La chambre
Une éternité que j’ai franchi cette porte pour la dernière fois. Très étrange comme sensation. Tous les autres étaient occupés ailleurs dans cette maison, mais je voulais être seul pour venir ici.
Je passais ma main sur la porte en bois, identique à mes souvenirs, le même bleu clair un peu délavé. Les mêmes traces de frottements qui marquaient la peinture en surface. Cela faisait comme une empreinte digitale sur un ruban adhésif que maman, tel un Sisyphe infatigable, désespérait de maintenir propre selon ces mots, alors même qu’en nettoyant, elle ajoutait des traces chaque fois que son corps en frôlait la matière.
Nous l’avons enterrée le mois dernier, aujourd’hui la famille s’était réunie pour vider la maison afin de la mettre en vente. Sauf que je n’arrivais pas à ouvrir cette fichue porte.
Je ne les croyais pas quand mes frangins me lançaient que maman avait gardé ma chambre intacte. Pourquoi ? Je suis le seul pour qui elle a fait ça. Mais pourquoi ? C’est sur qu’on ne s’était pas quitté dans la joie. Rapport à mon père. Ce fut plutôt de hauts cris, un baluchon et adieu à jamais.
Oh, je n’en ai jamais voulu à ma mère, mais tant qu’il était vivant il était hors de question que je revienne par ici, et puis après, une fois mort, disons que le quotidien était tellement bien implanté que j’y pensais que rarement, sans parler de la distance toute physique celle-là. Ouaip, piètre excuse. C’était un passé que je souhaitais oublier, inutile de me voiler la face.
Et me voilà devant cette porte, presque 25 ans plus tard, effrayé à l’idée d’entrer dans ma propre chambre.
– ********* ! Tout va bien ?
Évidemment, quelqu’un allait finir par remarquer que je me tenais là immobile comme un imbécile. Prenant une bonne inspiration, je me saisis de cette fichue poignée et entrais avant de répondre.
– Tout va bien, oui, pas de soucis !
Je jettais un regard circulaire dans la pièce, refermant derrière moi, grimaçant un sourire plus douloureux qu’autre chose.
Cette porte était le seuil des enfers. Un retour forcé dans le passé, à un moment que je préférerais oublier.
Juste une fausse note dans le décor, le lit était fait bien proprement, sans un pli. Je dormais, à l’époque, plus souvent dessus, que dedans. Une simple couverture me suffisait, mais maman et l’autre aussi, tenaient dur comme fer à ce que le lit contienne la bonne quantité de draps, duvets, dessus-de-lit, protège-matelas et que sais-je encore. Puisqu’il était hors de question que je refasse au carré cet empilement chaque matin au réveil, j’utilisais donc une couverture et me reposais dessous, sur le lit toujours intact. Je passais dix bonnes secondes à tirer un peu à gauche à droite pour éliminer les faux plis, une fois levé, mais ça n’allait pas au-delà. Je perdais plus de temps à ce jeu-là à replier et ranger ma couverture.
Il faisait aussi sombre que dans mes souvenirs. La fenêtre était orientée plein sud, et la chambre était franchement, largement trop lumineuse à mon goût. Surtout quand il s’agissait d’étudier. Le petit bureau était juste sous l’ouverture, ce qui faisait qu’une fois installé, j’avais toujours le soleil dans les yeux. Évidemment, j’avais plus d’une fois déménagé le meuble et tenté de réagencer la pièce dans d’autres configurations.
