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MirandaFlanders
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Chapitre 3

Kjell avait la tête qui tournait. 

L’âme-sœur du Wendigo. 

Le lien d’âme-sœur était quelque chose de précieux et de sacré offert par la Mère-Louve, il pouvait être de n’importe quelle nature : familial, amical, bien souvent amoureux… mais une âme-sœur était une autre partie de soi, le revers d’une même pièce. Trouver sa moitié était souvent une source de festivités et de bonheur. 

Mais là, Kjell se sentait davantage au fond du trou, complètement acculé, qu’heureux de la découverte. Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il se passer ? Vu l’expression du shaman lorsqu’il était reparti de sa hutte pour rentrer, rien de bon, il le craignait. 

— Kjell, tout va bien ? Yvana l’accueillit à son retour avec douceur, et Kjell ne se sentit pas le coeur de lui avouer le diagnostic. Il avait trop peur de la manière dont elle le regarderait, dont elle le jugerait. Après tout, il était lié à un monstre. À celui qui dévorait leur forêt depuis des décennies. Qu’est-ce que ça pouvait bien dire sur lui ? 

— Oui, maman, tout va bien ! Juste de mauvais rêves. 

De mauvais rêves, il l’espérait tellement. 

— Oh, il t’a donné de quoi t’aider à dormir plus tranquillement alors ? 

— Non, ça devrait passer. 

Il n’aimait pas lui mentir, mais il n’était pas prêt à partager cette nouvelle. Pas maintenant. Alors il se contenta de lui répondre en évitant de trop plonger dans son regard avant de filer dans sa chambre pour se coucher sur son lit. Celui-ci était confortable et accueillant, le faisant pousser un profond soupir lorsqu’il s’y installa. Ses pensées tourbillonnaient toujours dans son crâne, mais son corps pouvait au moins se détendre, tous ses muscles se déliant petit à petit. 

La question était la suivante : que faire, maintenant ? À part faire confiance au shaman pour régler tout ça, il ne savait pas quoi faire. Jusqu’à aujourd’hui, il voyait le Wendigo comme un monstre, une entité dénuée de sentiments et de cœur. Mais pour que celui-ci soit son âme-sœur, c’était qu’il devait y avoir quelque chose, tapi bien au fond ? Pourquoi la Mère-Louve lui ferait-il ça, sinon, autrement que pour le punir de quelque chose ? Mais plus il y réflechissait, plus les histoires des Anciens lui revenaient en mémoire ; à quel point le wendigo était sanglant et brutal, à tout dévorer sur son passage, nature comme animal. Comment il avait failli annihiler leur clan il y a des années de cela, ses crocs impitoyables s’étant enfoncé dans le corps de leur ancien alpha et de bien d’autres loups après lui. 

Et ils étaient liés. 

Un rire amer s’échappa de ses lèvres alors que Kjell se roula en boule dans son lit. Le plus dur, c’était peut-être aussi de devoir faire le deuil d’un lien que tout homme-loup attendait impatiemment dans sa vie. Bien sûr, il arrivait que l’âme-sœur arrive tardivement, alors que la vie de chacun était déjà bien avancée et faite. Ou alors la différence d’âge était parfois trop importante pour ne pas faire froncer les sourcils. Le lien n’était alors pas romantique mais platonique, familial. Et ce que Kjell aurait aimé avoir ça. Une sœur de cœur, une mentor, une amante. Même au masculin, il aurait été ravi. Tout sauf ça.

Cette nuit-là, le sommeil fut long à trouver Kjell. Enveloppé dans un cocon de pensées tourmentées, il se tournait et se retournait sous ses couvertures. Chaque ombre projetée par la lune à travers les fenêtres semblait prendre la forme du Wendigo, lui rappelant sans cesse les chaînes invisibles qui les unissaient désormais. Peut-être aurait-ce été mieux d'être atteint de la Fièvre du Wendigo plutôt que d'être son Lié ? Il y aurait au moins eu une solution, un remède. Parce qu'à part la mort de l'un d'entre eux, ils seraient liés jusqu'à la fin. 

Dans les jours qui suivirent, Kjell fut en proie à une lutte interne intense. Son cœur oscillait entre la fidélité qu’il portait aux siens et la curiosité presque morbide d'explorer ce lien. Il commença à passer de longues heures à arpenter la lisière de la forêt, là où l'ombre du Wendigo rôdait, cherchant des traces et des réponses. Parfois, il croyait apercevoir un mouvement fugitif entre les arbres, de l'autre côté de la rivière qui délimitait leur territoire, mais il ne s’en approchait jamais assez pour en être certain.

Mais ce jour-là était différent, il le sentait dans l'air. Le ciel était chargé, les nuages gris et bas menaçaient de les inonder au moindre instant. En rentrant d'une de ses rondes, des lapins morts dans la main, il fut accueilli par le Shaman et quelques guerriers, à l'entrée du clan. Tous avaient le visage fermé à son approche. 

— Shaman ? 

