Alan se retrouva brutalement arraché de cette personne qu’il incarnait contre son gré. Les couleurs vives disparurent au profit du néant. Seul le scintillement flou du prisme perdura. Il se sentait léger et loin de tout, l’âme fendue. Qui était-il exactement ? Un retour de force, comprit-il au bout de quelques longues secondes. Alan Ribes, il était Alan Ribes ! se répéta-t-il plusieurs fois pour s’ancrer de nouveau à la réalité. Il ne pouvait pas expliquer ce qu’il venait de se produire. Il était devenu le spécimen zéro… Non, Zack. Le temps d’un souvenir, aussi déstabilisant soit-il, il s’était métamorphosé en une tout autre personne. Cette expérience inédite et perturbante lui donnait une affreuse sensation, comme si cet homme avait laissé une trace de lui sur son esprit. Il en avait vécu des rêves étranges, mais ça, c’était une première. Les émotions qui l’avaient animé persistaient. « Curiosité » ne semblait pas le terme exact, c’était plus de l’admiration. L’extrême solitude de ce lieu se renforça avec violence. Subitement, la sensation qui régnait dans les Méandres s’intensifia. Il déglutit péniblement en comprenant qu’il n’était plus seul. Ce n’était pas lui qui l’avait trouvé, mais cet homme était venu à lui. Il entendit sa voix colérique alors qu’il le chercha du regard :
— Comment oses-tu ?
Alan resta muet devant son apparence. En réalité, il n’avait pas réussi à la définir à travers son propre point de vue, hormis le fait qu’il se révélait particulièrement grand. Or, là, il ne parvenait pas à comprendre ce qu’il se passait. C’était indéniable, c’était un géant qui devait peut-être le dépasser de trois têtes, mais son reflet était scindé en deux, comme si différentes natures bataillaient entre elles. D’un côté, il reconnaissait celui qu’il avait découvert endormi sur son Amplificateur, les cheveux immaculés et à l’œil orangé. Son avant-bras était tatoué d’un motif complexe de flamme et il portait un simple short blanc. Son autre aspect le laissait aussi sans voix.
Une étincelle dansait avec peine dans son regard, sa tignasse rousse et sombre était en désordre avec quelques mèches plus claires qui contrastaient. De nombreux anneaux d’or à son poignet et sa cheville l’habillaient davantage, en accord avec son large bermuda beige retenu par une soyeuse ceinture de tissu rouge. Le Feu. Cette pensée soudaine lui paraissait évidente. Il avait l’impression de voir l’incarnation de cet élément.
Le regard d’Alan resta rivé sur cette corne fine et torsadée, légèrement inclinée. « Démon ». Il comprenait enfin. Cependant, il remarqua qu’elle s’abîmait par endroit, elle s’effaçait. Zack devint perplexe sans perdre son expression furieuse et le détailla de la tête au pied. Il marmonna comme s’il pensait à voix haute :
— Tu… N’es pas comme les autres toi.
— En quelque sorte, murmura Alan avec appréhension.
Zack s’approcha de lui sans la moindre crainte apparente alors que lui, il aurait aimé reculer, mais la peur le tétanisait. Alan remarqua vite un fait, il était privé de tout mouvement. Il réprima le rire nerveux qui montait en lui pour qu’il ne soit pas mal interprété. Cet homme contrôlait avec une précision écrasante ses Méandres… Était-ce aussi le cas avec ses rêves avant qu’il ne sombre ? Plus il s’approcha, plus il réalisa l’écart de grandeur alors qu’il mesurait lui-même presque un mètre quatre-vingts. Le géant l’observa dans un silence intimidant et tourna autour d’Alan comme s’il constituait une curiosité. Il finit par s’étonner :
— Tu leur ressembles, mais tu as quelque chose de différent… Tu es entré dans mon souvenir.
