L'odeur insoutenable est sur le point de me faire vomir. Je contemple avec désespoir le siège en bois malodorant qui sert de latrine à l'équipage et les traces ignobles qui le maculent. Je ne comprends toujours pas comment les hommes peuvent être aussi répugnants.
Je pousse un soupir léger, pour ne pas prendre de trop grandes inspirations. Même à travers le tissu dont je me couvre le nez, les relents fétides piquent mes narines. Je verse mon seau d'eau de mer dans le conduit, aspergeant au passage les rebords du siège pour décoller les traces brunâtres, avant de m'atteler à récurer le bois.
Parmi toutes les épreuves qu'on m'impose, le nettoyage des latrines reste celle que je redoute le plus. Et paradoxalement, celle que j'attends toute la journée. Je jette un coup d'œil rapide à la soute pour vérifier que je suis seule. Je déboutonne mon pantalon et j'en profite pour vider ma vessie.
C'est la corvée qui me donne le plus d'intimité. L'équipage s'arrange toujours pour ne pas être dans les environs lorsque je descends avec mon seau d'eau et mes foulards autours du nez. Ils ont peut-être un peu honte, qui sait.
Pour leur défense, un seul sanitaire, c'est peu, pour une trentaine d'hommes. La plupart préfèrent se soulager directement par-dessus bord. Les premières fois que j'ai été témoins de ces scènes, j'ai manqué m'évanouir de gêne et d'horreur, ce qui m'a valu le sobriquet de "messire sainte-nitouche".
Après deux semaines en mer, cependant, j'envie ceux qui n'ont qu'à ouvrir une braguette pour uriner. Moi, je suis obligée d'attendre le nettoyage des sanitaires. Deux fois par jour.
Je me rhabille prestement et vide le reste de mon seau dans le conduit. Les muscles de mes bras et de mes épaules protestent. Brebant ne m'a pas épargné et mon corps ne cesse de me le rappeler. J'ai des ampoules à force de tirer sur les cordages. Le sel et l'étoupe me collent à la peau, si bien que je ne sens pratiquement plus leur parfum. A chaque fin de quart, je termine fourbue et vide, avec une seule envie : me jeter dans mon hamac pour dormir.
Je ne m'en plains pas. Travailler m'évite de penser à ma famille et à l'inquiétude que je dois leur causer. Peut-être me pensent-ils morte à l'heure qu'il est. J'imagine ma mère dans tous ses états, et mon père...
Je tressaille, le regard dans le vide en songeant à lui.
Peut-être que c'est pour le mieux, en fin de compte, pensé-je, amère. Au moins, ils n'ont plus à me cacher. Ils feront même des économies de sel.
Je rumine ces sombres idées et remonte les marches en direction du pont après avoir abandonné mon seau dans un des placards prévus à cet effet.
Un matelot manque de me percuter lorsque j'émerge à la lumière du jour. Edmont ou Edouard, je crois. Je ne sais plus. Tout le monde l'appelle Ed.
— C'est bon ? me demande-t-il.
Je hoche la tête en abaissant le tissu qui me couvre le visage. Il affiche une expression soulagée.
J'en rirais presque s'il ne m'enfonçait pas son coude dans les côtes.
— Alors dégage le môme.
Il dégringole les marches comme si le diable en personne était à ses trousses.
Je me frotte le torse avec une grimace : j'aurais un nouveau bleu ce soir. Je ne m'y attarde pas, j'ai cessé de les compter après le cinquième jour en mer. Un coup d'œil au pont m'apprend que Brébant n'est pas dans les parages et les autres marins m'ignorent, comme souvent.
J'en profite pour m'accouder au bastingage. Je n'ai pas souvent l'occasion de m'attarder sur l'horizon à perte de vue. Le ciel est chargé de gros nuages cotonneux qui roulent à l'unisson des vagues. La coque du bateau découpe l'eau et trace à sa surface une ligne mousseuse. Les mouettes ont cessé de nous suivre depuis que nous avons arrêté de longer les côtes et leurs cris me manque. Seuls les grincements des cordages et le claquement des voiles résonnent sur le pont. Un calme étrange.
J'observe les alentours, un peu inquiète. Il y a un groupe de marin sur la dunette arrière. Ils parlent à voix basse, l'air préoccupés. Poret et Leroy sont là aussi, et hochent la tête, l'expression grave. Thomas Van Hecke n'est nulle part en vue.
Tant mieux. Le croiser me met mal à l'aise et nos échanges se limitent à des coups d'œil hostiles. Je déteste percevoir son sillage dans la magie environnante. Sa présence est un rappel constant de mon échec.
— Il va y avoir du grabuge, souffle une voix à côté de moi.
Je me retourne dans un sursaut. Jacques descend d'un des haubans dans lesquels il a l'habitude d'aller se percher et pose pieds à terre.
— Comment ça ? demandé-je.
Il hausse ses larges épaules et indique le ciel du menton.
— Ça risque de souffler fort ce soir. Leroy va peut-être faire sauter les quarts. On va avoir besoin de tout le monde.
Il me jette un petit coup d'œil, et me gratifie d'une bourrade qui m'aurait probablement étalée sur le pont lorsque j'ai embarqué. Aujourd'hui je me contente de masser mon épaule et de le fusiller du regard.
— Tout le monde ?
— Sauf Van Hecke. Évidemment.
Il crache dans l'eau.