Le ton de Kjell était curieux, quoiqu'un peu teinté d'inquiétude. Dans le dos des guerriers, certains villageois observaient, une ribambelle d'expressions les habitant. Mais pour la plupart, ils reflétaient de l'inquiétude, de la colère, voire de la trahison. Kjell ne comprenait pas. 

— Kjell, commença sombrement le Shaman, j'ai pris une décision difficile pour le bien du clan, mais que je pense juste. Ton lien d'âme est trop lourd à porter, trop dangereux. Que ferons-nous si les protections lâchent et que le Wendigo traverse la rivière pour te retrouver ? 

Il avait peur de deviner où ça allait mener, mais en même temps...  une certaine colère l'envahissait à l'idée que le Shaman avait partagé son secret à tout le clan. Que tous soient au courant de l'identité de son âme-sœur, alors qu'il peinait déjà à se faire à l'idée et à trouver une solution pour le bien de tous. Le Shaman lui avait coupé l'herbe sous le pied et, loin de lui offrir de l'aide, le voilà qui s'apprêtait à l'exclure. Un profond sentiment d'injustice l'envahit. 

— Je t'exclus du clan, de la forêt, et t'ordonne de traverser la rivière dès ce soir. Pour le bien de tous, du clan, j'espère que tu comprends et suivra ma décision.

Voilà. 

Les lapins glissèrent de ses bras, tombant au sol comme l’irrémédiable vérité de son exil. C’était une condamnation à une fin certaine de l’autre côté, hors du territoire protégé. Condamnation usuellement donnée aux exilés ou aux criminels, et il ne se sentait ni l'un ni l'autre. 

— Non ! Shaman, je vous en supplie, ne faites pas ça ! Pas à mon Kjell ! résonna la voix de sa mère, derrière les guerriers. Elle essaya de se franchir un chemin, de venir à sa rencontre, mais on ne la laissa pas faire. Vald la retint en secouant gravement la tête, tandis que Panos, le Shaman, se tourna vers elle. 

— Votre fils est un danger pour nous tous, vous devez le comprendre et l'accepter. J'en suis le premier navré... 

— Pitié, il doit y avoir une solution... , se mit-elle à pleurer, à supplier, les larmes coulant chaudement sur ses joues.

Mais intransigeant, le Shaman n'en fit rien, ordonnant d'un geste de la tête ses guerriers à agir. Ceux-ci se refermèrent brusquement sur Kjell, deux l'empoignant par les épaules pour le forcer à marcher, à rebrousser chemin. Et il eut beau se débattre, chercher à s'enfuir, leur poigne sur lui était telle qu'il ne put rien faire. Ils étaient de toute façon trop nombreux pour qu'il puisse se battre pour sa survie. 

Alors qu'ils s'éloignaient de l'entrée du clan, les conversations éclatèrent derrière eux. Les villageois partageaient, les regards échangés étaient lourds ; Kjell se retrouva écartelé entre le soutien muet de quelques-uns et le dédain  flagrant des autres. Et les murmures le suivaient, comme autant de flèches se logeant dans son dos. Il se sentait comme un intrus, un étranger soudainement privé de tout. La dernière chose qu'il entendit, avant que le silence de la forêt ne l'étreigne, fut les sanglots lointains d'Yvana.

Une fois à la lisière du bois, les guerriers relâchèrent enfin leur emprise. Kjell se redressa, ébranlé mais debout, essuyant ses joues de toute trace d'humidité. Le Shaman se dressa en face de lui, dernier rempart entre la rivière et lui.

— J'espère que tu comprendras ma décision, si pas maintenant par la suite. Elle n'est pas contre toi, Kjell. 

Mais Kjell ne répondit pas, ses yeux animés d’une colère sourde et d'un sentiment d’injustice. Alors, comme pour sceller ce moment, la pluie se mit à tomber avec violence, effaçant toute illusion de chaleur, drapant leurs silhouettes dans un voile glacé.

On le poussa en direction de la rivière et il savait qu'il n'avait d'autre choix que de traverser. Ses pieds glissèrent sur l'herbe mouillée tandis qu'il se dirigeait vers le point de non-retour. La rivière rugissait comme une bête affamée prête à l'engloutir. Kjell prit une profonde inspiration, puisait ses dernières réserves de courage. Il enjamba la berge, sentit le froid de l'eau mordre sa peau lorsqu'il commença à avancer à travers la rivière tumultueuse. Chaque pas était un combat contre le courant puissant, mais une détermination farouche le poussait à continuer.

Lorsqu'il parvint enfin de l'autre côté, épuisé et trempé, il se retourna une dernière fois. Des silhouettes floues observaient toujours depuis l'autre rive. Là, il sut que c'était vraiment la fin — une fin pour sa vie telle qu'il l'avait connue. Le territoire inexploré s'étendait devant lui, immense et inquiétant, mais surtout glacial. Comme si l'hiver y avait depuis longtemps établi domicile. Tout était gelé : certains arbres complètement dénudés, l'herbe avec ses reflets de givre... seule la rivière grondait dans son dos, bien vivante. 