Le truc, c’est qu’étant gamin, le père m’avait fait tout un tas d’étagères suspendues au mur avec de simples planches travaillées de ces mains et c’était franchement super, mais bien sûr, ça entrait en conflit avec les modifications que je voulais opérer. Il y en avait sur trois pans de mur, d’à peu près un mètre cinquante de hauteur jusqu’au plafond. Ici et là, il y avait juste les trous nécessaires aux meubles comme mon lit ou le bureau. Et donc il fallait réagencer aussi les étagères, ce que je ne pouvais faire seul. Le père refusa tout net. Certes, c’était beaucoup de taf, mais pas plus que vider ces étagères des milliers de livres et autres objets qui s’y trouvaient dans une vingtaine de gros cartons qu’il avait fallu empiler à côté. Je voulais lui faire voir combien j’étais sérieux en faisant ça. La blague. « étudier c’est pour les femmelettes ! Va plutôt travailler ! »
Ne pouvant réaménager la pièce, il fallut imaginer une parade à cette luminosité intempestive. Dans un premier temps, je me suis contenté de fermer les volets en espagnolette, mais le rayon lumineux qui passait toujours se trouva être encore plus casse-pied, surtout quand vous l’aviez en plein visage. Depuis l’intérieur, j’avais donc agrafé un vieux T-shirt sur chaque pan des volets pour filtrer et atténuer l’intensité lumineuse de la bande restante.
Le vieux T-shirt n’étant pas parfait, j’essayais d’autres tissus jusqu’à m’estimer satisfait. Enfin, je pus travailler un peu plus sérieusement dans cette chambre. Évidemment, cela empêchait désormais d’ouvrir les volets en grand. Le père n’en cessait pas de piquer sa crise sur le sujet. Plusieurs fois, il détruisit mon installation pour assoir son autorité sur moi comme il disait. « C’est pas un p’tit merdeux de branleur qui va venir me dire quoi faire chez moi ! » Voilà sa phrase habituelle. Moi, je me contentais de ne pas relever, et dès qu’il avait le dos tourné, dans la demi-heure, je sortais mon agrafeuse et réinstallais le tout l’air de rien.
J’approchais de la fenêtre, souvent je mélangeais mes cendres de cigarette avec un peu d’eau, et je passais cette pâte sur le verre des vitres pour atténuer encore plus la luminosité générale. Maman n’avait visiblement pas poursuivi cette pratique, mais elle avait cloué un vieux chiffon sur les volets et elle avait dû le faire assez récemment vu qu’il ne paraissait pas trop abimé.
Le père n’aurait jamais supporté que je fasse ça, utiliser des clous. La scène aurait dégénéré en un aller-retour, voire plus, sans parler de la quantité de coups de pied au cul pour m’apprendre à dégrader le matériel. Maman l’avait fait elle, et c’était certainement plus efficace ainsi que mon montage à coup d’agrafeuse bureautique.
Sans y prendre garde, je nettoyais une larme, menaçant de couler, puis la fixait un bon moment au bout de mon index, surpris de l’y trouver là.
Rien n’avait changé ici. C’était terrifiant. Le même bloc note sur un coin de bureau à côté du cendrier, la même lampe de chevet, jusqu’au vieux radio-réveil que j’avais depuis tout gamin bien que je me rendis compte qu’il ne devait plus fonctionner, ou qu’il n’était pas branché.
Et ces livres ! On pouvait retracer là tout mon parcours depuis tout petit rien qu’au travers de ces piles de livres. Quand je vivais encore ici, je n’avais quasiment jamais rien jeté. Visiblement, maman avait fait pareil. Approchant d’un placard encastré dans le mur j’en ouvris la porte coulissante. Derrière, il y avait toujours mon énorme pile de Lego, dans leur grosse caisse plastique, avec par-dessus des figurines de dinosaures, voitures télécommandées, et pendillant au-dessus, mes chemises, vestes et manteaux d’hiver, chacun sur leur cintre respectif accroché à une barre de fer sertie dans la cloison. Le travail du père encore. Comme pour tout dans cette maison.
C’est lui qui l’avait montée presque tout seul, il avait juste laissé les fondations, le sol, la charpente et la toiture à des artisans locaux, tout le reste, il l’avait fait peu à peu, y passant deux à trois heures de plus le soir après son taf ainsi que tous ces week-ends pendant des mois et des mois. « Un homme, ça travaille de ses mains » qu’il disait fièrement. C’était sur que là, on ne pouvait pas faire pire pour lui que de m’avoir pour fils. Je trouvais ça ridicule en plus. Si c’était pour une question d’argent, j’aurais pu comprendre qu’il fasse le maximum par lui-même. Mais même pas, c’était du pur égo. Il avait suffisamment d’argent pour être rentier et se payer en prime quatre à cinq maisons comme la nôtre. Vraiment, c’était juste ridicule ! A son image de vieux cons.
