Mes gestes s’étaient fait mécaniques, alors que je nettoyais une arme après l’autre. Nous avions perdu beaucoup d’équipements lors de notre départ précipité, mais nous avions encore de quoi nous défendre. Il faut dire que dans l’urgence de la situation, nous avions priorisé les armes d’Arya et de Jack, le fusil à pompe et l’arbalète, ainsi que toutes les lames qu’on pouvait facilement transporter sur soi. La nourriture et les médicaments, bien qu’on ait de quoi tenir deux ou trois jours, avaient passé à la trappe face aux monstres. Pour notre consommation d’eau, heureusement, nous avions laissé les quelques bouteilles auto-filtreuses dans nos sacs. La situation n’était pas catastrophique, mais le moral du groupe n’avait pas bougé. Nous nous déplacions dans une espèce de torpeur qui pourrait rapidement devenir problématique si nous devions faire à nouveau face à des Possédés.
J’avais donc entrepris de nettoyer nos armes restantes, après que nous avions changé d’endroit pour établir un nouveau camp. Les routes n’étaient pas sûres, c’étaient les premiers endroits qu’inspectaient les créatures venues d’ailleurs - celles plus intelligentes, du moins. Et puis, nous avions assez d’une seule rencontre avec un humain. Je jetai un coup d’œil à Ian. Les efforts vains de ce dernier pour s’intégrer ces dernières heures étaient flagrants, mais personne n’avait émis le moindre commentaire et il rencontrait que de la froideur. En fait, mis à part quelques messes basses, personne ne se parlait.
— Je peux t’aider ?
Je sursautai, me rendant compte que Ian avait disparu de mon champ de vision distrait et qu’il était maintenant à mes côtés. J’espérais qu’il ne s’approche pas trop, très peu à l’aise à l’idée qu’il voit notre maigre arsenal. Mais il fallait dire que ses traits animés et le vent de fraîcheur qu’il amenait, il m’était difficile d’y résister. D’un hochement de tête, je lui désignai la place à mes côtés. Tout sourire, il se saisit d’un chiffon et d’une bouteille d’eau et se mit au travail.
— Je suis désolé pour ce qui s’est passé… Isobel m’a expliqué brièvement, rajouta-t-il prestement quand je lui jetai un regard peu amène.
Tentant de me détendre, je marmonnai quelques non sens. Il m’était difficile de trouver les mots à apposer sur ce qu’on venait de vivre. J’espérais aussi qu’Isobel n’ait pas été trop bavarde, mais puisque l’homme à mes côtés ne manifestait aucune méfiance, dégoût ou colère, je jugeai qu’elle avait évité le sujet épineux de ma situation.
— On a perdu du monde aussi, depuis le début.
— Tu es resté avec le même groupe depuis l’invasion ? demandai-je, essayant d’adopter un ton compatissant.
Il opina du chef.
— J’étais à un congrès avec pas mal de collègues. On est restés enfermés quelques jours en espérant ne pas être trouvés par ces choses, jusqu’à ce que ça ne soit plus possible. On s’est greffé à un autre groupe et on a fui tous ensemble. On perdait des gens chaque jour. À bien y réfléchir, on aurait du se séparer dès le départ. D’habitude, la force est dans le nombre, mais… mais pas contre eux. Pas sans avoir de plan.
Une ombre passa sur le visage de l’homme et ma bouche se tordit en un désolé sincère. En une tentative maladroite, je détournai la conversation pour en savoir plus sur ce qu’il faisait avant. Le congrès auquel avait participé Ian regroupait les grands généticiens du pays. Il tenta de m’expliquer ses recherches, mais éclata d’un rire qui fit écho dans le silence morne du camp lorsqu’il vit l’incompréhension désespérée dans mon regard. Il parvint à m’arracher un demi-sourire désolé.
L’état de Marco était de plus en plus préoccupant. Le lendemain, je discutai à voix basse avec Arya et Jack sur notre plan d’action ; conversation qui ne fut pas fructueuse. Où pouvions-nous aller ? Notre but était redevenu le même avant la ferme : survivre. Mais force était de constater que nous avions perdu cette étincelle qui nous faisait avancer un pas après l’autre.
— J’ai une proposition à vous faire, déclara Ian.
J’avais remarqué que, contrairement à la veille, il était resté dans son coin presque toute la matinée, dans ses pensées. Jack vint s’asseoir à ses côtés, tandis qu’Arya et moi restions debout. La femme était toujours sur le qui-vive, plus même que d’ordinaire. Je ne pouvais pas ignorer que si elle semblait fébrile, son frère, lui, avait perdu énormément de son éclat et se traînait plus lourdement à travers le camp. J’avais perçu à plusieurs reprises ses traits se tordent en un rictus défaitiste.
