Je déballais avec appétit une barre de céréales, l’engouffrant comme si ma vie en dépendait, ce qui était à peu près le cas. La faim finissait toujours par n’être qu’une douleur de fond, mais j’avais commencé à sentir mes forces me quitter, peu importe l’avantage que me donnait mon parasite. La rasade d’eau me fit aussi le plus grand bien.
Le groupe s’était arrêté une dizaine de minutes plus tôt ; la nuit avait déjà commencé à étendre ses bras obscurs au-dessus de nos tête. Tout le monde était exténué. Le Possédé encore en vie avait arrêté de nous suivre environ une heure plus tôt, mais je n’avais pas osé les avertir à ce moment-là. Comment leur expliquer que je pouvais les ressentir, sans que cet aveu n’amène des questions encore plus… gênantes ?
Fais attention, s’il-te-plait…
Plusieurs fois, j’avais ressenti l’inquiétude d’Archeus qui grandissait à mesure que je ne respectais pas ma parole. Malgré la situation, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une petite fierté rebelle de lui tenir ainsi tête. Ça allait prendre bien plus que quelques semaines pour que je n’accepte ce qu’il m’avait fait, contre mon gré.
Je veux simplement te protéger.
Je poussai un soupir discret. Il était difficile de totalement lui en vouloir, quand il me soufflait ces promesses. Je ne connaissais ni ses réelles intentions ni sa véritable emprise, mais jusqu’à présent, tout ce qu’il avait fait m’avait permis de m’en sortir en un seul morceau.
— Tu l’a bien dégommée, cette saloperie.
Mon attention se porta sur ce qui m’entourait. Un camp avait été installé à la va-vite, avec les moyens du bord. Je fis une grimace qui se voulait être un sourire à l’intention de celui qui venait de me parler, celui qui s’était présenté comme étant Paul. J’haussai les épaules en réponse.
— J’ai fait que l’immobiliser, il était sacrément vite, rajoutais-je en marmonnant, mon regard se tournant vers la femme au fusil à pompe.
Arya. Elle ne m’avait pas adressé la parole depuis que j’avais accepté de les accompagner. Est-ce que je pouvais l’en blâmer ? Moi non plus, je ne leur faisais pas plus confiance que ça. Les êtres humains pouvaient être aussi volatiles que ces choses qui avaient détruit nos vies, et ce n’était pas une invasion planétaire qui allait nous changer sur ce point. Et puis, je craignais que ma démonstration de force n’était pas pas passée inaperçue. Heureusement, aucune question n’avait été posée, pour l’instant. Je devais faire attention, comme me le conseillait Archeus.
Paul détourna son attention de moi, papotant avec celui qui se nommait Andrew, plus jeune que lui. Les deux avaient un air de famille, ils étaient cousins, ce que j’appris un peu plus tard dans la soirée. Leur chef, Jack, ce géant sympathique qui me déstabilisait à chaque sourire un peu trop enjoué pour la situation de merde dans laquelle nous nous trouvions, était le frère d’Arya. Il y avait ensuite Marco, celui salement blessé par un des Possédés. Il dormait déjà, assommé par les analgésiques que lui avait donnés la jeune femme, Isobel. Plus volubile, elle fut la première à me parler de sa vie, ne ressentant aucune gêne à me dévoiler son passé. Ingénieure de trente-cinq ans, elle n’arrêtait pas de triturer quelque chose entre ses mains, quand elle parlait. Et, finalement, emmitouflée jusqu’aux oreilles au bord du feu, la gamine qui ne parlait jamais. Seule Arya avait réussi à lui soutirer un mot depuis qu’elle s’était joint au groupe, deux semaines plus tôt. Son nom était Eilonwy.
Le groupe hétéroclite semblait plutôt soudé. Ils étaient aptes à survivre, pour la plupart, même si cette pensée me rendait pessimiste. Et d’un autre côté, ils me rendaient méfiant. C’était risqué de s’intégrer à un groupe déjà formé, j’en avais eu plusieurs fois l’expérience, dans un pensée qui me semblait tellement lointain. La moindre différence nous transformait en bouc-émissaire.
Ils étaient sept, armés et forts. Nous étions deux.
Si ça tourne mal, nous ne ferons pas le poids, Riley.
J’essayais de l’ignorer, prenant une autre gorgée d’eau. Son inquiétude prenait de plus en plus de place. Je préférais me concentrer sur le fait qu’ils étaient armés. Qu’ils avaient des ressources. Et ne disait-on pas qu’à plusieurs faisait la force ?
— Et toi, tu viens d’où ?
