La tempête approche
Le ciel est déjà noir d’encre quand j’arrive près de la zone industrielle. La pluie a cessé, mais le sol est encore humide. Chaque pas fait crisser mes pompes sur le bitume, et l’air sent le métal, l’huile brûlée et les égouts qui débordent pas loin. Le genre d’endroit où personne ne s’attarde sans raison.
Je serre les poings dans les poches en avançant vers le parking désert derrière les hangars. Y’a des voitures alignées en vrac, pare-chocs abîmés, plaques maquillées. Ça me met direct la puce à l’oreille : les mecs ont prévu gros, ce soir.
De loin, j’aperçois Math’ accoudé à une caisse, une Golf sombre qui sent l’embrouille à cent mètres. Il parle avec Nino et un autre mec que j’connais pas. Grand, baraqué, la gueule fermée. C’est sûrement l’un des types qui ont organisé la livraison. Les yeux de Math’ se lèvent quand il me voit arriver.
— On allait t’envoyer une équipe pour te chercher.
— T’es marrant. J’étais déjà en route.
Je checke Math’, puis à Nino, rapide, histoire de montrer que je suis pas là pour faire la causette. Le grand mec, lui, me fixe sans un mot. Je lui rends son regard, neutre. Je sais comment ça marche : tu montres pas que t’as peur. Jamais.
— Lui, c’est Ales, dit Math’ en me désignant. Il va conduire.
— Il conduit bien, au moins ? lâche le grand, sa voix grave et rauque.
Je le fixe en silence, un sourire en coin.
— Tu verras bien.
Il me lâche du regard et retourne vers le coffre de sa voiture. Dedans, un sac noir que Math’ récupère sans un mot. Mon estomac se serre légèrement. Je demande pas ce qu’il y a dedans, parce que je le sais déjà : c’est du sale. Armes, drogue, billets. Peu importe. Tant que ça ramène du fric, Math’ est toujours partant.
— On fait simple, explique Math’, refermant le coffre. On décolle d’ici dans cinq minutes. On passe déposer la marchandise à Colombes, on dépose tout proprement. Pas de détour, pas d’arrêt.
Je hoche la tête. Ça paraît facile. Trop facile. Les plans comme ça, ça finit jamais bien.
Je me cale sur le siège conducteur de la Golf. L’intérieur sent la clope froide et le plastique bon marché. Math’ monte côté passager, Nino à l’arrière. Le type, lui, reste en retrait, sûrement pour surveiller le terrain.
— Allez, démarre, frère. On y va.
J’insère la clé dans le contact, le moteur qui rugit légèrement. J’ajuste le rétro, le regard qui accroche mon reflet une seconde. T’as vraiment pas appris, Ales. Mais trop tard pour reculer. J’accélère doucement, les roues qui glissent légèrement sur le sol trempé.
La Golf s’engouffre dans la nuit, direction Colombes.
La voiture file sur les petites routes mal éclairées. Les lampadaires défilent lentement, projetant des ombres étranges sur les murs de béton et les immeubles sans âme. À l’arrière, Nino tape nerveusement son genou, le bruit résonnant comme un métronome. Math’, lui, est calme, trop calme, un bras posé sur la portière, la fenêtre entrouverte pour laisser la fumée de sa clope s’échapper.
Moi, je garde les yeux rivés sur la route. Une part de moi est concentrée sur le volant, l’autre observe tout. Les voitures qui passent dans l’autre sens, les phares qui m’éblouissent une seconde, les silhouettes dans les arrêts de bus, leurs visages cachés sous les capuches. Chaque détail compte. Dans ce genre de plan, c’est souvent un truc banal qui fait tout foirer.
— T’es tendu, gros, balance Math’ sans même me regarder.
— J’suis concentré.
Il sourit, tirant une dernière fois sur sa clope avant de la balancer par la fenêtre.
— T’inquiète, ça va bien se passer. T’as trop vu de films, toi.
J’réponds pas. Mathias, il voit que le billet à la fin. Moi, je vois tout le reste : les sirènes qui tournent dans le rétro, les descentes au petit matin, les barreaux qui te rappellent que t’as mal joué. Ça fait des années que j’suis pas tombé, mais ce soir, j’ai cette boule dans le ventre. Comme un putain de mauvais pressentiment.
On approche de Colombes. Les rues deviennent plus calmes, plus sombres. Devant nous, une usine désaffectée se dessine à l’horizon, ses fenêtres brisées et ses murs recouverts de graffitis. Math’ me montre un coin du parking.