— Je… Je sais pas comment ça a pu arriver, avoua-t-il difficilement. Si je suis ici, c’est parce que je suis allé trop loin…
Zack plissa du regard avec un air suspicieux avant de devenir songeur. Où était le sourire de cet homme qu’il semblait employer comme un masque ? Alan devina qu’une interrogation lui brûlait les lèvres, mais qu’il hésitait. Quoiqu’il en soit, il sentait affreusement intimidé, bien plus que lorsqu’il se trouvait en tête à tête avec Mateus. Était-ce sa taille qui l’impressionnait autant ou bien ce que son charisme pouvait dégager ? se demanda-t-il sans pour autant entrevoir la réponse. Alors que Zack lui tourna le dos d’un coup, il le questionna :
— Comment ça, « curieux » ?
— À nos yeux, tu n’as jamais existé. Tu es un secret qui a mené en enfer beaucoup de monde… Je voulais connaitre la vérité et je suis arrivé à toi. Regarde autour de toi, indiqua Alan en réussissant à lever les bras pour désigner l’environnement. Cet espace n’existe que dans ton esprit. Tu t’es enfermé ! À nos yeux, tu es le rêveur Originel… et tu es aussi la clef de ma liberté…
Zackary éclata de rire en se retournant vivement vers lui. Son sourire était revenu, mais Alan le devinait forcé et arrogant. Ce qu’il venait de dire était de toute évidence une blague à ses oreilles. Alan tenta de rester de marbre. Il avait aussi l’impression qu’il se moquait éperdument de son souhait. Il ne pouvait pas en avoir la certitude, ce n’était que de l’interprétation que son esprit angoissé supposait. À son tour, il leva les bras pour l’imiter en répétant :
— « Liberté » ? Tu n’as qu’à t’enfermer dans tes souvenirs pour l’avoir !
— Non, non, tu ne comprends pas… « Tu » es ma liberté, insista-t-il sur son premier mot. Le fait que je connaisse vos existences est un sérieux problème à leurs yeux… Mais ils ne peuvent pas se débarrasser de moi parce que mes capacités sont trop précieuses. Ils m’ont envoyé ici… Uniquement pour que tu me réveilles et que je devienne l’un d’entre eux.
— Et pourquoi je te l’accorderais ? refusa immédiatement Zack en lui adressant un nouveau sourire arrogant. Tu me ferais de la compagnie pendant un temps.
— Tu préférerais largement la présence de Tina que la mienne ! s’emporta un peu Alan.
— Ne parle pas d’elle comme si tu la connaissais ! rugit-il.
Alan ne parvint pas à reculer en voyant Zack bien trop réagir à la mention de cette femme et joindre les gestes à sa parole. Il le regarda lancer sa grande main pour lui attraper le visage sans pouvoir bouger. Aussitôt, Alan sentit son insensibilité s’activer à la dernière seconde et subitement perdre toute contenance, en devenant plus qu’une image. L’homme le traversa de tout son corps à cause de son élan et une affreuse sensation de chaleur se diffusa en lui. De la chaleur ? réalisa-t-il en se palpant le visage puis le torse. Pourtant les variations de température n’existaient pas dans un rêve, tout comme la douleur. Des défenses qui le transpercent, il l’avait expérimentée plus d’une fois, mais là, ça n’avait rien à voir.
Alan se retourna lentement vers Zack avec gravité. Il saisissait enfin le sens de ces mots, « Il est sa propre défense »… Une entité qui plus est. Zack ne semblait pas comprendre ce qui venait de passer. Son regard faisait des allers-retours entre sa main et lui. Encore plus terrifiant, il avait l’impression que la flamme qui animait son œil s’était ravivée. Elle ressemblait à un témoin de son état de conscience.
Alan se décomposa en réalisant à quel point Emma l’avait envoyé dans un piège fatal. Zack l’aurait peut-être « marqué » comme l’avaient indiqué les Dreamers s’il avait pu le toucher, le réveiller de force… Mais sa variance s’était activée instinctivement. Il était perdu… Il murmura la panique qui gonflait en lui :
— Putain de merde… Je suis un homme mort.
