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Celeste_Windmill
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Prologue : Atalaya

Les planches de la coque massive grincèrent avec un son ignoble aux oreilles de la Capitaine Rubis. Les ordres de son second fusèrent. Les corps s’activaient en une chorégraphie parfaite pour déployer les voiles, sécuriser les caisses sur le pont, se harnacher. Les rames giflèrent les flots assombris par les cumulus noirs. Ils étaient encore calmes pour le moment, à peine ridés par le vent qui se levait, mais Atalaya savait que la mer était rancunière et rendait chaque gifle des rames au centuple quand elle le décidait. La capitaine affermit sa prise sur le gouvernail, un sourire aux lèvres. Son sang pulsait à ses tympans. Tout était sublimé en cet instant paisible suspendu dans le temps, entre vie ordonnée et chaos meurtrier. Elle inspira à plein poumon, se gorgeant de cet air pur chargé de menaces. Le vent secouait les quelques cheveux qui s’étaient échappés de son chignon brun.

— Capitaine ! cria Renand.

Elle jeta un bref coup d’œil à son second. Il courait dans l’escalier, une corde à la main. Contrairement à la plupart des pirates, il avait la silhouette dégingandée et l’élégance de ces dandys des villes. Hormis ses bottes de cuirs adaptés pour le pont, il poussait même le vice jusqu’à arborer un chapeau haute-forme dont le ruban rouge commençait à claquer au vent. Le son fut vite recouvert par les protestations des gréements à l’idée de devoir bosser. Ils étaient devenus bien plus paresseux depuis que tous les navires étaient presque tous passés à la vapeur uniquement. Les voiles se déployèrent, majestueuses sur les trois-mâts. Renand arriva enfin à ses côtés, lui tendant la corde.

— Vous avez oublié de vous attacher, fit-il.

 Sa voie était bien trop polie pour un forban. Mais c’était l’une des raisons qui en faisait le meilleur second pour Atalaya.

— Utilise-la plutôt pour ton chapeau, répliqua la capitaine. Ça va secouer.

— Vous êtes vraiment certaine pour les voiles ? Nous allons déjà avoir les propulseurs et dans les airs, les mâts risquent de souffrir. Sans compter qu’au-dessus des nuages, ça ne souffle pas vraiment.

— Ouais je suis sûre. Maintenant fait préparer les propulseurs, dégage les cheminées, et tiens-toi prêt.

Atalaya ajusta son cache-œil et en ouvrit le petit capuchon pour déployer la mini-longue-vue. Son œil droit ne mit qu’un instant à s’habituer à la nouvelle vision qui se présentait à elle. Elle ferma l’autre œil pour se concentrer. En face d’eux, se rapprochant à toute vitesse, se dévoilait la Broyeuse. Une passe étroite, avec des rochers prêts à déchiqueter le premier navire imprudent qui s’y aventurerait. Même les couillons en métal se retrouvaient éventrés ou pire balancés par l’un des tourbillons qui attendaient ceux qui auraient miraculeusement réchappé aux rochers. Et si tout ça ne suffisait pas, le maelström à la sortie achevait l’intrépide. Et ce n’était pas la peine d’espérer traverser en volant par-dessus à moins de vouloir se faire égorger par les sirènes ailées. Elle aurait pu envisager de contourner la passe. Quelques heures de plus auraient été moins dangereuses que ce goulot meurtrier. Atalaya se retourna vivement pour observer les trois navires impériaux qui se propulsaient à sa poursuite. L’un d’eux tentait de gagner de la vitesse dans le ciel, ses grandes ailes de métal déployées. Tous les trois laissaient un sillage de fumées blanches épaisses derrière eux.

Normalement, ils auraient déjà dû les rattraper sur cette mer plate. Même leurs silhouettes plus massives que le trois-mâts d’Atalaya ne constituait pas un obstacle. Mais à quoi bon user de manière prématurée les machines du navire, quand il suffisait de cueillir les pirates à l’entrée de la Broyeuse ?

— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas une corde ? insista Renand.

— Mais ferme-la un peu avec ta corde. Assure-toi plutôt que tout le monde est bien harnaché. On sera dans la Broyeuse quand le ciel va pisser et que la mer va nous bercer. Au moins, ça obligera l’autre con à se poser.

— On aurait peut-être dû éviter de piller ce corsaire, maugréa son second.

