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Celeste_Windmill
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Chapitre 2 : Aleksandar

En un bruissement parfait, tout le monde s’inclina, le nez presque plaqué à leurs bottes de cuir noir raffinées. Autrefois, l’Empereur n’exigeait pas de telles courbettes de ses nobles, mais dix ans auparavant, il avait décidé que, désormais, nul n’aurait plus le droit de le voir se déplacer hormis son cercle intime. Cette décision nécessitait une révérence collée au sol, comme l’appelait avec dédain Telekar. Même éloigné de la cour et des intrigues politiques, Alek savait que les aristocrates se rangeaient, pour une fois, derrière le mépris de son oncle envers cette auguste lubie. Et ce, malgré que tous connaissaient les raisons, en apparence dissimulées, de cette nouvelle règle. La Peste qui avait ravagé le monde de Seakren n’avait pas épargné la famille impériale. L’Empereur était resté cloîtré dans sa chambre pendant des mois, puis avait été alité entre la vie et la mort pendant plusieurs autres mois, pendant que son jeune fils se faisait enterrer aux côtés de l’impératrice. Le souverain ne s’en était jamais remis, aussi bien physiquement que mentalement, malgré ses dénégations. Personne, hormis ses gardes les plus fidèles et le Conseil impérial, ne s’approchait de lui. Même Telekar, le puissant Duc d’Eromielle, avait été écarté du côté de l’Empereur. Pareil chose eût été inconcevable avant la Peste.

Mais le vent tournait toujours. Aujourd’hui, l’Empereur avait décidé d’officialiser lui-même la succession ducale en intronisant Aleksandar. Le cœur du jeune homme se remit à battre de nouveau à tout rompre. Si la journée continuait ainsi, il allait faire une crise cardiaque avant la nuit. La sueur qui dégoulinait sur ses tempes et le long de sa colonne vertébrale n’était pas seulement due à la chaleur du dôme. Il allait rencontrer et parler à l’Empereur. Un honneur refusé à son oncle lui avait été accordé. Un honneur que nul n’avait eu depuis dix ans. Alek était peut-être ignorant de la plupart des manigances de la cour, mais il n’était pas idiot au point de méconnaître la signification de cette cérémonie. Les menaces du comte Hanok résonnèrent de nouveau dans ses oreilles. L’Empereur a-t-il réellement un lien avec la disparition de ma famille? La pensée détourna Alek de sa nervosité initiale.

Son estomac se contracta et le souffle lui manqua. Il n’aurait pas d’autres occasions de le savoir qu’aujourd’hui. Il devait s’immiscer dans l’entourage de l’Empereur pour obtenir plus d’informations. C’était peut-être juste de la vantardise de la part du prétendant délaissé par sa mère, mais il devait en avoir le cœur net. Alek lissa son pantalon et son uniforme en essayant de trouver ses premiers mots pour amadouer l’Empereur. Votre Majesté, c’est un honneur. Non, trop banal. Il va me renvoyer pour ennui mortel. Votre Majesté, le Duc d’Eromielle est ravi d’enfin échanger quelques paroles avec vous. Mais ça ne va pas de dire ça? Et pourquoi pas le traiter directement de misérable insecte tant que j’y suis?

Les grandes portes grincèrent de nouveau, et le bruit métallique des bottes d’airain de la garde impériale sur le marbre vert se réverbéra dans l'immense dôme provoquant une inspiration collective dans la salle. Mais contrairement à ce qu’avait anticipé Alek, les sangs bleus restèrent en apnée. Il fronça les sourcils alors que les gardes continuaient d’avancer. Soudain, il comprit pourquoi.

Une exhalaison pestilentielle se répandit dans le dôme. Alek n’avait jamais senti pareille odeur. Un haut-le-cœur le secoua, et une bile acide lui brûla la gorge. D’autres nobles ne purent se retenir et furent escortés sans ménagement par des robots, hors de la salle. Alek serra les dents et les poings. Il ne pouvait pas s’accorder le même luxe que ces aristocrates.

— Courage gamin, murmura l’Amiral. Tiens bon.