— Gare-toi là-bas. On dépose, on repart.
Je coupe le moteur, les phares s’éteignent. Le silence s’abat d’un coup. Dans l’obscurité, je vois une autre voiture garée plus loin. Un break, vitre teintée. Deux silhouettes se détachent, debout à côté.
— C’est eux ? je murmure.
— Ouais. Bouge pas. On revient.
Math’ et Nino sortent de la voiture, leurs capuches rabattues sur la tête. Je reste assis, les mains crispées sur le volant. Mon regard suit leurs mouvements, les deux mecs en face qui ne bougent pas d’un pouce. La tension monte d’un cran. Un bruit sourd retentit dans le coffre du break, suivi d’un échange de mots que je capte pas.
Ça va mal finir. Je le sens.
Le temps semble s’arrêter dans la Golf. Je suis là, les mains crispées sur le volant, les yeux fixés sur eux qui avancent vers les deux silhouettes. Ils marchent lentement, presque trop lentement, comme si chaque pas les rapprochait d’une bombe prête à exploser.
Le parking est silencieux, à peine éclairé par un lampadaire fatigué dont la lumière vacille comme une flamme sur le point de s’éteindre. Le vent soulève des feuilles et des canettes abandonnées qui roulent sur le sol. L’endroit pue l’embrouille.
J’bouge pas, mais je regarde tout. Les deux mecs près du break, leurs gestes, leurs positions. L’un d’eux a les bras croisés, l’autre tripote son téléphone. Pas un mot, pas un sourire. Y’a rien de normal là-dedans.
Ça sent pas bon, Ales. Pas du tout.
Math’ arrive enfin à leur hauteur. Je vois ses mains qui bougent, il parle, mais j’entends rien à cause du vent. Derrière lui, Nino reste en retrait, le regard fermer. Une voix s’élève soudain, forte, sèche. Un des mecs du break lève la main, comme pour arrêter Math’ dans sa phrase. Il fait un geste vers la Golf, et là, mon estomac se serre.
Putain, ils veulent quoi ?
Math’ se tourne légèrement vers moi, son visage à moitié éclairé par le lampadaire. Il me fait un signe de tête, rapide. J’hésite une seconde, juste une, avant de sortir de la voiture. Le bruit de la portière qui claque résonne dans le parking vide.
Je m’avance lentement vers eux, mes pas lourds sur le bitume humide. Les deux gars me regardent sans un mot, leurs visages cachés sous des capuches sombres. L’un d’eux, plus grand, avance d’un pas et pointe le coffre de la Golf avec son menton.
— Ouvre.
Sa voix est sèche, sans appel. Il me regarde, ses yeux criant “Vas-y, fais-le, mec”. Je serre la mâchoire et contourne la voiture, mes doigts tremblent de nerf alors que je cherche les clés dans ma poche.
Je déverrouille, le mécanisme fait un clic sec. Le coffre s’ouvre dans un grincement. Dedans, le sac noir. Rien d’autre. Je me recule légèrement, attendant leur réaction. Le grand s’approche, attrape le sac et l’ouvre d’un geste brusque.
Je vois ses yeux bouger rapidement, comme s’il comptait ce qu’il y a dedans. Des billets ? De la came ? Des armes ? Je sais pas, et je veux pas savoir. Il referme le sac d’un geste sec et se tourne vers son pote.
— C’est bon, on bouge.
Un poids se soulève légèrement de ma poitrine, mais pas pour longtemps. Avant que je puisse retourner dans la voiture, le plus petit des deux gars s’avance vers Math’, un sourire mauvais sur le visage.
— T’es sûr que c’est tout ? demande-t-il, sa voix mielleuse, presque moqueuse.
Math’ le fixe, le visage fermé.
— Ouais. C’est tout.
Le mec se rapproche encore, presque trop près. Mon cœur s’accélère. Math’ reste immobile, mais je vois ses poings se serrer.
— Tu veux pas qu’on vérifie, hein ? Juste pour être sûrs.
Sa main glisse sous sa veste, et mon sang se glace. Je reconnais ce mouvement. Il sort pas un téléphone, ça c’est sûr. Je m’avance instinctivement, mes jambes bougeant avant que ma tête comprenne ce que je fais.
— T’as un problème ? je lâche d’un ton sec, presque menaçant.
