TW : Agression sexuelle
Lors de la correspondance à Lille, je change de voiture pour éviter de me retrouver encore face à Poret. Le silence dans lequel il s'est muré me met au supplice. Hors de question que je passe encore des heures à mourir d'embarras à ses côtés.
L'après-midi est déjà très avancée lorsque le train arrive en gare de Calais. Je sors du bâtiment, ravie de pouvoir enfin me dégourdir les jambes au milieu d'une foule de voyageurs. Je reste un instant sur le trottoir à observer le remue-ménage, les appels des cochers, et les bousculades pour trouver une place libre dans un fiacre.
Le ciel a pris une teinte menaçante, les nuages semblent prêts à tomber sur la terre tant ils sont lourds de pluie. Tout le monde cherche à éviter l'orage.
— Mademoiselle, où est-ce que je vous dépose ? me lance un des conducteurs de manière cavalière.
Un coup d'œil à sa voiture me suffit pour réaliser qu'elle est déjà pleine à craquer. Un large sourire fend son visage.
— Épaisse comme vous êtes, il y a forcément encore de la place.
— Si je prends la moitié d'un siège, je peux donc espérer la moitié du tarif habituel ? osé-je marchander.
Son sourire s'atténue et je jubile. J'ai peut-être l'air naïve et perdue, mais je ne suis pas non plus une proie facile ! Il finit par hocher la tête.
— Vous allez où ?
— Au port.
— Ce sera un franc.
Je fouille dans ma bourse pour sortir une pièce que je glisse dans sa paume tendue. Lorsqu'il referme les doigts dessus, j'aperçois ses yeux briller de satisfaction et je réalise mon erreur.
Ce que j'ai cru payer moitié prix, je l'ai probablement payé double.
— En voiture ! me lance ce sale escroc, goguenard, en grimpant sur son véhicule.
Je sers les poings, furieuse. Je pourrais faire une scène et lui demander de me rendre mon argent mais je devine à la manière dont il empoigne les rênes qu'il n'hésitera pas une seule seconde à partir sans moi.
Je grimpe donc dans la voiture et m'installe comme je peux, entre une grisette pincée et un homme vêtu d'une redingote au velours passé, au point qu'on aperçoit par endroit la trame.
Nous sommes tellement à l'étroit dans l'habitacle de la voiture que je dois me tenir recroquevillée. Il y a six personnes autour de moi, et toutes me dévisagent avec un mélange de curiosité et de compassion.
Heureusement, personne n'ose m'adresser la parole. Ma jupe de fille de bonne famille et mes gants de soie ne mentent pas. Ma mise me désigne comme une bourgeoise ou une demoiselle de la petite noblesse et il n'y a pas mille explications à ma présence ici, dans un fiacre partagé au milieu d'ouvrières et de domestiques : je suis en disgrâce.
***
Le cocher est peut-être un scélérat, mais il me dépose néanmoins sur les quais de la marina, comme je le lui ai demandé. En même temps, vu le prix que j'ai payé pour cette course, il aurait probablement accepté de faire le tour de la ville.
Je cesse de ruminer. Ce qui est fait est fait. L'important est d'aller de l'avant et surtout de trouver un ferry rapidement. La pluie commence doucement à tomber en un petit crachin désagréable. L'air marin me fouette le visage et les parfums d'iode emplissent mes poumons.
Des bateaux de plaisance oscillent sur l'eau. Je n'aperçois pas la mer car le port est constitué de larges bassins et canaux à l'intérieur même de la ville.
Je la verrais bien assez tôt, je songe en étudiant les navires.
J'admire un instant la mâture d'une goélette, et l'impressionnante coque d'un vaisseau à vapeur flambant neuf. Lorsque j'approche, j'aperçois un homme vêtu de la livrée d'une quelconque compagnie maritime occupé à aider une famille à embarquer.
— Excusez-moi monsieur ?