Je pris quelques secondes à réaliser que la voix n’était pas dans ma tête, mais plutôt celle de Jack, qui s’était rassis après avoir déposé une couverture supplémentaire sur les épaules de l’adolescente silencieuse.
— J’ai toujours vécu à Letos, répondis-je, restant évasif.
Leur raconter ma vie ? S’il y avait bien une chose que j’avais envie d’oublier, c’était mon passé. Et puis, je ne voulais plus jamais voir de la pitié dans les regards d’autrui.
— Mon cousin et moi, on y était pour faire affaire, répondit Paul en tapant dans le dis d’Andrew, qui manqua de s’étouffer avec sa soupe.
— Quel genre d’affaires ? demandais-je aussitôt, désireux de dévier la conversation.
Andrew marmonna quelque chose, la tête baissée sur son repas. Le sourire de Paul était sans équivoque. Quelque chose de pas très légal, je supposais. Je ne pus m’empêcher d’avoir un petit rictus amusé. Des types dans leur genre, j’en avais croisé à tous les coins de rue. Ils avaient toujours fait partie du décor. C’était rarement eux qui foutaient la merde, à vrai dire. Je me rappelais d’un homme qui avait emménagé dans l’appartement au-dessus de chez moi. Lui ne se contentait pas de faire des petits trafics dans le même style que les deux cousins. Il avait fini par se faire descendre, quelques mois plus tard, et le quartier était redevenu calme par la suite.
— Et vous deux ?
Ma question était dirigée vers Jack et Arya. Comme je m’en doutais, celle-ci ne répondit pas, mais son frère ne se fit pas prier.
— Hilden.
J’arquais un sourcil. C’était sacrément loin au sud. Comment avaient-ils réussi à longer la côté jusqu’ici ? Les près de 2000 km de route me semblaient insurmontables. Jack sembla lire la question dans mon regard.
— On n’était pas loin de Rivenworth quand toute cette merde a commencé, expliqua-t-il, et je pus sentir son hésitation, comprenant qu’il y avait une histoire derrière ce fait. On n’a pas vraiment eu le choix d’aller au nord, des connards ont tenté de nous voler l’essence. Une sacrée course poursuite, je te dis !
— Vous vous en êtes sortis comment ?
Devrais-je vraiment être surpris d’apprendre que notre espèce, plutôt que de s’entraider, chercherait inévitablement à se tirer dans les pattes, même face à une situation aussi apocalyptique ?
— Ces… trucs blancs, commença Jack, faisant frissonner tout le monde. Ils sont entrés dans leur voiture et on ne les a plus revus.
— Pas une grande perte pour l’humanité, marmonnais-je, toujours dans mes pensées.
Riley !
Je fis la moue, jetant un coup d’œil prudent à Jack. Il finit, contre toute attente, par rire doucement. Ma remarque avait semé un malaise, je pouvais le sentir. Je devais admettre que je ne souhaiterais pas ce sort, même à mon pire ennemi. L’image de la femme se faisant déchiqueter par ce qui étaient autrefois des êtres humains se superposa devant mes yeux et je me grattai la mâchoire nerveusement.
— Vous savez ce que c’est, ces choses ? murmura finalement Isobel, brisant le silence.
C’était sûrement une question qui flottait dans le groupe depuis le commencement.
— Feu notre grand-mère dirait que ce sont les Anciens qui font le ménage, repentez-vous ou pourrissez pour l’éternité ! répondit Andrew, exagérant son ton dramatique en agitant les bras, comme ces annonceurs de malheur qu’on pouvait autrefois voir dans les rues, ce qui lui valut une claque derrière la tête de la part de Paul.
— Si les Anciens existent, vous pensez réellement qu’ils se manifesteraient sous cette forme ? maugréa Arya, qui jusqu’ici restait silencieuse.
Personne ne répondit. Personne ne connaissait la réponse à cette question. Sauf moi. Je baissai les yeux sur mes poings serrés. Sentant sûrement l’atmosphère de plus en plus morose, Jack annonça l’extinction des feus et les tours de garde. Je ne me fis pas prier pour me rouler dans mon nouveau sac de couchage, laissant la fatigue me gagner.
***
Riley restait étendu sur le dos, ses yeux fixés sur le plafond de bois de la petite cabane. Celle-ci avait changé depuis la première fois qu’il avait rencontré Archeus. Elle ne ressemblait presque plus à celle de ses souvenirs ; il avait décidé de tirer un trait sur ceux-ci, ayant compris comment construire et modifier cet espace mental où il pouvait converser avec son passager clandestin. Ce dernier avait gardé les traits du jeune homme, mais arborait cette fois-ci un chandail coloré, lui donnant presque un air candide.