Alek hocha la tête. Les relents mortifères de l'auguste Zelmir se firent encore plus ignobles au fur et à mesure que des bottines noires des plus raffinées se mêlaient aux bottes d’airains dans son champ de vision. Il étouffa un nouveau haut-le-cœur alors que la canne du vieil empereur tapait le sol dans un bruit régulier comme pour maîtriser les battements de cœurs des nobles. La canne arriva à la hauteur du jeune Duc d’Eromielle. L’odeur était si atroce. Elle lui piqua les yeux et il fut parcouru d’un énième spasme. Il n’allait pas résister et vomir sur les bottes raffinées brodées de phalènes dorées de l’Empereur. Mais à son grand soulagement, le souverain ne s’arrêta pas et continua d’avancer. Metelil logea quelque chose dans la main du jeune homme.

— Avale ça, ça t’aidera à tenir, chuchota-t-il.

Alek regarda le petit bonbon orange dans sa paume. Il en émanait une odeur piquante de menthe fraîche. C’était un anti-vomitif puissant. Sans hésiter, le duc le goba et faillit s’étouffer avec. A peine avait-il fini de croquer et de faire glisser dans sa gorge parcheminée le médicament, la voix du seigneur Malesco, Premier Conseiller impérial, s’éleva.

— Nobles seigneurs, nobles dames, l’Empereur m’a chargé de conduire la cérémonie en son nom. L’Empereur ayant des affaires urgentes, la cérémonie sera ainsi écourtée.

Des murmures bruissèrent dans la foule. Alek resta glacé. L’Empereur avait décidé d’écourter la cérémonie de l’intronisation du jeune Duc. Il ne savait pas ce que cela signifiait. L’Empereur faisait-il ceci pour cacher son état de santé visiblement dégradé ou pour l’humilier? Un rapide coup d’œil à l’Amiral à ses côtés lui apprit que le vieil ami de son oncle était tout aussi décontenancé.

— Aleksandar de la maison d’Eromielle, avancez jusqu’au trône! tonna la voix du Premier Conseiller.

Pendant un long moment, Alek crut s’être changé en pierre. Il finit par se relever, raide, le cœur tambourinant dans son crâne, secouant son maigre corps bien trop étrange pour son uniforme militaire noir. Sans-Nom, donne-moi la force, pria-t-il. Il s’aventura dans la haie d’honneur formée par les nobles toujours inclinés, le nez collé au sol. Et il vit alors l’Empereur. Ou plutôt ce qu’il en restait.

Le corps rabougri du souverain était enveloppé dans des tonnes de fourrures malgré la chaleur. L’immense trône d’or surmonté d’un phalène aux ailes rubis semblait l’engloutir. Il était raide sur le dossier, calé par des coussins pourpres brodés d’or. Il portait également un masque d’or modelant un visage métallique, froid, majestueux, parfait. Mais ce n’était pas cela qui absorbait Alek. C’était ses yeux. Il avait les iris verts. Pas verts comme ceux de son ami Heykis, mais d'un vert comme celui des robots.

Le cœur d’Alek rata un battement, ses yeux s’écarquillèrent, la salle du trône et le reste du monde s’évanouissant. L’Empereur prenait du mesenil. Une substance normalement toxique et mortelle pour les humains. Pourtant il était là, raide sur son siège, avec son regard vert brillant posé sur lui. Le jeune homme comprenait mieux pourquoi le souverain désirait ne pas se montrer aux autres. Par le Sans-Nom… Quel pouvoir le mesenil lui procure-t-il? Est-ce ça qui le maintient en vie?

