas ça qui va nous permettre d’aller plus loin dans cette enquête. Je vais contacter le patron plus tard pour pouvoir regarder plus en détail sa paperasse. Si je trouve une nette différence avec aujourd’hui, clairement, il y a anguille sous roche.
— Ça serait quand même con de leur part… Mais je ne vais pas m’en plaindre. On est d’accord que les chiffres, c’est étrange ?
— Évidemment. À moins que les sociétés en question demandent à être anonymisées, je ne vois pas l’intérêt de faire ça. Et encore, le patron devra fournir les informations.
Ryan reporta son attention sur l’extérieur. Il avait donné son avis, maintenant, il n’avait rien d’autre à ajouter. Néanmoins, Jeffrey l’interpela à nouveau avec un ton suspicieux :
— Au fait Ryan, pourquoi tu as posé des questions sur cette femme ? C’est hors de notre affaire.
— Peut-être, mais quelque chose me dit qu’elle pourrait en faire partie. Tu as vu le nombre de fois où le numéro qui la concerne est apparu sur les quatre mois que tu as regardé ?
— Rien ne confirme que c’est uniquement elle. Si elle est bien associée à une société, il peut très bien y avoir d’autres personnes.
— En tout cas, cette gamine mettait clairement mal à l’aise le vendeur.
— Je t’arrête tout de suite Ryan. Sors-toi ça de la tête. Tu tiens vraiment à te faire virer parce que tu mets ton nez là où il ne faut pas ? Vieux, estime-toi heureux de toujours faire partie des effectifs du FBI et d’être encore sur le terrain.
Ryan grogna comme toute réponse. Oui. Il le savait. Bien trop. Tu parles d’une faveur… Il avait surtout l’impression qu’on avait fait en sorte de le garder sous la main au cas où. Son expérience avait dû jouer en sa faveur après son dérapage. Il se frotta les yeux en se maudissant d’y avoir pensé. Cette affaire restait marquée au fer rouge sur son âme. Cette voix grésillante qui se savait déjà écoutée et Élie… Ryan serra des dents. S’il montrait que cette affaire le hantait et l’obsédait encore, il pouvait définitivement faire une croix sur sa carrière. « Carile ». Il se promettait de coffrer cette femme qui s’était perdue dans la nature après ses actes.