Il se tourne et me gratifie d'un aimable sourire.
— Mademoiselle ? Puis-je vous aider ?
— Je cherche un ferry pour l'Angleterre.
Il désigne un kiosque que je n'avais pas remarqué aux abords du quai.
— Vous devez acheter votre billet là-bas. Il y a un départ toutes les trois heures. Le prochain est dans une demi-heure environ.
Je le remercie et me précipite vers le guichet. Les tarifs sont détaillés sur de grands panneaux tachés d'humidité. Je fronce les sourcils en parcourant les chiffres. Je ne m'attendais pas à devoir débourser autant pour rejoindre Douvre. Si mes estimations sont justes, il faut encore que je prévoie le trajet en train ou en diligence pour rallier Londres... plus les repas...Peut-être une nuit d'hôtel...
Une addition rapide et un coup d'œil sur le contenu de ma bourse suffisent. Je me décompose. Le franc que j'ai donné à ce cocher véreux me manque cruellement à cet instant. Je me sens stupide. Je n'aurais pas imaginé un seul instant me retrouver bloquée à Calais, si près du but, pour une vulgaire histoire de finances.
— Mademoiselle ? lance le guichetier.
Je prends mon courage à deux mains :
— Je... j'ai besoin d'un billet pour traverser la manche, mais...
Je n'ai pas besoin d'achever, les pièces dans ma main parlent pour moi et l'homme me regarde avec commisération. Je crois que je préfèrerais un franc mépris. Je me sentirais moins embarrassée. Toute l'assurance que j'avais en négociant la course en fiacre (sans grand succès du reste) s'est évaporée.
— Les prix sont fixes mademoiselle, je suis navré. Il n'y a que deux compagnies sur Calais qui effectuent les liaisons, et leurs tarifs sont réglementés. Je ne peux rien faire.
Je murmure un "je comprends" avant de tourner les talons.
— Essayez peut-être sur le quai Fournier, vers le bassin Est, suggère-t-il en m'indiquant une rue. Il y a des navires de pêche là-bas et certains acceptent parfois les passagers...
Il fronce les sourcils, consulte sa montre à gousset et hésite.
— Enfin... Attendez demain matin, passé dix-huit heures ce côté du port n'est pas très convenable pour une jeune fille...
Je le remercie et oriente mes pas dans la direction donnée. Attendre le lendemain n'est pas envisageable. J'ignore si mon père est prêt à venir me chercher jusqu'ici, mais je ne tiens pas à prendre ce risque. Et puis, avec mes finances au plus bas, louer une chambre marquerait la fin du voyage. Je ne suis même pas certaine de pouvoir me payer le billet de train pour rentrer à Paris. Sans même parler de la honte cuisante à la seule idée de retourner tête basse à la maison.
La pluie s'intensifie et trempe ma cape mais je ne me laisse pas abattre pour autant. Le bassin Est n'a effectivement rien à voir avec le port où je me trouvais un instant plus tôt. Peut-être que c'est parce que la luminosité baisse en cette fin de journée à moins qu'il ne s'agisse du voile gris que projette la pluie un peu partout. J'ai l'impression que les bâtiments autour de moi deviennent plus noirs, plus menaçants. Je croise surtout des pêcheurs, têtes basses et casquettes vissées sur leurs yeux. Il y a aussi des dockers aux bras aussi épais que moi dont les mines patibulaires me poussent à m'écarter. Tous me regardent passer en mâchonnant leur tabac. La pluie accentue les effluves nauséabonds de marées stagnantes et d'algues pourrissantes. Un type posté sous un auvent, en train de vider des poissons aux ventres blancs crache sur mon passage. Je ne sais pas si c'est mon imagination, mais j'entends des murmures et des rires gras dans mon dos.