Le Premier conseiller s’éclaircit la gorge, impatient. Son visage ridé était rougi par la chaleur et malgré son apparence squelettique et la pâleur de sa peau, on aurait dit que c’était lui le véritable souverain tout de pourpre vêtu avec ses insignes de phalènes dorés plaqué sur sa poitrine. Pourtant, Alek posa à peine un regard sur le seigneur Malesco, hypnotisé par le monarque immobile. Il s’avança comme s’il s’était transformé en l’un des automates impériales. L’une des deux seules femmes sur les sept autres conseillers disposés autour du trône se pencha pour murmurer au souverain. Son visage était dissimulé par ses longs cheveux roux mêlés de cheveux blancs qui tombaient sur une pelisse bleu nuit. Tous les membres du conseil semblaient également immunisés à la chaleur du dôme, engoncés dans de lourds vêtements d’hiver. Est-ce qu’ils prennent du mesenil eux aussi? s’interrogea Alek. Mais Malesco et les autres n’avaient pas les iris verts du souverain. L’Empereur fit un geste extrêmement raide et peu naturel pour renvoyer sa conseillère avant de redevenir immobile.

Le jeune Duc finit par arriver auprès du trône. L’odeur était de nouveau insoutenable, lui irritant la gorge et les yeux. Heureusement que l’Impératrice était morte durant la Peste. Elle aurait subi un véritable cauchemar à partager sa couche avec l’Empereur. Alek chassa ses pensées hérétiques de sa tête. Il s’inclina de nouveau, mais Malesco l’interrompit d’un geste de la main. Son regard bleu jugea rapidement le jeune homme.

— Vous ferez un bon Duc, commenta-t-il. Ainsi en sera la volonté de l’Empereur. Bon, passons aux formalités. Aleksandar de la maison d’Eromielle, fils de Deletar de la maison d’Eromielle, héritier par le sang de Telekar, Duc d’Eromielle servant désormais Ela en son royaume, jurez-vous d’accepter votre héritage, de vous soumettre au conquérant et ses descendants de la maison Telendil et de donner aveuglément votre sang pour la maison Telendil?

Aleksandar faillit lâcher une grimace et un nouveau spasme le secoua. Mais le médicament offert par l’Amiral l’aida à ne pas se ridiculiser. Toutefois, sa grimace ne passa pas inaperçue et un éclair de colère brilla dans les yeux bleus du Premier Conseiller. Le jeune homme se ressaisit rapidement. Il fallait rentrer dans le cercle intime du monarque et donc s’attirer les faveurs de Malesco, pas ses foudres.

— Je le jure, bafouilla-t-il.

Malesco soupira et se relaxa un peu. Il fit signe à l’un des robots impériaux et ce dernier apporta un coussin sur lequel gisait une chevalière en onyx avec le burwal gravé dessus. La chevalière des ducs d’Eromielle. Alek écarquilla les yeux en reconnaissant les armoiries familières. Le serpent marin, aux tentacules et à la tête monstrueuse disproportionnée, le regarda d’un air menaçant. La gorge d’Alek se serra, il cessa de respirer, raide, et pâle. La dernière fois qu’il avait vu cette chevalière, c’était dix ans plus tôt, lorsque son père avait saisi la main de son épouse pour l’aider à monter dans la voiture avant de s’y installer également et que le majordome referme la porte noire. Deletar et son épouse n’étaient jamais revenus. La chevalière des Ducs d’Eromielle tout aussi disparue que son propriétaire.

Telekar, en devenant le Duc d’Eromielle à la place de son neveu bien trop jeune, avait fait fabriquer une chevalière de laiton en attendant de retrouver celle de son frère et de leurs ancêtres. C’était elle qui était censée être sur ce coussin. Pas l’antique chevalière d’onyx reconnaissable entre mille avec le petit éclat dans l’œil du burwal suite à un coup d’épée des siècles auparavant. Pas la chevalière disparue avec la main de son père.

Toute vie, toute chaleur, toute conscience de son environnement et de son corps avaient déserté Aleksandar. Hanok n’avait pas menti. L’Empereur avait décidé de se dévoiler. De lui jeter son implication à la face, sans aucune subtilité en pleine cérémonie publique.

— Vous… croassa-t-il.

