9876 Pine street, Seattle, 6 février 1999
Sam remonta à la surface du métro d’un pas pressé et surtout furieux. Ses sources lui avaient confirmé que les deux hommes qu’elle suspectait au pressing appartenaient au FBI. Elle avait peut-être eu du flair en faisant bouger une grande partie de ses transactions pour blanchir son argent, mais le fait que le patron ait été piégé comme un bleu lui sortait par les yeux. Elle avait perdu du terrain et elle devait régler ça maintenant.
Elle entra brusquement dans l’établissement et claqua la porte derrière elle. Le vendeur qui était seul sursauta à son arrivée et blêmit aussitôt en découvrant qu’elle ne se cachait pas sa mauvaise humeur contrairement à sa véritable apparence. Sam lui cracha d’une voix froide :
— Bouge-toi l’endetté et ferme le magasin.
Elle n’eut pas à se répéter qu’il quitta immédiatement son comptoir pour lui obéir. Ce n’était pas comme s’il avait le choix étant donné qu’il avait contracté une dette auprès du Méridien. Il n’était rien de plus qu’un pion dans leur main jusqu’à ce que son ardoise s’efface, si cela était encore possible.
Sans plus attendre, Sam fila à l’arrière-magasin. Elle passa entre les machines et les travailleurs qui n’étaient pas surpris de la voir. Elle rentra directement dans le cabinet qui se trouvait à l’opposé dans le bâtiment sans même se signaler en lançant sèchement :
— Monsieur Derson ! Je pense que nous avons quelques comptes à régler.
L’homme au bureau qui avait la soixantaine releva son regard terrifié sur elle. Comme toujours, Sam étira un petit sourire en coin arrogant face à sa réaction. Vu la tonne de papiers qui s’accumulait sur son bureau, d’un point de vue affaires, elle n’était pas la seule qui lui avait demandé d’éliminer toute trace de présence. La poubelle à côté avec la broyeuse s’était bien remplie, il ne manquait plus qu’à tout brûler. Le gérant s’empressa de récupérer du courrier qu’il lui tendit en l’informant :
— Tenez mademoiselle Averine. Ce sont les dernières transactions vous concernant. Tout le reste a été supprimé et j’ai transféré vos fonds à l’établissement que vous m’avez indiqué.
Sam s’approcha du bureau en attrapant les enveloppes d’un geste vif et sec. Elle les rangea rapidement dans son sac à dos et commença à se gratter l’arrière du crâne sans reculer. Monsieur Derson s’écrasa davantage dans son fauteuil alors que son sourire s’effaça, devenant froide et implacable.
— Merci bien Monsieur Derson. Bien que mes affaires sont toujours une priorité, ce n’est pas en tant que bénéficiaire de service que je suis venue aujourd’hui. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Mademoiselle Averine…
— Coordinatrice Averine, rectifia sèchement Sam.
— Coordinatrice… J’ai pris toutes les mesures pour que les autorités ne remontent pas les pistes des Clients et des Méridionaux, je…
— Je n’ai que faire de vos excuses. Vous avez merdé et vous avez attiré le regard du FBI en gérant mal votre commerce. Vous n’êtes pas le seul d’ailleurs. Toutes vos antennes dans le secteur sont visées, d’où le fait que je transfère dans un autre pays.
— Attendez ! Je peux encore me défendre et être innocenté ! Il suffit que…
— Que quoi Monsieur Derson ? Les registres que vous avez présentés vous et votre endetté n’a fait que confirmer les soupçons des fédéraux ! Mes sources m’ont déjà informé que vous allez avoir une descente demain. Règle numéro onze, « chaque acte, sa conséquence. »
— Non ! Attendez Averine !
Sam tira soudainement la baguette qu’elle gardait cachée sous sa perruque et la planta entre les doigts de l’homme alors qu’il se relevait de son fauteuil. Il se tétanisa en voyant son geste et la précision qu’elle avait eue. Son regard retrouva son arrogance. Oui, elle aurait très bien pu lui épingler la main sur le plateau si l’envie lui avait traversé l’esprit. En même temps qu’il se laissa retomber sur l’assise sans oser la retirer, elle sanctionna :
— À minuit, votre établissement ainsi que vos succursales sont radiés du Méridien. Décision d’un commun accord des Coordinateurs du secteur. Vous avez jusqu’à cette heure pour tout faire disparaitre. En cas de manquement…
Elle leva sa baguette sans le quitter du regard avant de la replanter à nouveau dans le bois entre les deux doigts d’à côté en l’avertissant :
— Ce n’est pas avec votre main que je vais jouer de la sorte. Après tout, je sais très bien où habite votre fils. Soyez rassuré, je ne toucherai pas à votre fille pour le moment… Mais le temps passe plus vite qu’on le croit. Elle sera majeure dans quelques années. Ce serait bête qu’ils leur arrivent du mal juste parce que leur père n’a pas respecté les règles.