— Je suis désolé de ne pas vous en avoir parlé plus tôt, débuta le nouveau venu, je n’étais pas sûr de pouvoir vous faire confiance… Même si je vous suis reconnaissant de m’avoir sauvé !
Il s’était empressé de rectifier ses paroles, nerveux, nous jetant un coup d’œil, à Arya et moi. J’haussai les épaules. C’était compréhensible, puisqu’il était seul face à un groupe. J’avais ressenti la même chose quand j’avais rencontré ces gens.
— Quand j’ai été séparé de mon groupe, nous nous rendions à Madon. Nous avions entendu d’un autre survivant - que les Anciens gardent son âme - qu’une résistance s’était formée là-bas.
Je crus que ses paroles attireraient l’attention d’Archeus, mais l’alien restait silencieux.
— Une résistance ? grommela Arya, incrédule.
Ian se frotta la nuque, semblant chercher ses mots.
— C’est peut-être un qualificatif un peu fort. Disons plutôt une organisation qui a réussi à suffisamment repousser ces choses pour créer un sanctuaire. Une ville fortifiée.
J’étais dubitatif, mais peut-être qu’avec suffisamment de puissance de feu… Je me rappelais vaguement que Madon était un des centres, comme Letos, où étaient concentrés les effectifs du CPP. J’en fis la remarque à Ian, une interrogation dans la voix.
— Le Corps est tombé, selon les rumeurs, l’ancienne hiérarchie n’a pas tenu. Mais il doit rester d’anciens agents pour mener la barque et surtout leurs armes.
— Ça ne me semble pas sûr, comme plan. Des armes à haute technologie, entre les mains de civils ? renchérit Arya, tapotant distraitement son fusil, pensive.
Depuis tout ce temps, je ne lui avais jamais demandé si elle était militaire. Je souris intérieurement, amer. Nous n’avions jamais été vraiment proches, depuis notre rencontre. J’avais ressenti une certaine confiance se construire pendant les quelques semaines d’accalmie, après qu’elle m’ait tiré dessus et tenté à nouveau de me tuer. Nous nous dirigions lentement vers un terrain d’entente. Maintenant, je n’étais pas certain que nous en aurions la moindre occasion.
Je fermai les yeux un moment, pendant qu’Arya bombardait Ian de questions. Il m’était impossible de mettre le grappin sur Archeus, ce qui commençait à m’irriter. Aussitôt, un sentiment de culpabilité m’envahit. Je l’avais repoussé pendant des mois, n’abritant pas toujours mes pensées agressives à son égard, et maintenant je voulais absolument sa présence ? Alors qu’il m’avait vraisemblablement sauvé la vie, au détriment de son énergie ? Je soufflai pour reprendre contenance et me concentrer sur la conversation.
— Je suis désolé… balbutiait Ian, face à Arya. L’homme qui nous guidait était avare d’informations et c’est tout ce que je sais. Il était prudent à l’idée de ramener un nouveau groupe à Madon.
Il prit une grande inspiration.
— Mais vous m’avez sauvé la vie et je prends le risque. Et puis, je ne sais pas pour vous, mais j’aime bien l’idée d’avoir un rempart entre moi et les aliens, pour une fois, fit-il en lâchant un petit rire fatigué.
Son regard vers Marco ne passa pas inaperçu, le sous-entendu était clair : avions-nous vraiment une alternative à ce plan ? L’idée était tentante, je devais l’avouer. J’aurais juste vraiment aimé avoir l’avis d’Archeus. Mes yeux croisèrent ceux d’Arya, et j’y vis son interrogation. En silence, je secouai lentement la tête et haussai les épaules, pour lui faire comprendre que mon passager clandestin ne s’était pas manifesté. Un pli contrarié apparut sur le coin de ses lèvres.
Jack remercia Ian et se leva. Il tourna la tête vers moi, semblant vouloir nous rassembler, lui, Arya et moi, pour discuter en privé. J’allais les suivre lorsque je sentis une présence à la lisière de mon esprit. Je me figeai, concentré. Aussitôt, la jeune femme à mes côtés se mit en alerte. Une ombre passa sur le visage de Jack. Mais je secouai la tête.
— Pas dangereux, leur soufflai-je. Je m’en occupe et je reviens.
La présence était faible. Le Possédé était à peine un Phase 1 : selon les explications d’Archeus, peu enclin à réfléchir puisque l’envahisseur n’avait pas réussi à s’intégrer à l’esprit humain, détruisant tout sur son passage pour ne laisser qu’une coquille vide. Aucune modification physique, si ce n’était du sang noir et une force plus grande que la moyenne humaine. Il n’aurait même pas dû survivre aussi longtemps, mais peut-être errait-il dans ces bois depuis le début. Mais mieux valait être prudent et ne laisser aucun monstre, aussi faible soit-il, nous suivre, même de loin.