Un sentiment de malaise que j'ai du mal à expliquer monte en moi. C'est comme un sixième sens qui me plonge dans un état de vigilance, comme si mon corps savait avant mon esprit que je suis en danger. Dans ce décor lugubre, sous ces regards équivoques, j'ai conscience de dénoter. Si ma robe me désignait comme une fille de bonne famille auprès des voyageurs du train, elle me donne maintenant l'impression d'avoir une cible dessinée entre les omoplates.
Les bateaux de pêche alignés à quai tiennent plus de l'épave encroutée de sel et mangée par les bernacles. Les élégants voiliers du bassin ouest me paraissent bien loin. Il y a bien quelques navires d'envergures mais les membres de leurs équipages occupés à ferler les voiles affichent des expressions si dures que je n'ose même pas m'en approcher.
Je prends néanmoins une inspiration et aborde un pêcheur.
— Je cherche un bateau pour faire la traversée...
L'homme lâche un grognement et jette une cagette de maquereaux, dont certains frétillent encore, à mes pieds. J'ai un mouvement de recul instinctif.
— Personne prendra la mer à ct'heure là ma pt'ite damoiselle.
— J'ai de quoi payer, j'insiste en sortant ma bourse.
Il me toise un instant tandis que je sors les pièces qu'il me reste et secoue la tête.
— Feriez mieux d'vous dégoter une auberge et d'rev'nir d'main. Puis sortez pas tous vos picaillons comme ça, vous voulez qu'on vous détrousse ?
— Mais je...
— L'orage approche, me coupe-t-il en désignant le ciel noirci. J'risqu'rais pas ma peau ce soir, et j'connais personne qui l'ferait par c'temps là
Mes lèvres se pincent. Je range les pièces en les faisant tinter avec des gestes brusques. Tant pis pour lui ! Je me détourne avec un salut poli et la tête haute, me remet en quête d'un autre marin à interroger. Il y en aura forcément un qui acceptera de me prendre à son bord.
— Vous d'vriez pas rester là, lance encore le pêcheur dans mon dos.
Je hausse les épaules en réprimant un frisson de froid. Croit-il que cela me fait plaisir de rester sous cette pluie battante ?
L'eau dégouline à présent le long de ma nuque et alourdit l'ourlet de ma jupe. Je pense au sel cousu à l'intérieur et je prie pour qu'il ne se dissolve pas totalement. Pour le moment, la magie se tient à distance. Je la perçois à peine, à la marge de mon champ de vision.
Le quai se vide à mesure que je l'arpente. J'ai beau tenter d'appâter les marins avec mes quelques francs, rien n'y fait. Tous déclinent plus ou moins aimablement.
Le soir commence à tomber et je n'ai trouvé aucun bateau. Je suis frigorifiée, trempée jusqu'aux os et l'ourlet de mon jupon est complètement souillé par les viscères de poissons qui gisent sur les pavés.
Le grondement de l'orage résonne et c'est probablement ce qui me résout à abandonner pour ce soir. Je m'enfonce dans les ruelles, à la recherche d'une auberge mais à cette heure, et avec le gros temps, beaucoup d'établissements sont complets. Ceux qui me semblent fréquentables, du moins.
Mes pas résonnent en contrepoint de la pluie qui claque sur la chaussée. Les venelles sont mal éclairées et mon cœur commence à battre trop fort. Un mauvais pressentiment me pousse à me retourner plusieurs fois. Des éclairs zèbrent le ciel et éclairent de temps en temps les façades morbides.
Je finis par m'arrêter sous un auvent étroit pour me protéger de l'averse. Je dois avoir une bien piètre allure et ma gorge se serre en songeant au ridicule dans lequel je me suis enfoncée toute seule. L'idée de rester éveillée toute la nuit m'effleure. L'économie d'une chambre d'hôtel me permettrait de continuer mon périple, mais à quel prix ? Je vais attraper la mort si je reste plus longtemps dans ce froid.