— Vous êtes tarée, déglutit difficilement l’homme.
— Et ? Qui est parfaitement sain d’esprit au sein de ce système ? Vous ne pouvez blâmer que votre cupidité et votre manque de réflexion !
Elle piqua à nouveau le bois à l’aveugle et il avait toujours intérêt à ne pas bouger ses doigts s’il y tenait. Étant donné l’effroi qu’elle lisait dans son regard, le message était passé. Sa menace aussi. Encore une fois, elle décelait autre chose à travers sa terreur. Ce truc qui lui rappelait à quel point elle avait dérapé et qu’elle s’enfonçait de plus en plus dans cet enfer… Ce constat lui donna un soudain coup de sang et sans réfléchir, elle leva une nouvelle fois sa baguette, mais elle la planta sur le dos de sa main si violemment qu’elle l’épingla au bureau. Monsieur Derson hurla de douleur en ce lieu où personne ne pouvait l’entendre.
Sam recula de quelques pas en le regardant d’un air jugeur. Elle restait parfaitement insensible face à son geste. À quel moment dans sa vie ce genre d’acte était devenu banal en la laissant de marbre ? De toute façon, ce monde n’avait aucun sens. Autant appliquer sa propre justice, même si ses méthodes lui valaient la peine de mort si une partie de son passé remontait à la surface.
Contre toute attente, Derson eut la force de retirer la baguette qu’elle lui avait plantée dans la main en lui arrachant un nouveau cri de souffrance. Il attrapa aussitôt du tissu pour couvrir sa blessure qui saignait abondamment. Tout en s’écrasant davantage dans son fauteuil, lui lança d’une voix ironique et désespérée :
— Vous m’épinglez, mais vous n’êtes pas à l’abri de l’être aussi vu les origines douteuses de vos fonds !
— Je suis une Méridionale et vous ne valez pas plus que des endettés à mes yeux. Ne jouez pas plus dangereusement que la situation l’est déjà pour vous.
— Loi numéro neuf, « les Juges ont tous les droits »…
Sam éclata de rire en entendant cette loi. C’était vrai, les Juges, c’étaient en soi ses plus grands ennemis. Même si elle s’était fait une place de choix dans la fosse aux lions, avec eux, elle n’avait que deux possibilités : les tuer ou les fuir. La deuxième solution s’avérait toujours la plus facile étant donné qu’elle la maitrisait de bout en bout.
— Qu’ils essaient, on verra bien s’ils peuvent de courir après un fantôme. Même si on me voit, personne ne peut confirmer que j’existe réellement. Comment je m’appelle ? D’où je viens ?
Qui pourrait répondre ? Elle-même en était incapable. Son malheur constituait sa force et s’apitoyer sur son sort était une chose qu’elle ne savait pas faire. Elle lui rappela une dernière fois d’une voix froide dénuée d’émotions :
— Minuit. Si vous n’avez pas fait ce qu’il faut, l’établissement brûlera et vous avec.
À nouveau, Sam vit monsieur Derson blêmir alors qu’il commençait à tourner de l’œil à cause de sa main meurtrie. Néanmoins, elle quitta tranquillement le bureau. Le bruit des machines était assourdissant et elle ne douta pas un instant que même les travailleurs endettés qu’elle croisait n’avaient pas entendu leur patron hurler de douleur. Quand elle rejoignit l’accueil, il ne lui fallut qu’un regard pour que le vendeur comprenne qu’il devait lui ouvrir.
Dehors, Sam apprécia l’air froid et sec au ciel couvert alors qu’elle entendit la porte du magasin se verrouiller derrière elle. Elle souffla en fermant les yeux. Il y avait trop de bruit, la circulation devenait dense à cette heure. Le silence lui manquait, mais elle n’avait pas d’autre choix que de se noyer dans la masse pour se protéger. Sam soupira en se frottant la nuque, puis quand elle ouvrit les yeux, son regard se posa sur une voiture. Elle reconnut immédiatement le profil de l’homme au volant qui semblait plongé dans son journal.