Une œillade acérée de la Capitaine Rubis lui coinça le reste de ses jérémiades dans la gorge et il bondit sur le pont pour exécuter ses vérifications. La jeune femme balaya son navire d’un regard d’acier, ses pirates, ses forbans à elle, qui lui obéissaient au doigt et à l’œil, se tenaient prêts, tous à leurs postes, se soumettant, dociles, à l’inspection de Renand. Ils étaient disciplinés, mais les stigmates du combat de ce matin tachaient encore leurs vêtements déchirés par des coups mal placés et brûlés par des balles esquivées de justesse. Le sang sur le textile ça partait mal quand on ne s’en occupait pas tout de suite. Heureusement que ce cinq-mâts de malheur, appartenant à un abruti de corsaire, avait été généreux en caisse de sang de sirène. Une véritable fortune qui allait lui permettre d’acheter de nouveaux vêtements à tout l’équipage du Demoiselle Rubis. Mais ça, c’était si elle arrivait à pouvoir regagner Eromielle sans se faire chopper par les trois bâtiments impériaux. Ils n’avaient pas vraiment apprécié le pillage d’un navire sous la protection de l’empereur. Mais tous ceux qui naviguaient sous ses ordres avaient une confiance absolue en leur capitaine. Ils avaient accepté, sans même avoir besoin d’un discours d’encouragement, de courir le risque de se faire aborder et capturer. Ils n’avaient même pas bronché quand elle leur avait dit de mettre le cap sur La Broyeuse.

Soudain, un bruit siffla dans l’air. Il était si ténu qu’au début, Atalaya crut l’avoir rêvé. Elle se tendit quand même. Son instinct lui crier que quelque chose d’anormal et à fort potentiel mortel allait se produire. Le son ténu se reproduisit. Atalaya se figea. Son cœur rata un battement avant de devenir incontrôlable. C’était une mélodie. D’un coup, elle fut gelée. Merde… Des sirènes… Mais c’était impossible. Les sirènes ne se montraient jamais lorsqu’une tempête se préparait. Et encore moins s’il y avait quatre navires humains bien équipés pour les massacrer. La Capitaine Rubis se ressaisit alors que la musique s’intensifiait, se mouvant comme le ressac des vagues lors d’une marée montante.

— SIRENES !

Son alerte parcourut l’équipage comme un frisson unanime. Aussitôt, ils sortirent leurs matériels. Les casques de cuir étanches abritant les radios internes furent dégainés. Les mains s’affairèrent à verser à l’intérieur de leurs réservoirs un liquide verdâtre. Le versement était méticuleux, aucune goutte gaspillée. Le mesenil, ce liquide qui permettait d’activer la plupart des grandes inventions de Seakren, obtenu à partir du sang de sirène, était bien trop précieux pour être traité à la légère. Les rames se figèrent, se levèrent et furent rentrées. Atalaya installa son casque, laissant son oreille gauche découverte. Elle serait la seule à entendre les sirènes pour guider son équipage. Cette fois-ci, elle se harnacha avec une corde solide au poteau du gouvernail. Ses ailes faillirent jaillir sous l’effet du stress. Elle frémissait sous le dos de son corset de cuir qu’elle s’obligeait à porter pour les contenir. La jeune femme inspira profondément une bouffée d’air marin et agrippa d’une main ferme le gouvernail. Il fallait repérer quel type de sirène était en train de chanter et où se trouvait la menace. Si c’était des marines, ils devraient aller plus vite qu’elles et éviter d’engager le combat. Là, ces connards de bâtiments en métal étaient bien mieux protégés contre leurs armes que le Demoiselle Rubis tout en bois. Mais si c’était des ailées, la meilleure tactique consistait à les exhorter à combattre et les harponner. Déjà, la plupart des marins aguerris avaient la main sur leur pistolet à harpon en cuivre.

Atalaya se tendit tandis que la mélodie se faisait plus précise, plus proche. Elle tournoyait, tourbillonnait, tourmentait les esprits. Le cœur de la jeune femme tambourinait comme s’il s’amusait à rythmer chaque envolée harmonieuse. La gorge sèche, elle rajusta son cache-œil, essayant d’observer son environnement, appuyée de sa longue-vue intégrée. La grande voile se mit à geindre sous le vent charriant l’entêtante chanson. L’estomac d’Atalaya se noua un peu plus. Elle n’arrivait pas à reconnaître la mélodie. Du calme ma jolie, se sermonna-t-elle. Concentre-toi. Mais les accords éthérés continuaient leur valse, doux inconnus berçant la mer. Une voix cristalline vient les rejoindre, chantant dans une langue obscure.

— Capitaine, fit le murmure grésillant de Renand à travers la radio interne du casque. Quels sont vos ordres ? Marines ou Ailées ?