Il s’interrompit de justesse lorsqu’il vit le petit sourire entendu de Malesco. L’automate lui tendit le coussin avec la chevalière, mais Alek était pétrifié. L’Empereur avait fait disparaître ses parents. Peut-être qu’ils étaient encore en vie, prisonniers en un endroit sombre, mais il en doutait. L’Empereur le menaçait de subir le même sort que Deletar. L’énormité de la situation le dépassait. Il avait l’impression de tomber, de n’avoir plus prise sur rien. Sa vie lui échappait. Il voulait s’enfuir. Ses jambes vissées dans le marbre vert ne bougèrent pas. C’était à peine s’il arrivait à respirer. Sa vision était brouillée. Ses oreilles bourdonnaient. La peur finit par se disputer à une douleur sourde dans sa poitrine. Une vieille plaie brûlante pulsait en lui au rythme frénétique des battements de son cœur. L’acide se déversait dans ses veines, réclamant du sang, de percer les globes verts brillant du souverain. La peur continuait de soumettre cet acide, de le paralysait. Mais il incendiait ses veines d’une souffrance inouïe.

La conseillère qui avait chuchoté à l’oreille du souverain se leva et s’avança vers lui dans un froufrou de sa crinoline avec une vivacité surprenante pour une dame affublée d’un vêtement aussi volumineux. Elle se plaça entre lui et le monarque, le soustrayant à sa vue. Alek distingua son visage fin et pâle, constellé de tache de rousseur, d’une beauté à son apogée, illuminée par son assurance. Ses traits étaient doux, lui conférant un air juvénile qui contrastait avec la sagesse de son regard et les quelques rides au coin de ses yeux cuivrés. Elle avait un port altier, d’une noblesse dont il avait le vague souvenir de l’avoir aperçu chez sa mère. Les femmes ayant du pouvoir étaient rares, pourtant Alek n’arrivait pas à se rappeler de son nom. Son oncle n’avait jamais cru bon de le lui donner. Une erreur de la part d’un si fin politicien que Telekar bien étrange. Il suffisait d’un seul battement de cœur pour réaliser que cette conseillère était bien plus puissante dans le jeu politique tous ici hormis Malesco. Elle lui saisit sa main moite et tremblante et lui glissa la chevalière.

— Calmez-vous et masquez ce regard brillant, chuchota-t-elle. Gardez cette chevalière et ouvrez-en le chaton. Trouvez, l’ancien capitaine de la Demoiselle Rubis sur le port et remettez-lui ce mot. Il vous aidera. Mais ne vous fiez à personne. Trouvez-le seul.

Il n’eut pas le temps d’articuler un mot ou de réagir. Elle repartit dans un froufrou. Malesco lui adressa un regard sombre tandis qu’elle regagnait sa place auprès de l’Empereur. La tête de ce dernier avait pris un angle bizarre sur le côté, mais il se redressa à l’approche de la conseillère. Elle lui chuchota de nouveau quelque chose, mais Aleksandar ne put pas en savoir plus. Il resta figé, livide, l’acide sourdant dans ses veines. Sa main toujours à demi-levée là où l’avait laissée la Dame.

— La cérémonie est terminée, annonça Malesco sans plus se préoccuper du jeune Duc. Veuillez quitter la salle du trône et rejoindre la grande galerie des Phalènes de Cristal pour les réjouissances.

Aussitôt les gardes impériaux se placèrent dans une chorégraphie parfaite entre l’Empereur et la foule qui essaya de les battre de vitesse pour apercevoir leur souverain. En vain. Leurs armures d’airain et leurs heaumes surmontés du phalène impérial masquaient l’Empereur à tous. Alek ne réagit pas immédiatement. Il baissa les yeux sur sa chevalière sur sa main toujours en l’air. Elle brillait sous le soleil. Le burwal éborgné si familier semblait gronder. Il fut comme foudroyé. La vie revient dans ses membres. Le port. Le capitaine. La Demoiselle Rubis. Il se précipita sans se soucier du protocole et des murmures choqués des nobles en dehors du palais impérial. Il serrait sa main arborant sa chevalière contre son cœur fébrile. Comme si cette main n’était pas la sienne et que s’il ne la tenait pas avec l’autre, elle allait se détacher de son corps. Oublieux de son rang, il bondit dans le premier omnibus sous les regards confus et stupéfaits des domestiques impériaux.

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