Ma voix claque dans l’air, brutale. Le mec se fige, ses yeux qui se tournent vers moi avec un mélange de surprise et de mépris. Je croise son regard, le mien aussi froid que possible, sans baisser les yeux. Lui montrer que je suis prêt à aller jusqu’au bout.
Le mec se fige, ses yeux se tournant vers moi. Il me toise une seconde, un sourire narquois sur les lèvres.
— C’est qui, lui ? demande-t-il en désignant Math’ d’un mouvement de tête.
— Celui qui t’a ramené ton sac. Alors tu prends ça et casse-toi.
Un silence tendu s’installe. Mathias tourne légèrement la tête vers moi, surpris, mais il dit rien. Le grand mec pose une main sur l’épaule de son pote après avoir troqué notre sac avec un autre.
— T’as entendu le chauffeur. On bouge.
Ils retournent vers leur break, leur sac noir sous le bras. Je reste immobile, mes muscles tendus, jusqu’à ce que le moteur de leur voiture démarre et que les phares disparaissent dans la nuit.
Le parking redevient silencieux. Je me tourne vers Math’, mon regard dur.
— C’était quoi, ça ?
Math’ lève les mains, un sourire nerveux sur le visage.
— Rien, frère. Juste une formalité. T’inquiète pas.
— Une formalité ? Sérieux ? Ces mecs étaient à deux doigts de sortir un flingue !
Nino, qui n’a pas dit un mot jusque-là, s’approche, l’air encore plus nerveux que moi.
— Math’, c’était pas prévu, ça… Ils étaient chelous, gros.
— C’est bon, non ? On a le fric. Tout le reste, c’est des détails.
Je le fixe, incapable de croire qu’il prend ça à la légère. Je sens la colère monter, mais je la ravale. Pas ici, pas maintenant.
— On se casse, dis-je finalement, mon ton sec.
Je retourne à la Golf, le cœur encore battant. Les gars montent, le silence lourd dans la voiture. Je démarre, mes yeux fixés sur la route, mais mes pensées ailleurs.
J’aurais jamais dû venir. Putain, c’était écrit.
Le moteur de la Golf ronronne doucement alors que je m’engage sur la petite route qui longe la zone industrielle. Le silence dans la voiture est lourd, presque étouffant. Math’ et Nino sont calés sur leurs sièges, mais je les sens tendus. Personne parle, et ça m’arrange. J’ai pas envie de discuter.
Mes mains serrent un peu trop le volant, mes jointures blanchies par l’effort. Je fixe la route devant moi, mais mon esprit est ailleurs. Je respire profondément, essayant de calmer cette boule qui me serre l’estomac. Les phares illuminent le bitume mouillé, les flaques qui reflètent la lumière comme des miroirs brisés. Chaque ombre, chaque mouvement sur le bord de la route me met sur les nerfs.
Nino est le premier à briser le silence, sa voix tremblante :
— Ça aurait pu partir en couille.
Math’ gronde, agacé.
— Arrête de flipper, Nino. Tout s’est bien passé, non ? On a le sac, on a la thune. Fin de l’histoire.
Je serre encore plus le volant, mes dents qui grincent presque.
— La fin de l’histoire ? je lâche enfin, ma voix plus froide que je le voulais. Ces mecs étaient à deux doigts de foutre la merde, Math’.
Il tourne la tête vers moi, un sourire en coin, comme s’il trouvait ça drôle.
— C’est le game, Ales. T’es là pour ça, non ?
Je freine légèrement, le regard fixé sur la route. Ma mâchoire se serre. Je sens la colère monter, mais je la garde pour moi.
— Le game, hein ? je murmure. Et si on s’était pris une balle dans ce foutu parking ? T’aurais dit quoi, à ta mère ? Que c’est le game ?
Il reste silencieux une seconde, puis il hausse les épaules.
— Frérot, on est là pour prendre des risques. C’est comme ça que ça marche.
— Toi, t’as pas grandi, je réponds, ma voix tranchante. Moi, j’suis pas là pour me faire buter pour tes plans foireux.
Le silence retombe. Nino s’enfonce dans son siège, évitant de croiser nos regards. Mathias, lui, garde son sourire narquois, mais je vois bien qu’il est vexé. Il aime pas qu’on le contredise.
La Golf s’engage sur l’autoroute, le bruit des pneus sur l’asphalte couvrant le reste. Je jette un coup d’œil au rétro, mes yeux scannant les phares derrière nous. Pas de voitures suspectes, pas de gyrophares. Pour l’instant, on est tranquilles.