Je me penchais sur ma première bibliothèque, passant le doigt sur la tranche des livres. Des bandes dessinées, du temps du primaire, Tintin, Astérix, les tuniques bleues, Thorgal… ici la collection des héros du passé. Le genre de pratique qu’adoraient les éditions Hachette et compagnie, où tu as le premier numéro en kiosque pour une somme ridicule, puis le prix continue de monter à chaque volume suivant jusqu’à devenir du vol pur et simple si tu tiens à boucler la collection. Maman tenait toujours à les boucler, s’arrangeant dans ces comptes pour que le père n’en sache jamais rien. J’en avais donc pas mal de ces collections-là comme les héros du passé avec Ulysse, Roland, Charlemagne, Arthur, Lancelot et tous les autres. L’histoire de France simplifiée, très riche en illustrations. Les dinosaures, sur toute une rangée complète et d’autres encore. Arrivaient ensuite les premiers romans, alors que j’entrais au collège. Le bossu, les trois mousquetaires, Monte-cristo, les Tolkiens, Ivanhoé, Stephen King. Vous pouviez suivre mes passions du moment à la trace dans cette chronologie de mes achats. Mes achats oui, car ces livres, je les avais payés moi-même. À cause, ou grâce au père en fait, qui refusait tout Net que je puisse avoir le moindre argent que je n’ai gagné par moi-même. Il ne supportait pas non plus que je reste « à rien faire » avant et après l’école. Faire ses devoirs le soir après les cours ou le week-end, entrant dans cette catégorie. « laisse tous ces papelards à tous ces gays et faiblards derrière leurs bureaux, soit un homme que diable ! »
Je fus donc amené à passer le plus de temps possible loin de la maison étant tout gamin, et je finissais seul dans un coin de campagne. C’est là que les romans arrivèrent dans ma vie. Petit boulot = argent = nouveaux romans à lire. Je devins donc le pro de la tonte de pelouse et du désherbage de jardin dans le village pour gagner trois pièces. Je pus voir avec un certain plaisir, il faut l’avouer, le visage du père se décomposer toujours un peu plus pour chaque nouvelle rangée de romans que j’ajoutais à la précédente alors même que je faisais exactement ce qu’il voulait.
Au début, toutes les étagères qu’il avait construites dans ma chambre étaient couvertes de jouets d’enfants, photo ou similaires, mais peu à peu, ce sont des livres qui vinrent remplacer tout cela. Inacceptable pour le père. Comment pouvait-il avoir engendré un fils si dégénéré, bref vous voyez le tableau.
Tiens, ma période science fiction ici au lycée, Herbert, Asimov, Cherryh, Heinlein, et entre les deux, comme un intercalaire de genre, Zelazni et ses princes d’ambres. Et là, tout mes vieux mangas !
Je baissais la tête. Pas un seul grain de poussière. De mon temps, même si je prenais soin de mes livres, j’avais tendance à les ranger un peu à la va-vite et à les empiler les uns sur les autres. Là, ils étaient tous alignés, tous classés, bien proprement, sans un seul grain de poussière visible nulle part. Maman, évidemment.
Je refis un tour d’horizon de la pièce.
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi bon sang ?
Je n’avais plus que cette question en tête. J'en grinçais des dents. Qu’est-ce qui avait bien pu la motiver pour qu’elle continue d’entretenir cette pièce pendant aussi longtemps ? Qu’elle la maintienne dans l’état. Pour que je puisse y revenir un jour comme si rien ne s’était passé ? Sérieusement ??!
La porte s’ouvrit dans mon dos.
– ********* ? Tu auras besoin d’aide ?
Désolée.
Je ne vis même pas qui m’appelait, je ne m’excusais pas non plus pour l’avoir bousculé alors qu’il ouvrait de grands yeux devant la pièce hors du temps ainsi que son contenu.
Je pris la fuite. Encore.