Sujet n°4 - Sujet à contrainte sur le fond - Du 3 au 17 mai
Un tour de ton monde
Prompt : Tu es parti de chez tes parents depuis vingt ans. Aujourd'hui, tu rentres dans ta chambre pour la première fois depuis ton départ. Tout est exactement comme tu l'as laissé avant ton départ (2000 mots).
Retourner là où on a grandi provoque toujours une émotion particulière, a fortiori quand cela fait plus de vingt ans qu’on en est parti. La musique a laissé place au doux ronronnement alors que les dernières centaines de mètres d’asphalte défilent sous les roues de ta voiture. Tu ne pensais pas revenir un jour ici. Je ne pensais pas t’y accompagner.
Elle se dévoile enfin après un dernier tournant, cette maison qui t’a vue grandir, avec son allée de graviers tordue et son portail de bois cassé. Tu éteins le moteur et te tournes vers moi, une émotion étrange sur le visage. Il y a une légère étincelle au font de tes yeux que je ne parviens pas non plus à reconnaître.
Nous sortons du véhicule sans un bruit et avançons, bras dessus bras dessous. C’est une belle journée d’été, peut-être même trop belle pour réveiller des souvenirs si douloureux, mais tu avances quand même.
Le bruissement des graviers sous nos pas est assourdissant dans le calme ambiant. À part quelques corneilles qui se chamaillent dans un arbre, les oiseaux se font discrets. C’est presque comme si le temps s’était figé dans l’attente de ton retour. Je n’ose pas te le faire remarquer. Ta démarche est devenue si lourde tout à coup et tes épaules se sont voûtées, comme si le poids du passé venait de te rattraper. Je glisse un coup d’œil en coin, examine ta chevelure brune, ni bouclée ni lisse, un fragment de ton iris à la fois bleue, verte et marron, mais ce qui m’arrête c’est le pli de ta bouche. Je ne t’ai jamais vue ainsi.
Le tintinnabulement du carillon, mis en mouvement sous l’effet d’un courant d’air, nous fait frémir toutes les deux, son ton bien trop joyeux. Sa mélodie anarchique résonne juste au-dessus de nos têtes, une espèce de moustique musical impossible à chasser.
Ta main est incertaine lorsque tu fais pénétrer la clé dans la serrure et je dois me retenir de te demander si tu te sens réellement prête à revenir. Peut-être que venir chez toi était une erreur. Peut-être qu’on aurait dû commencer par chez moi, par ce qui est facile. Ma main se pose sur la tienne sans que je puisse m’en empêcher.
— Attends.
Tes yeux se lèvent lentement vers moi, déjà hantés par les souvenirs que la vieille porte de bois peine à retenir. Je détourne mes yeux des tiens pour indiquer l’autre côté de la rue d’un geste du menton.
— Et si… Et si on commençait par chez moi ?
Pendant un instant, je crois que tu vas refuser mais tu finis par laisser filer un soupir entre tes lèvres. La clé sort de la serrure avec un léger frottement et c’est sans un regard en arrière que tu laisses la maison de ton enfance derrière toi.
Nous traversons la route à pas comptés. Les oiseaux se font si discrets que c’est presque comme si le quartier tout entier retenait son souffle alors que nous approchons de la maison où j’ai grandi. Le gravier de l’allée crisse sous nos pieds ; elle est envahie d’herbes hautes. Maman en ferait une crise.
Cette fois, c’est à moi d’extirper la vieille clé de ma poche et de l’insérer dans la serrure. Je m’attends à ce qu’elle résiste — après tout, cela fait des mois que Maman est morte, que le bâtiment est inutilisé — mais elle tourne sans accroc et le panneau de bois pivote sur lui-même avec fluidité.
Tout est si sombre. C’est comme ouvrir un portail sur les ténèbres. Alors que j’hésite sur le seuil, ta main se faufile dans la mienne, entrelace nos doigts. Et tu sers. J’inspire profondément avant d’expirer et de te jeter un rapide coup d’œil. Tu as meilleure mine déjà, et je suis soulagée d’avoir fait ce choix. Mes démons ont toujours été moins monstrueux que les tiens.