Mais ça va pas durer.
Je dépose les gars près du parking de la cité, à quelques blocs de chez eux. Ils descendent rapidement, Math’ avec son foutu sac sous le bras. Il me jette un dernier regard avant de claquer la portière.
— T’inquiète pas. T’es trop parano. dit-il que la vitre soit baissée.
Je dis rien, mes yeux fixés sur la route devant moi. Quand il s’éloigne, je laisse échapper un souffle que je savais même pas retenir. Enfin seul.
Je roule doucement à travers les rues familières du quartier. Les immeubles se dressent comme des géants silencieux. Des gamins traînent encore près de l’aire de jeux, leurs rires coupant légèrement le silence de la nuit. À côté d’eux, un groupe de mecs assis sur un banc partage un joint, leurs voix basses se mêlant à l’odeur du shit.
Je passe devant le terrain de basket, vide à cette heure. La lumière des projecteurs éclaire le bitume craquelé, les tags qui recouvrent les panneaux. Ça me rappelle les soirées passées ici, à refaire le monde avec Mathias et les autres, avant que tout parte en vrille. Avant qu’on grandisse.
Quand j’arrive enfin devant mon bâtiment, je coupe le moteur et reste assis dans la voiture, mes mains toujours sur le volant. Je ferme les yeux un instant, laissant mes pensées dériver.
Qu’est-ce que je fous encore là ?
Chaque fois que je pense avoir tourné la page, un coup de fil suffit pour me ramener dans ce bordel. Et chaque fois, c’est pire. Les plans sont plus risqués, les mecs plus dangereux. Et moi, je continue de suivre, comme un putain de robot.
Je sors de la voiture, mes baskets frottant contre le bitume. L’air est frais, et le ciel noir au-dessus de moi est percé d’étoiles. Ça devrait être apaisant, mais ça l’est pas. Le poids des galères me colle toujours aux épaules.
En entrant dans le bâtiment, j’entends des voix qui résonnent dans les escaliers. Des gamins de 14/15 ans qui discutent fort, leurs rires insouciants remplissant les murs. Je passe devant eux sans un mot, montant les marches jusqu’à mon étage.
Quand j’entre dans l’appart, Adria est là, assise sur le canapé avec son ordinateur et deux, trois bouquins. Elle lève les yeux en me voyant, un sourcil arqué.
— T’as bossé tard, ou t’étais encore avec Math’ ?
Je soupire, refermant la porte derrière moi.
— Pas maintenant, Adria.
Elle se redresse légèrement, posant son téléphone sur la table basse.
— Pas maintenant ? Sérieux, Ales ?
Je la regarde, fatigué, mais je dis rien. Elle secoue la tête, agacée, et se lève pour aller dans la chambre sans ajouter un mot. La porte claque doucement, laissant l’appart dans un silence encore plus lourd.
Je me laisse tomber sur le canapé, mes coudes sur les genoux, ma tête entre les mains. Le sac de Math’, le regard des mecs du parking, la voix d’Adria. Tout ça tourne dans ma tête comme un putain de cyclone.
Un jour, ça va péter. Et je sais pas si je serai prêt.
Je reste affalé sur le canapé, les yeux rivés sur le plafond jauni par les années. Le silence de l’appartement me colle à la peau, lourd et oppressant.
Je me redresse, passant une main sur mon visage. Mon crâne me lance, mes tempes battent au rythme des pensées qui tournent en boucle dans ma tête. La lumière de la rue filtre à travers les volets.
Je pense à Math’, à son sourire de merde quand il a descendu de la voiture, comme si rien de tout ça comptait. Comme si c’était normal. Je pense à Nino, son regard fuyant, son genou qui tremblait sur la banquette arrière. Et je pense à ces deux types, leurs visages cachés par des capuches, leurs gestes lents mais calculés.
Un frisson me traverse, et mes pensées partent en vrille.
C’est l’bordel dans ma tête. J’réfléchis trop, ça fait des nœuds.
Ces mots tournent en boucle dans mon crâne. Une vérité crue que j’essaye de me cacher. Tout va bien tant que ça paie. C’est ce que Math’ dirait, et dans le fond, c’est ce que je pense aussi. Mais ça tient jamais longtemps. Ça finit toujours par exploser.
— T’es resté bloqué sur ton canapé ?