Les expressions de extraterrestre avaient aussi changé. Il était de plus en plus familier avec le genre humain. Riley ne savait toujours pas si les émotions qu’il voyait passer sur son visage étaient réelles ou non. Pour l’instant, il semblait surtout nerveux, sur le qui-vive. Riley finit par rouler sur le côté, trouvant ce canapé divinement confortable malgré qu’il ne soit que le produit de son imagination. Posant sa tête contre son bras replié, il observa son parasite.
— Tu penses que c’est une erreur ?
— Qu’est-ce que ça peut faire ? Tu as déjà pris ta décision, répondit Archeus, qui faisait les cent pas.
Riley arqua un sourcil. Il n’avait jamais vu l’alien s’énerver, élever la voix, être agressif envers lui. Non, en fait, il ne semblait pas vraiment en colère, seulement contrarié. Le jeune homme se redressa, s’enfonçant dans le canapé.
— Je ne sais pas si je peux leur faire confiance, fit Riley, espérant pousser son interlocuteur à dire ce qu’il pensait réellement.
Archeus finit par s’asseoir, cessant d’avoir la bougeotte, pour lui faire face. Son expression était redevenue un peu plus neutre, même si l’inquiétude brillait toujours dans son regard.
— Ils sont imprévisibles et dangereux pour nous, pour l’instant. Mais je dois admettre qu’ils peuvent aussi être un atout, le nombre peut jouer en notre faveur contre de potentielles attaques, des miens comme des tiens. Tu dois gagner leur confiance.
Le revirement de ses propos le fit froncer les sourcils. Il prit quelques secondes pour dépêtrer les sentiments contradictoires que lui renvoyer Archeus, et les siens.
— Tu veux dire quoi par « pour l’instant » ? demanda-t-il, suspicieux.
Archeus haussa nonchalamment les épaules, mais son regard restait dur, fixé vers cet objectif qui continuait d’échapper à son hôte.
— En attendant que tu devienne plus fort, fut sa réponse.
Riley soupira et se laissa à nouveau tomber vers l’arrêter.
— Peut-être que je peux défoncer un Possédé maintenant, mais je ne vois pas en quoi je te serais utile dans cette guerre. Nous ne sommes que deux face à une armée.
Archeus resta silencieux, comme à chaque fois qu’il tentait de lui soustraire des informations. Jusqu’à présent, ils ne se dirigeaient nulle part. Ils ne faisaient que survivre, en s’éloignant autant que possible des centres névralgiques, là où la concentration de Possédés était la plus grande. Il voulait que son hôte devienne plus fort, mais Riley n’arrivait pas à comprendre pourquoi. Et, toujours la même question : pourquoi lui ?
— Gagner leur confiance donc, en restant prudent, au cas où ils décident de nous ziguouiller, abandonna Riley en marmonnant, les yeux à nouveau rivés sur le plafond.
C’était peut-être ce qui allait se produite, s’ils découvraient ce qu’il était réellement. Un sourire sans joie vint étirer ses lèvres. Peut-être faisait-il enfin parti d’un groupe, mais il allait toujours se sentir seul. Enfin, sans compter Archeus.
Advienne que pourra.
***
Un coup dans les côtes me réveilla en sursaut. Le coeur battant, je me redressai sur mes coudes, mon regard affolé s’ancrant sur le visage d’Arya, qui était légèrement penchée vers moi. Malgré ma résolution de rester avec eux, je ne pus m’empêcher de penser au fait qu’elle aurait pu me tuer, là, maintenant.
— Tu sais que tu parles dans ton sommeil ?
J’essayai de faire disparaître la nervosité sur mes traits, détournant le regard pour observer les alentours avant de revenir vers elle. J’haussai les épaules comme toute réponse. Elle sembla vouloir ajouter quelque chose, mais se ravisa.
Ils ne m’avaient pas réveillé, constatai-je, un peu confus.
— Jack a dit que tu avais l’air d’avoir besoin d’une nuit complète, me dit Andrew en passant à côté.
— Comme vous tous, grommelai-je en me remettant sur mes pieds pour commencer à ramasser mes affaires.
Le jeune homme leva les mains en signe d’ignorance, retournant à ses tâches. J’étais reconnaissant envers Jack. Il était vrai que je n’avais pas dormi plus de deux heures d’affilées ces six dernières semaines, devant assurer seul - techniquement - pour surveiller mes arrières. L’anxiété constante de ne pas savoir si quelqu’un, ou quelque chose, allait surgir des fourrées pour me trancher la gorge rendait le sommeil assez hasardeux.