Nous pénétrons ensemble dans le hall d’entrée. Un fin rai de lumière pénètre à travers les volets fermés de l’autre côté du salon. Il vient éclairer le carrelage à mes pieds, un petit point lumineux qui tranche dans le noir. Les silhouettes des meubles se dessinent à peine dans la pénombre. Nous avançons en tâtonnant, ta main désormais entre mes omoplates, et j’enclenche l’interrupteur. Une lumière jaune jaillit et les meubles apparaissent ; le canapé brun et la table basse ; la table du déjeuner et ses chaises de bois ; la télévision et le buffet. Rien n’a bougé. Tout est exactement comme je m’en souviens.
Tu t’éloignes de moi pour aller examiner la petite bibliothèque près de la cheminée et les dizaines de livres accumulées au fil des années. Je te laisse vadrouiller pendant que j’examine le reste du rez-de-chaussée.
La salle de bain est telle que je l’ai toujours connue, avec son papier peint qui se décolle et le vieux lavabo couleur ocre.
La cuisine est prête à se mettre en action, et je pourrais presque entendre le bruit du robot qui mixe la soupe pour le dîner. Il y a de la vaisselle à sécher sur le côté de l’évier, et je me demande depuis combien de temps elle attend qu’on la range. Mue par un besoin étrange, je m’attelle à la tâche.
Le tintement des assiettes et des couverts te fait apparaître à mes côtés. Tu ne dis rien, tu m’observes juste et, alors que les derniers couverts regagnent leurs places, tu ouvres les volets qui donnent sur la terrasse et le jardin. Il n’a jamais eu l’air aussi sauvage, tout semblant de domestication envolée. Les herbes ont englouti les fraisiers de Maman, et une multitude d’arbrisseaux grandit, telle une armée qui se met en ordre avant la bataille.
Il ne reste qu’une pièce à cet étage, sa chambre.
Égoïstement, je te fais passer devant moi lorsque nous nous y rendons. C’est toi qui pousses la porte, ta silhouette qui me dissimules son lit et son bureau. Toi, mon bouclier. La pièce est petite, il n’y a pas grand-chose à voir. Les draps sont mis mais le lit est défait, comme si quelqu’un venait de se lever, mais je sais qu’ils sont froids.
Je reste interdite au milieu de la pièce, les yeux fixés sur l’oreiller où la forme d’une tête se dessine encore. Maman…
Tu viens te saisir de ma main, tires légèrement, et cela suffit à m’extirper de ma rêverie. Tu pointes le plafond du doigt, l’étage. Ma chambre.
Tu me suis dans les escaliers, le bois des marches craque sous nos pieds. Il y a tant de poussière… et des toiles d’araignées que je dois chasser de la main à mesure que nous avançons. Il fait clair là-haut — cela fait longtemps que les stores des Velux ne fonctionnent plus — et il y a une forte odeur de poussière. La moquette, brûlée par des années d’exposition au soleil, se délite. Des lambeaux se prennent dans nos pas.
Je m’arrête sur le seuil de ma chambre, ta présence chaude dans mon dos. Ta main est revenue se placer entre mes omoplates, j’ai envie de m’en saisir. De la serrer jusqu’à l’écraser. Je ne suis pas revenue dans cette maison depuis des années. Je n’ai pas contemplé la chambre de mon enfance depuis ce qui me semble être une vie entière, depuis ce jour où nous avons fuit, toi et moi.
Le seuil est infranchissable. C’est un mur qui me sépare du passé. Si la visite de la maison m’a ramenée auprès de ma mère, ma chambre me renvoie directement en enfance. Le papier peint à motif Toy Story, installé par les précédents propriétaire, mon lit d’enfant au matelas dur et la parure avec des Princesses Disney, la commode blanche et cassée, le coffre en osier couvert de peluches poussiéreuses. Je les ai abandonnées. J’ai envie de me ruer en avant, de les saisir dans mes bras, de les écraser contre mon torse tout en m’excusant.
Tu me contournes en douceur et pénètres dans la pièce. Tu furètes à pas silencieux, soulèves un livre puis l’examines. Tu ouvres la fenêtre de toit et te penches au travers, puis tu m’invites à te rejoindre à l’aide de grands signes.