Il n'avait jamais vécu hors de la protection de son clan, et maintenant, il lui faudrait apprendre à survivre seul. Un Homme Loup seul ? C'était du suicide. Mais peut-être était-ce qu'attendait le Shaman ? Qu'il meurt, soit des crocs du Wendigo soit de ceux de la famine, de la soif, de la solitude ou d'une quelconque autre affliction ? 

Il allait survivre. 

Tout en lui criait au défi, à la vie. Les larmes avaient beau couler à la perte de ce qu'il connaissait, de son clan, de sa mère, de sa vie d'avant, il n'allait pas se laisser abattre. Mais que pouvait-il faire, maintenant ? Il était de l'autre côté de la rivière, sur le territoire du Wendigo. Tous les animaux avaient déjà dû s'enfuir, ou être dévorés, et il ne restait rien d'autre que cet hiver permanent. Trouver à manger allait être une épreuve en soi. Il pouvait toujours essayer de retraverser la rivière pour chasser, voire pour fuir, mais Kjell ne saurait pas où trouver refuge. Aucun clan ne l'accepterait, en apprenant qu'il était l'âme-sœur du Wendigo, et aucun territoire — outre celui-ci — n'était vraiment libre. Il risquerait d'être chassé, et cela peu importe où il allait aller. 

Se mettant à marcher, il s'enfonça dans la forêt à la recherche d'un abris pour la nuit. Un endroit où s'abriter de la pluie, déjà, et possiblement faire un feu... Kjell ne pouvait s'empêcher de regarder constamment par-dessus son épaule, s'attendant à voir surgir le Wendigo à tout moment. Chaque craquement de branche sous ses pas semblait se répercuter dans l'immensité des arbres autour de lui, comme une annonce de son arrivée.

Les nuages lourds déversaient toujours une pluie battante. Malgré cela, il persévéra, étudiant chaque recoin à la recherche d'un endroit pouvant offrir un semblant de refuge. Le vent froid s'entortillait autour de lui, glissant jusqu'à ses os, et il serra davantage son manteau de fourrures et de tissus contre sa poitrine, en quête d'une chaleur réconfortante.

Puis, au détour d’un rocher, il s’arrêta net.

Une silhouette. Au loin. Immobile. Sombre. Immense.

Elle ressemblait à un loup, mais en bien plus grand — un pelage noir, hirsute, luisant sous la pluie. Un crâne d’os, des bois semblables à ceux des cerfs, des orbites vides plantées sur lui. Le souffle de Kjell se bloqua dans sa gorge. Son corps réagit avant même qu’il n’en prenne conscience. Il s’élança dans la forêt, poussé par une peur viscérale, animale.

Fuir. Se cacher. Réfléchir. Trouver un endroit sûr. Tout en courant, une voix intérieure plus calme, plus profonde, lui murmurait que cette apparition n’était peut-être pas qu’un monstre. Était-ce un message de la Mère-Louve ? Une épreuve ? Un lien ? Mais son instinct refusait d’écouter, refusait de comprendre. L’instinct voulait vivre, pas philosopher.

Le vent cinglait son visage, ses poumons brûlaient sous l'effort, et la forêt défilait en un flou gris et glacé. Il osa un regard en arrière. Erreur. La créature le suivait, plus rapide qu’il ne l’aurait cru, gagnant du terrain.

Paniqué, Kjell chercha frénétiquement un endroit où se terrer. Et soudain, il le vit : un arbre gigantesque, aux racines noueuses, formant une cavité à leur base. Assez grande pour lui. Trop étroite pour le Wendigo. Sans réfléchir, il s’y précipita. 

Il s’engouffra dans la cavité, le souffle court, les mains tremblantes. L’odeur de terre humide et de racines l’enveloppait, presque suffocante, mais il s’y pressa davantage, repliant ses jambes contre lui pour disparaître autant que possible dans l’ombre. Son cœur battait à un rythme frénétique, cognant contre sa poitrine comme un tambour de guerre.

Dehors, les pas lourds s’approchaient. Lents. Implacables. Le craquement sinistre des branches sous le poids du Wendigo résonnait, se rapprochant, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que le silence. Kjell retint son souffle. L’air semblait suspendu.

Un grognement rauque fendit l’obscurité. Juste au-dessus.

Il pria la Mère-Louve pour que le Wendigo ne s'attaque pas aux racines, qu'il ne cherche pas à détruire l'arbre pour le débusquer. Mais rien ne se passa. Un long moment s’écoula. Puis, lentement, les pas s’éloignèrent. Le craquement des branches reprit, d’abord proche, puis plus distant, jusqu’à se fondre dans le murmure de la pluie.

Kjell n’osait pas bouger. Le froid l’envahissait, s’insinuant jusque dans sa cage thoracique. Il devait attendre que la présence s'éloigne, malgré le fait que la pluie, inlassable, continuait de tomber et risquait d'inonder la petite cavité où il se terrait. Il devait attendre. Alors il se cala contre la paroi de son refuge, trempé jusqu'aux os, et il attendit. 

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1 Comment

27 days
J'ai hâte de lire la suite, c'est original
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