Naturellement, comme si elle ne l’avait pas remarqué, Sam partit en direction d’une banque qui lui servait de point de passage pour ses fonds. Cependant, son côté paranoïaque qui s’était installé avec le temps la poussa surtout à vérifier si elle était suivie ou non. Elle s’arrêta devant la vitrine d’un magasin de vêtement après plusieurs minutes de marche. Si elle portait une tenue plus commune, elle y serait rentrée pour mieux observer. Néanmoins, le reflet de la vitre lui suffisait pour apercevoir à nouveau cet homme sur le trottoir d’en face, plusieurs mètres derrière elle.
Sam tiqua légèrement et sortit son téléphone portable pour ne pas rester immobile et trahir qu’elle était en train de le surveiller. Elle avait une bonne mémoire visuelle et elle le reconnaissait sans le moindre doute. La soixantaine, les traits tirés et le visage allongé. Chapeau vissé sur la tête et grand manteau… C’était l’agent du FBI qu’elle avait croisé le jour d’avant. Elle serait naïve de penser qu’il n’avait pas remarqué que le pressing ait été fermé juste après qu’elle soit entrée.
Changement de plan. C’était hors de question qu’il la suive aux banques qu’elle employait pour passer son argent blanchi. Tranquillement, elle reprit son chemin en réfléchissant. Le semer sans qu’il comprenne comment, ce n’était pas un problème. Sa tactique fonctionnait toujours. Elle ne devait pas se rendre à Northgate tant qu’elle n’était pas certaine de s’être débarrassée de lui.
Sam entra dans une petite galerie marchande après une vingtaine de minutes à marcher. Elle n’était pas vraiment fréquentée à cette heure de la journée, mais il y avait assez de passage pour qu’elle puisse se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre. Elle rejoignit les sanitaires du bâtiment avant de se diriger vers les toilettes des femmes où elle était sûre qu’elle ne serait pas suivie. Tout en se rendant à la cabine la plus éloignée, elle nota que seulement une était occupée. Par chance, personne ne l’avait vue entrer ici, elle allait pouvoir repartir sans devoir se méfier de celles qu’elle pourrait croiser.
Dès que Sam ferma la cabine, elle quitta son sac à dos pour l’ouvrir et prendre une tenue radicalement différente de celle qu’elle portait. Plus classique et passe-partout. Elle retira sa perruque brune qu’elle rangea dans un pochon et réajusta les épingles qui retenaient ses nombreuses tresses bleues, bien plaquées sur son crâne. Puis elle en sortit une autre rousse, à la coupe en carré mi-longue. Après l’avoir correctement accommodée à l’aide d’un petit miroir, elle termina de s’habiller en retournant son manteau à double face.
Par chance, elle était déjà maquillée pour cacher sa tâche de naissance. La chasse d’eau retentit et Sam resta silencieuse et à l’écoute pour savoir quand la personne serait partie. Dès qu’elle fut certaine qu’elle pouvait sortir, elle fit la même chose à son tour et referma son sac. Elle prit deux minutes pour mettre des lentilles marron et une paire de lunettes tout en vérifiant que sa perruque était correctement placée. Lorsqu’elle quitta les sanitaires, elle prit soin de garder son sac sous le bras pour que celui ne soit pas repéré.
Sans être surprise, elle retrouva celui qui le suivait un peu plus loin de l’entrée, faussement intéressé par son journal qu’il utilisait pour se donner contenance. Cependant, même s’il avait relevé les yeux au moment où elle était sortie, il ne l’avait pas reconnu car il s’était aussitôt replongé dans sa lecture. De son côté, elle se dirigea tranquillement vers la bouche de métro.
Sur le quai, elle esquissa un petit sourire. L’agent ne l’avait pas suivie. Encore une fois, elle s’était transformée au point de devenir méconnaissable malgré sa taille. On la voyait, on la suivait, puis elle disparaissait sans laisser la moindre trace derrière elle. Un art qu’elle maitrisait si bien maintenant qu’elle pouvait faire face à des personnes qui l’avaient connu sous une autre identité. « Fantôme ». Voilà un nom qui lui correspondait bien.