Atalaya resta silencieuse. Du coin de son œil gauche non couvert par la longue-vue, elle aperçut son second approcher. Les voiles claquèrent presque en rythme avec les battements de son cœur et la mélodie.

— J’en sais rien, finit-elle par avouer.

Renand s’arrêta net et la contempla, la mine ahurie.

— Pardon ?

Il en avait même oublié le ton poli habituel. Atalaya l’ignora et connecta sa fréquence à celle de sa vigie.

—  Terrence, surveille bien les airs. Je t’envoie Kalti pour surveiller les flots.

— Quoi ? croassa la voix hébétée du jeune mousse. Euh… Oui, bien sûr capitaine.

En quelques instants, les ordres d’Atalya pour observer chaque once de leur environnement furent exécutés par son équipage. Disciplinés, la plupart des pirates demeurèrent calme, mais les plus jeunes membres tremblaient nerveusement. La capitaine s’astreignit à rester la tête haute et à conserver son air placide avec un sourire moqueur. Comme si tout allait bien et qu’elle savait ce qu’elle faisait. Les secondes s’écoulèrent, lentes. La chanson éthérée continuait de s'intensifier et de presser la poitrine d'Atalaya. Elle avait du mal à prendre grandes inspirations pour calmer s

Une vive lumière dorée brisa l’eau sombre de la mer. Atalaya ferma les paupières, aveuglée, essayant de se protéger de son bras. Le chant s’interrompit. Le silence. Un hurlement humain de pure terreur, surprise et souffrance. Des larmes sur le visage de la Capitaine Rubis. Elle ouvrit les yeux.

Tout n’était plus que chaos sur le Demoiselle Rubis. Les marins tentaient de fuir, mais leur harnachement les en empêchait. La silhouette lumineuse se précisa. C’était une femme sublime totalement d’or. Ses longs cheveux flottaient avec grâce derrière elle comme s’ils étaient animés par une eau invisible. Elle était accoutrée d’une sorte de drap comme l'une de ces toges antiques qu'on croisait dans les vieux livres. Mais ce n’était ni son corps d’or ni sa tenue inhabituelle qui pétrifia Atalaya. La créature déchaînait ses membres écailleux tels des queues de serpent hérissés de piques meurtriers. Elle les projetait sur les marins qui s’effondraient, empalés, morts. Certains tentèrent de se jeter par-dessus bord, mais leur harnachement les retenait et ils étaient, invariablement, les prochaines victimes. Renand observait la scène aux côtés de sa capitaine, bouche bée, pâle comme un noyé. La vision de son second habituellement si plein de vie et de sang-froid face aux pires dangers secoua Atalaya bien plus que celle de l’horrible destin de son équipage. Elle hurla dans la radio interne des casques.

— Harponnez ses membres ! Dans l’entrepont, activez les propulseurs, sortez les ailerons pour le décollage !

Elle enclencha les boutons sur la console du gouvernail pour alimenter le vaisseau en mesenil. L’une des queues de serpent s’abattit violemment sur le grand mât. Il émit un sinistre crac. Et tout s’effondra avec lui. Voiles, cordages, poste de vigie. Terrence s’écrasa tel un point sombre dans la mer. Dans sa chute, le grand-mat accrocha le mât de misaine qui fendit la proue comme une coquille de noix.

Atalaya sentit tout son corps se glacer. C’était impossible. L’écroulement d’un mât ne pouvait pas faire ça. Une queue de serpent hérissée de pique surgit de la fente. Machinalement, Atalaya continua de déverrouiller la console pour préparer le décollage. Renand lui attrapa le poignet pour l’arrêter.

— C’est trop tard Atalaya, murmura-t-il.

Pas de capitaine. Elle plongea son regard d’acier dans ses yeux noisette. Elle n’avait jamais réalisé à quel point il paraissait jeune avec ses taches de rousseurs, ce grand dandy dégingandé capable de commander à des pirates et faire rentrer même le plus indiscipliné dans le rang. Il avait retiré son casque et remit son chapeau haut de forme. Il avait raison. L’eau s’infiltrait déjà et, avec une proue fendue, il était impossible de décoller. Le Demoiselle Rubis allait exploser en plein air ou couler.

— Je ne peux pas quitter le navire, souffla-t-elle.

Il eut un sourire mi-figue mi-raisin. C’était étrange qu’ils arrivent à communiquer avec des murmures malgré le chaos et l’horrible orchestre de hurlements et de bois brisé.

— Je sais, acquiesça-t-il. Mais moi, oui. Et tu ne mérites pas de mourir comme ça.

Atalaya sentit le coup sur la nuque avant que tout ne plonge dans le néant.

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