La voix d’Adria me tire de mes pensées. Elle est là, appuyée contre le cadre de la porte de la chambre, ses bras croisés sur sa poitrine. Elle porte son top et un short. Ses cheveux tombent en vagues sur ses épaules, et malgré l’agacement qui brille dans ses yeux, elle reste belle.
— J’suis fatigué, Adria.
Elle arque un sourcil, un sourire ironique sur les lèvres.
— Fatigué ? Tu crois que je vois pas ce qui se passe ? T’as encore traîné avec Math’, c’est ça ?
Je soupire, me passant une main dans les cheveux.
— Lâche-moi, Adria. J’ai pas la tête à ça.
Elle avance de quelques pas, ses yeux noirs plantés dans les miens.
— T’as jamais la tête à ça. Mais moi, je suis là, à t’attendre, à essayer de comprendre pourquoi tu te comportes comme si j’étais qu’un putain de fantôme.
Je me lève, passant à côté d’elle pour aller chercher un verre d’eau dans la cuisine. Le bruit de l’eau qui coule dans le robinet brise le silence. Adria reste immobile, mais je sens son regard brûler ma nuque.
— T’as rien à dire ?
Je repose le verre sur le comptoir et me tourne enfin vers elle.
— Tu veux que je dise quoi, hein ? Que Math’ est un connard ? Que j’aurais jamais dû sortir ce soir ? Tu le sais déjà, Adria. Alors arrête.
Elle secoue la tête, ses bras retombant le long de son corps.
— Non, Ales. Je veux que tu me dises pourquoi t’arrives pas à te poser. Pourquoi tu reviens toujours avec cette tête de mec qui porte le poids du monde sur ses épaules.
Je reste silencieux, incapable de répondre. Parce que j’sais pas. Ou peut-être que j’sais, mais que j’ai pas envie de l’admettre.
— T’as toujours des excuses, continue-t-elle, sa voix tremblante. Mais un jour, ça suffira plus. Un jour, je serais plus là pour t’attendre.
Ses mots me coupent. Elle me regarde encore une seconde, puis retourne dans la chambre, refermant doucement la porte derrière elle.
Je reste planté là, mes mains appuyées sur le comptoir. La colère monte, mais pas contre elle. Contre moi. Contre cette putain de spirale qui m’engloutit chaque fois que je crois avoir trouvé un peu de stabilité.
Je suis toujours là, assis sur le bord du canapé, une clope à moitié consumée entre les doigts. La lumière blafarde de la lampe éclaire à peine le salon. Adria dort sûrement, ou du moins, elle fait semblant.
Le tic-tac de l’horloge sur le mur est le seul bruit qui résonne dans l’appartement. Chaque seconde me semble durer une éternité. Je prends une dernière taffe avant d’écraser la clope dans le cendrier.
Mon téléphone vibre sur la table basse. Je le regarde sans bouger, le nom de Math’ qui s’affiche sur l’écran. J’hésite une seconde, puis je décroche.
— Quoi ?
— T’as bien assuré ce soir, frère. Sérieux, merci.
Je souffle, exaspéré.
— Tu m’as pas appelé à minuit pour me dire ça ?
Il rigole, un rire court, nerveux.
— Non, mais j’ai un autre truc à te proposer. Un plan rapide. Demain soir.
Je ferme les yeux, me laissant tomber en arrière sur le canapé.
— Math’… Sérieux. Laisse-moi souffler, gros.
— C’est rien de compliqué, Ales. Juste une course. Une seule. Après, tu fais ce que tu veux.
Je reste silencieux. Je sens le piège, mais je peux pas m’empêcher d’écouter.
— C’est bien payé, frère. Et t’as pas besoin de faire grand-chose. T’y réfléchis, ok ?
Il raccroche avant que je puisse répondre. Le téléphone glisse de mes mains et tombe sur le sol, mais je bouge pas. Les galères, elles dorment jamais. Et moi non plus.
Je reste là, affalé sur le canapé, le téléphone encore au sol. Les mots de Math’ tournent dans ma tête. Une course. Une seule. Rien de compliqué. Bien payé. C’est toujours ça qu’il dit. Et à chaque fois, je finis par dire oui.
Parce que je sais qu’il a raison. C’est de l’argent facile. Trop facile.
Je serre les poings sur mes genoux, les mâchoires contractées. J’ai beau me dire que je déteste ce genre de plan, que c’est risqué, que c’est pas ce que je veux… je reviens toujours. Parce que mon boulot, ce foutu taf, c’est rien. Juste des heures qui s’étirent, des journées qui se répètent, des efforts pour des miettes.