Une fois tout le monde prêt, nous nous retrouvons à nouveau sur la route. Personne n’était revenu sur ma promesse, celle où j’avais affirmé les quitter une fois loin de la ville et du Possédé restant qui y avait élu domicile. Archeus était silencieux à ce propos aussi, même si je le sentais toujours dans un coin de mon esprit. Je n’arrivais pas à le cerner, mais je préférais me concentrer pour le moment sur mes nouveaux alliés.
Je n’arrivais pas à quitter mon silence inconfortable les premiers jours, jusqu’à ce que je finisse par engager la conversation avec Jack, puis Paul et son cousin. Ils sentaient mes réserves, et même si le plus jeune, parfois, tentait de pousser les limites de celles-ci, ils respectèrent à peu près ma décision. En contrepartie, je ne posais pas non plus de question, sauf quand ils me faisaient la conversation et semblaient à l’aise sur le sujet. Ce fut avec surprise que je me rendis compte que j’appréciais de plus en plus ces moments passés en leur compagnie. Je n’avais jamais eu d’amis proches, peut-être un ou deux par le passé, qui avaient fini par partir. Évidemment, je ne les considérais pas vraiment comme tel, mais une invasion extraterrestre avait tendance à créer des liens improbables, non ?
Outre Eilonwy qui ne parlait à personne, la seule à toujours garder ses distances fut Arya. À plusieurs reprises, je les surpris, elle et son frère, en grande discussion. Les regards de la jeune femme dans ma direction ne me laissaient aucun doute sur le sujet qui les animait. Je ne savais pas ce que j’avais bien pu faire pour susciter autant de méfiance, alors que tous les autres semblaient si ouverts et peu soupçonneux.
Certains humains peuvent être très sensibles à ce qui est différent.
Pouvait-elle sentir la présence d’Archeus dans mon esprit ?
Je ne sais pas, Riley. Fais attention.
C’était tout ce qu’il me disait ces derniers temps. Parfois, je me demandais s’il n’était pas jaloux que je tisse des liens avec autrui. Une pensée qui me faisait doucement rigoler, perplexe. Je ne pouvais pas lui attribuer des émotions aussi puériles et humaines, il me semblait tellement… au-dessus de tout ça. Il devait vraiment s’en faire pour ma sécurité. Après tout, j’étais littéralement le seul moyen de transport disponible, dans l’état de faiblesse où il était. Je lui avais déjà demandé ce qu’il arriverait s’il me quittait. Où irait-il ? Pouvait-il mourir ? Il avait refusé de me répondre.
Nous zigzaguions toujours vers le nord, rejoignant et quittant les routes lorsque les lieux devenaient trop dangereux. Nous avions presque réussi à mettre la main sur une voiture avec un peu d’essence, mais une altercation avec un Possédé avait rendu le véhicule inutilisable. Ils étaient plus malins qu’ils en avaient l’air. Maigre consolation, la créature était partie en fumée dans l’explosion. Arya faisait des merveilles avec son arme, encore et toujours. Elle semblait vraiment faire qu’un avec celle-ci. Je m’étais posé la question où elle avait pu apprendre à la manier ainsi, ainsi que celle de la propriété de son arme. Lui appartenait-elle ? La plupart des armes, aujourd’hui, ne pouvaient être utilisées que grâce à la reconnaissance de la puce de leurs propriétaires. Soit Arya avait en sa possession un très ancien modèle, soit elle avait des connaissances en piratage qui dépassaient l’entendement. Je m’abstins de lui poser la question.
À plusieurs reprises, je parvins, avec l’aide d’Archeus, à éviter des mauvaises rencontres. Faire passer ce sixième sens pour des intuitions ou de la change était compliqué. Peut-être que le fait ne pas avoir à faire face à ces monstruosités poussait les autres à ne pas trop se poser de questions. Mais, chaque fois, je pouvais sentir le regard d’Arya, suspicieux et interrogatif. Oui, fais attention, Riley.
Le moral des troupes commença à décliner au dixième jour. Nous nous étions enfermés dans une routine monotone difficile à se défaire : marcher toute la journée, éviter les Possédés et les potentielles menaces humaines, trouver un endroit où dormir la nuit, et, si nous étions chanceux, dévaliser une maison qui n’avait pas été saccagée jusque-là. Le tout en ayant que le fait de survivre comme objectif.
Ce fut complètement épuisés que nous tombions, le lendemain, sur une ferme. Et une lueur d’espoir se ralluma.