— Saloperie de magicien.
Je hoche lentement la tête, et conserve un visage impassible. S'il existe tout un tas de codes et de règles implicites sur un bateau dont je ne comprends guère la moitié, il y en a bien une qui a été claire dès les premiers jours : pas de femmes à bord, et encore moins de magiciens.
La grande majorité de l'équipage évite Van Hecke comme la peste. Un comble pour un médecin. Certains matelots préfèrent même boiter pendant des jours plutôt que de lui faire examiner une entorse.
L'équipage ne prononce jamais son nom sans cracher ou se signer, pour les plus fervents. Je croyais que ces hommes ne m'aimaient pas, mais leurs brimades à mon égard ne représentent qu'une fraction de la haine qu'ils sont capables de vouer à quelqu'un.
C'est à la fois rassurant et terrifiant. Rassurant, parce que pour le moment, je passe presque inaperçu. Terrifiant parce que j'imagine ce qu'il adviendrait de moi si on découvrait la vérité. Van Hecke a son nom, son statut et la protection de Poret pour le préserver de la rancœur de tous ces hommes. Moi je n'ai rien.
Je mordille mes lèvres gercées, rendue sèche comme du vieux bois par l'air marin. Le vent frais s'engouffre dans mes vêtements trop légers et siffle jusque sous mon bonnet. Je ne suis clairement pas équipé pour un orage à bord. J'avise la veste de toile enduite au col épais de Jacques.
— Jacques ? je demande.
— Hmm ?
— T'aurais pas une veste de secours par hasard ?
Il me toise de haut en bas avant d'éclater de rire.
— Qu'est-ce que tu veux faire avec une de mes vestes morpion ? Un parachute ?
—Très drôle.
Je cogne son biceps, agacée. Il ne bouge pas d'un quart de pouce. Je secoue discrètement ma main en réprimant une grimace et un juron. Pas grave, c'est le geste qui compte. Il rit de plus belle.
A bord, Jacques est pour ainsi dire le moins désagréable de mes compagnons de voyages. La plupart des marins m'ignorent. Ou me traitent comme une incapable. Jacques aussi, évidemment, mais disons qu'il le fait avec plus de bonhomie.
— J'aurai quoi en échange ? demande-t-il en croisant les bras.
Je médite un instant. Je n'ai pas grand-chose à troquer à part des corvées supplémentaires ou mes rations. Et depuis que je travaille d'arrache-pied à bord du bateau, mon appétit a triplé. Peut-être est-ce aussi la magie omniprésente qui pompe toute mon énergie. J'ai beau l'ignorer, je la sens en permanence bruisser sous mes pieds. Son sifflement m'empêche même de dormir la nuit. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas envie d'offrir à Jacques une once de mes repas.
— Je te l'achèterais avec mes gages à la prochaine escale.
Il hausse un sourcil.
— Cinq francs.
— Je suis mousse, pas gabier, Jacques. Tu imagines que des pièces poussent dans mon caleçon ?
Il pince les lèvres, appréciateur.
— Tu progresses, morveux. Trois francs. C'est une belle veste, tu sais.
Je m'étrangle.
— Alors, pourquoi je t'ai jamais vu avec ? Tu ne portes que celle-ci. Je te paris ma ration de bière qu'elle est trouée de partout et aussi efficace qu'un parapluie en dentelle.
— Deux francs et cinquante centimes. Dernière offre. Tu veux vraiment parier ta bière avec moi ?
Je peste. Jacques adore les paris. Plus d'un matelot à bord a déjà perdu contre lui et il n'est pas difficile d'imaginer que cette veste provient de l'un d'eux.
— Un franc et ma ration de bière. C'est une belle offre sachant que tu perdrais ce pari-là.
— N'en sois pas si sûr, gamin. Mais tu sais quoi ? T'as beau être une chochotte pleurnicharde, je t'aime bien. Va pour un franc et ta ration de bière messire sainte-nitouche.
Il me tapote le crâne avec sa main épaisse et mon bonnet glisse sur mes cheveux en bataille. Je le replace avec un geste furieux tandis qu'il s'éloigne en sifflotant.
Brebant choisi cet instant précis pour fondre sur moi.
— Qu'est-ce que tu fiches le nez en l'air ? Va-y avoir du boulot, mon gars alors bouge ton cul. Pas de quartier libre avant demain.
Il me fourre plusieurs rouleaux de cordes entre les bras. Leurs poids tire sur mes muscles raidis et me fait tituber, mais je résiste et serre les dents comme j'en ai pris l'habitude.
— Tend-moi tout ça un peu partout sur le pont. Faut qu'on puisse s'accrocher pendant les manœuvres. Nœuds de chaise et tour mort. Rien d'autre, compris ?
— Compris.
Il hoche la tête et s'enfuis en courant. L'équipage quitte la dunette et se précipite aux manœuvres. Poret et Leroy crient des instructions relayées par les matelots.
Une fébrilité contagieuse s'est emparée du navire. Je lève les yeux vers le ciel. Les nuages s'amassent, de plus en plus sombres dans la lumière déclinante. Une bourrasque arrache mon bonnet que je rattrape à temps en laissant tomber la moitié des cordages. Le pont tangue dangereusement, soulevé par une houle plus prononcée. J’équilibre mon poids presque sans y penser.
Une chance que mon mal de mer soit passé depuis longtemps.