Toutes à mes pensées je ne remarque pas tout de suite les deux ombres qui avancent dans la rue. Lorsqu'elles s'approchent, je me raidis, immobile. Elles vont passer. Si je n'ai pas l'air effrayée, si je me fais discrète, si j'ai l'air de savoir exactement ce que je fais ici... Elles ne me verront peut-être même pas.
L'une des ombres murmure quelque chose et je perçois distinctement un ricanement qui dresse tous mes sens. Deux hommes. Ils ne sont plus qu'à quelques pas et je les distingue un peu mieux à présent. Des dockers, vu leur carrure. Leurs yeux brillent dans le noir d'un éclat qui me donne envie de m'enfuir en courant.
Sauf qu'ils me bloquent le passage et que je suis acculée contre un mur. Je tente de les contourner mais le premier m'attrape le bras.
— Z'êtes perdue mam'zelle ? On peut aider ? susurre-t-il.
— Non merci, c'est très aimable à vous, je bafouille.
— L'est bien tard pour traîner comme ça toute seule... On vous raccompagne ? Vous êtes toute trempée
Je tente un sourire maladroit. Peut-être que je me fais des idées, peut-être qu'ils cherchent vraiment à bien faire après tout ?
— Je vais bien, assuré-je en essayant de me dégager discrètement de sa poigne.
Au lieu de me relâcher, ses doigts se resserrent.
— On va quand même pas vous abandonner...c'pas très galant si vous voyez c'que j'veux dire. Allez, viens avec nous, on connaît une auberge...
— Je n'ai pas d'argent, je réplique précipitamment. Je dois rentrer chez moi.
— C'pas grave ça, j'te paye la chambre avec mon ami...
— Tu trouveras bien de quoi nous remercier pas vrai ? ricane ce dernier en s'approchant encore.
Il attrape ma jupe et je sens sa main empoigner ma cuisse à travers la soie. La panique inonde immédiatement mes veines. La magie qui s'était faite discrète commence à bourdonner dans mes oreilles.
— Lâchez-moi, je ne vous permets pas ! me récrié-je en me tortillant.
Peine perdue, les deux hommes me maintiennent d'une poigne de fer. J'ai beau me débattre, ils ne cillent pas et me poussent un peu plus contre le mur. Pire, mes protestations les font glousser.
— Qu'est-ce que c'est qu'ça ? grommèle le deuxième homme en palpant ma jupe.
Il plonge sa main dans ma poche et tire brusquement ma bourse avant d'en verser le contenu dans sa paume. Un nouvel éclair vient jeter un éclat bref sur mes économies.
— J'croyais qu't'avais pas d'argent ? grince son comparse.
— Alors comme ça, t'essayes d'nous pigeonner ma belle ?
Je me sens prise au piège et impuissante.
— Prenez-les et allez-vous-en ! je supplie.
— C'pas très gentil ça hein Jeannot ? On n’apprend pas à être polie chez les bourges ?
— Pas très gentils, ça non... renchérit l'autre en retroussant ma jupe.
Je pousse un cri et tire de toutes mes forces sur le tissu pour l'empêcher de remonter plus haut.
— T'en fait pas, on va partir, murmure l'autre avec un rire graveleux. Juste après.
— Arrêtez ! je hurle.
— C'est qu'elle gueule bien, râle le premier homme. J'pensais qu'les damoiselles de la haute faisaient ça sans bruit.
— Elles gueulent toutes pareil, Jeannot, soit pas si con.
Je suis prise en étau contre les pierres froides du mur. Je sens avec une acuité exacerbée leurs aspérités dans mon dos à travers le tissu de ma robe. Le deuxième homme malaxe ma jambe et la barrière du tissu qui sépare ma peau de ses doigts me semble si fine que j'ai envie de pleurer. Leurs corps se pressent contre moi et je pousse de toutes mes forces pour me dégager en vain. Je prie pour que mon corps se fonde avec ce mur et disparaisse à jamais. Je ne veux pas être ici.
Je veux rentrer chez moi.