J’avalais le kilomètre qui me séparait de la créature comme si ce n’était rien. Ma rapidité et mon endurance avaient grandement augmenté ces derniers temps, c’était presque une promenade de santé. Comme prévu, je parvins à me débarrasser du Possédé avec ma lame, sans rencontrer grande résistance, mis à part un éclat d’agressivité quand il m’avait aperçu.
En revenant au camp, je pris soin de nettoyer ma lame avant que le sang n’attire l’attention. Je récoltai un regard curieux de Ian, mais j’y portai le moins d’attention possible pour éviter de provoquer des questions. Rejoignant Arya et Jack, je leur fis rapidement le topo, et ils me firent part de leurs craintes. Je les partageais. En petit groupe, il était facile de contrôler ce qui pouvait nous tomber dessus. Mais nous étions plus vulnérables si nous tombions à nouveau sur des monstres plus coriaces, ou pire, une autre horde. Les blessures de tout un chacun étaient aussi une préoccupation. S’ils continuaient de s’affaiblir, nous pourrions moins nous défendre, et il allait être difficile de continuer à répondre à nos besoins élémentaires, comme la nourriture et l’eau.
Mais, d’un autre côté, Madon était une totale inconnue.
Le cri de Ian nous fit avaler la distance qui nous séparait du centre du camp. Il pointa Marco, qui avait commencé à convulser. Arya jura et s’accroupit aux côtés de l’homme blessé. Voyant Isobel chanceler, cherchant à se redresser pour venir en aide, je voulus passer mon bras sous ses épaules. Elle eut un geste de recul, me repoussant faiblement, ce qui manqua de la faire tomber. D’une main ferme pour ne pas lui laisser le choix, scellant mon esprit pour ne pas me laisser gagner par la frustration et la colère, je l’aidai à s’asseoir pour m’assurer qu’elle n’ait pas ouvert une de ses blessures ou défait l’atelle qui maintenait sa cheville en place. Elle abandonna et je vis des larmes creuser la saleté sur son visage.
Un bruyant sanglot me fit me retourner. On aurait dit le bruit d’un animal blessé, et la vision qui se jouait devant mes yeux me brisa le cœur. Elonwy, assise prêt du feu, pleurait à en fendre l’âme. Par les Anciens, je ne pensais pas qu’un si petit être pouvait émettre de tels sons. Je sentis brièvement la présence d’Archeus, son inquiétude, effleurer mon esprit, avant de disparaître.
J’aurais voulu venir en aide à la jeune fille, mais Isobel avait fini par s’appuyer sur mon épaule, semblant aussi être sur le point de craquer. Mon regard chercha Andrew. Ce dernier n’avait pas fait le moindre mouvement, le regard dans le vide. Jurant mentalement, je tentai de finir rapidement le bandage d’Isobel. Des paroles douces me firent à nouveau tourner la tête vers Elonwy, pour y voir Ian, qui s’était assis à ses côtés. Il l’enserrait de ses bras, la berçant doucement.
J’aurais peut-être dû lui être reconnaissant de s’impliquer autant dans notre groupe, alors qu’il n’avait aucun lien avec nous, mais le puissant sentiment de malaise qui m’étreignit la poitrine à ce moment m’en empêcha.
Terminant les soins d’Isobel, je lui fis un petit sourire, mais ne rencontrai qu’un regard fuyant. Je pouvais presque sentir physiquement son éloignement. Avalant à nouveau ma rancœur naissante, je me redressai et me dirigeai vers Elonwy et Ian.
— Je vais prendre le relai, soufflais-je à son intention.
L’homme hocha la tête et chercha à me céder la place, mais c’était sans compter de l’étreinte de l’adolescente. Elle ne semblait pas vouloir le lâcher. Son regard hanté ne me fixait pas, porté vers des scènes qui se jouaient dans son esprit. Ian me fit un sourire désolé.
Me mordant la joue, contrarié pour une raison qui m’échappait, je m’assurai qu’Andrew était toujours dans son état catatonique avant de me diriger vers Arya et Jack, qui s’affairaient toujours autour de Marco.
— On va devoir accepter, me dit le géant, levant son regard vers moi.
Pendant un instant, je considérai leur faire part de mon malaise, mais décidai de garder le silence. Avec ce tableau qui se jouait autour de nous, il me semblait tout simplement suicidaire de lutter plus longtemps. J’hochai donc la tête pour donner mon accord.
Une heure plus tard, nous étions en route pour Madon.