J’sais que j’aime pas ça. J’sais que c’est pas pour moi. Mais j’ai pas le courage de le dire, encore moins de le changer. Alors je fais ce que je sais faire. Je prends des raccourcis.
Je me lève, le corps lourd, les pensées encore plus. Une douche, ça me fera du bien. Peut-être que ça lavera un peu ce foutu bordel dans ma tête.
Dans la salle de bain, je pose mes mains sur le bord du lavabo, mes doigts crispés sur le carrelage froid. Le miroir me renvoie mon reflet. Mes yeux fatigués, mes cernes creusées, mes cheveux décolorés qui laissent deviner mes racines brunes.
Je souffle, détournant le regard. C’est plus facile de pas se voir.
L’eau de la douche coule déjà, remplissant la pièce d’une vapeur qui embue les miroirs et adoucit l’air. J’entre sous le jet sans attendre, laissant l’eau chaude glisser sur ma peau tendue. Mes muscles sont lourds, tendus par la soirée, les mots, les pensées.
Je passe mes mains sur mon visage, sur mon torse. La lumière blafarde du plafonnier éclaire les contours de mon corps. Mes épaules larges, dessinées par des années à porter des trucs lourds à l’atelier ou à la salle. Mon torse est marqué de légères cicatrices, souvenirs de bagarres ou d’accidents. Sur mes côtes, un tatouage noir en lettres épaisses : “T’es seul face au monde.”
L’eau glisse sur mon abdomen, suivant les lignes de mes muscles jusqu’à disparaître dans le siphon. Chaque goutte semble emporter une partie de mon poids, mais c’est jamais assez.
Pourquoi j’arrête pas ? Pourquoi j’reviens toujours à ça ?
Parce que c’est plus fort que moi. Parce que c’est simple. Parce que mon boulot m’emmerde, parce que j’ai besoin de sentir cette adrénaline, ce frisson qui te prend quand tu fais quelque chose que tu devrais pas.
Je ferme les yeux, laissant l’eau couler sur ma tête, emporter mes pensées. Une partie de moi veut changer, mais l’autre sait que je changerai jamais.
Je coupe l’eau, attrape une serviette et me sèche rapidement. L’air frais me fait frissonner, mais ça me ramène à la réalité. Je passe un boxer noir, ajustant la ceinture élastique sur mes hanches, et quitte la salle de bain sans bruit.
Dans le salon, les lumières sont éteintes. L’appartement est plongé dans le noir, sauf pour la lueur argentée de la lune qui traverse les volets entrouverts. Je me dirige vers la chambre, mes pas silencieux sur le parquet.
Adria est allongée sur le lit, dos à moi. Elle est tournée vers la fenêtre, les bras repliés contre sa poitrine. Sa respiration est lente, régulière, mais je sais qu’elle dort pas. Son dos est tendu, figé dans une posture qui crie tout ce qu’elle veut pas dire.
Je reste immobile un instant, planté dans l’ombre de la porte. Une boule de culpabilité se forme dans ma gorge. Je la vois là, si petite, si fragile, et j’sais que c’est ma faute. Que si elle est comme ça, si elle a mal, c’est parce que je sais pas la rendre heureuse.
Un muscle de ma mâchoire tressaille.
Je m’approche lentement, m’allonger à côté d’elle. Le matelas s’affaisse légèrement sous mon poids, et je sens son corps se tendre encore plus.
— Adria… je murmure, mais elle répond pas.
Je glisse doucement ma main sur sa taille, mes doigts effleurant son t-shirt. Elle reste immobile, son dos toujours tourné. J’avance un peu plus, collant mon torse contre son dos, laissant mon visage se perdre dans ses cheveux bruns.
Son odeur m’envahit, un mélange de shampoing sucré et de chaleur humaine. Je ferme les yeux, ma respiration qui ralentit au rythme de la sienne.
— J’suis désolé, je murmure à peine, presque pour moi-même.
Elle bouge pas. Peut-être qu’elle a pas entendu. Ou peut-être qu’elle veut pas répondre.
Je reste comme ça, son dos contre mon torse, mes bras l’entourant doucement. Et petit à petit, le poids de la journée glisse, remplacé par une chaleur douce qui me berce. L’odeur de ses cheveux, la douceur de sa peau contre la mienne.
Je finis par m’endormir, mon visage enfoui dans ses cheveux, comme si ça pouvait effacer le bordel que je traîne.