Nous avons à peine la place de nous tenir à deux dans le renfoncement, alors je plaque mon corps contre le tien, nos cœurs paniqués et nos respirations superficielles me semblent se synchroniser. Nous sommes un, toi et moi.
Tu m’indiques la fenêtre de ta chambre, de l’autre côté de la rue. Cette fenêtre à travers laquelle tout a commencé, cette fenêtre à travers laquelle tu as appris à m’aimer malgré la peur qui t’habitait. Cette fenêtre à travers laquelle tu as fuit pour ne revenir qu’aujourd’hui.
Je dépose un léger baiser sur ta tempe, puis me dégage. Mes affaires sont toujours sur le bureau, couvertes de poussière. J’ouvre un tiroir et en sors un carnet, soigneusement dissimulé dans ses tréfonds. Mon journal. L’histoire de notre rencontre. L’histoire de ma vie. Maman.
Elle me manque. Pourquoi ? Comment peut-elle me manquer après m’avoir fait tant souffrir ? Cette chambre est pleine de l’écho de mes pleurs, de ces nuits sans sommeil, de ses critiques. Je la hais. Je hais cet endroit. Heureusement qu’elle est morte.
Je te remets le carnet et avec lui les derniers de mes secrets.
Je ne sais pas à quoi je m’attendais en pénétrant ici, dans cette maison et dans ma chambre. À de la colère peut-être. À une certaine forme de désespoir, certainement. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est la tristesse. Tout aurait pu être si différent si Maman avait été prête, si Maman n’avait pas été seule. Si je n’avais pas été aussi seule. Jusqu’à toi, la silhouette à la fenêtre de l’autre côté de la rue.
Un rayon de soleil illumine ta chevelure, l’incendie de reflets. Tu es le feu qui brûle dans mes entrailles, celui qui cautérise mes plaies. Tu es l’eau qui les lave, qui me nettoie de mes pensées sombres. Qui suis-je pour toi ? Je ne pose pas la question.
J’aime cette chambre, c’est elle qui a renfermé certains de mes secrets pendant si longtemps, qui les a protégés jusqu’à ce que je ne le supporte plus. C’est depuis cette chambre que je suis tombée amoureuse de toi.
Je me perds dans tes yeux et j’y lis que je n’ai rien à dire, tu comprends. Cette maison est le reflet en miroir de celle où tu as grandi de l’autre côté de la rue. Elle est aussi pleine de douleurs et de peines, et ta chambre à la fois une prison et un sanctuaire comme l’est la mienne. Nos parents sont morts et enterrés, nous sommes adultes et libres. Il est grand temps de tirer un trait sur ce passé qui nous hante. Il est grand temps de les vendre.
Le plancher craque soudainement dans un coin de ma chambre, comme si la maison pouvait entendre mes pensées, comme si elle savait ce que j’étais sur le point de dire et qu’elle protestait. Tu sursautes et soudainement tout ce que je peux voir c’est l’adolescente que tu as été, avec ses membres trop longs et sa peau marbrée. Cette adolescente qui n’a jamais pénétré dans ma chambre, et la femme qui n’y reviendra plus jamais.
Quelques instants plus tard je me prépare à fermer la porte définitivement, mais quelque chose me retient. Il y a comme une ombre près du lit, une forme recroquevillée, les bras noués autour des jambes et le corps parcourut de sanglots, un chewing-gum couvert de cheveux entre les doigts. Je frémis et claque le battant. Plus jamais.
Nous descendons les marches avec lenteur, puis je vais refermer les volets que tu as ouvert un peu plus tôt, replongeant la maison dans l’obscurité.
La clé tourne magnifiquement dans la serrure et le pêne se met en place avec un claquement sec. Définitif.
Je pose la main sur la rambarde et la frôle à peine pendant que nous descendons les trois marches menant à l’allée.
Il semble que je m’arrête à un moment puisque tu tires sur ma main.
— Partons, tu dis et c’est la plus belle chose que j’ai jamais entendue.
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Vivement le prochain défi hehe ! (Je te lis demain)