— C’est vraiment ignoble cette sensation, marmonna-t-il en gardant les yeux sur ses doigts qu’il agitait. Ouaip, tu l’es, remarqua-t-il en levant le regard sur lui comme s’il l’avait parfaitement compris. C’est une liberté comme une autre, s’amusa-t-il avec un sourire mauvais.
— Je me serais pas retrouvé devant toi si c’était celle que je souhaitais, rétorqua Alan avec amertume. Celle que je veux, c’est pouvoir vivre avec celle que j’aime et ma fille qui naîtra dans les prochains mois… J’ai osé me risquer ici parce que c’est la seule solution que les Dreamers m’ont offerte. Vous n’auriez jamais existé, rien de tout ça ne serait arrivé ! s’emporta-t-il presque avec désespoir… Tu n’aurais jamais dû leur permettre de survivre…
Zackary resta silencieux en fronçant des sourcils, comme si quelque chose dans ses paroles l’avait contrarié. Alan commença à rire nerveusement. Il était pris au piège et il allait disparaitre à travers ce néant qui ne lui appartenait pas ! Cependant, quelque chose l’horrifia : Zack semblait perdre pied avec sa réalité. Son regard s’était terni, et sa flamme témoin, presque éteinte. Une autre évidence, sa conscience se révélait aussi instable. Les mots sans émotion qui suivirent le glacèrent :
— Parce qu’ils le sont encore ? Je n’ai jamais eu l’intention d’avoir de la pitié pour ceux qui ont piétiné mon rêve… Par contre… Comment ça, « vous » ? questionna-t-il avec une suspicion qui ne laissait place à aucun mensonge.
— Quelqu’un comme toi traverse le monde comme si elle cherchait quelqu’un.
— Qui ?
— Je crois que c’est Tina, indiqua Alan en craignant un nouveau coup de sang.
— Impossible, murmura-t-il. Elle ne peut pas…
— Si toi tu es arrivé là, alors pourquoi pas elle ?
À nouveau, son regard se voila en même temps qu’il devait se perdre dans ses réflexions, ses souvenirs. Alan trouva une possibilité qui pourrait le sortir de cet enfer. C’était hors de question qu’il se laisse dépérir ici sans rien tenter ! Si Zack ne pouvait pas le marquer et provoquer son réveil, alors il devait le réveiller, lui. Les Dreamers allaient sûrement lui en mettre pour son matricule pour avoir eu l’idée de tirer des Méandres leur pire cauchemar. Sa variance l’avait piégé, mais la seconde constituait peut-être la clef qu’il lui fallait.
L’homme se perdait tant dans son esprit, que le contrôle qu’il exerçait dans cet espace infini disparaissait. Avec méfiance, il se rapprocha de ce géant. Il lui attrapa la main tout en restant à l’affut de la moindre de ses réactions. Il était vraiment ailleurs, constata Alan en voyant qu’il n’avait pas du tout réagi à son toucher. Il grimaça douloureusement aussi, sa paume était si brûlante. Cependant, il tenta le tout pour le tout :
— Zack, tu dois te réveiller… Montre-moi ton Âme et je te guiderai…
— Mon âme ? souffla-t-il en reprenant un semblant de présence. Elle se consume…
Alan sentit son autre variance se lancer, mais la sensation qu’elle provoquait devenait bien trop désagréable, voire insupportable. La flamme qui dansait dans l’œil de Zack s’emballa soudainement avec une frénésie alarmante. Elle s’embrasa avec une telle force qu’elle sortit de son orbite pour se répandre sur son corps. Alan paniqua à la vue du feu grandissant, il n’était pas réel et pourtant il avait l’impression que si ! Il voulut relâcher la main du géant pour stopper le phénomène, mais il s’horrifia en remarquant que ses doigts s’étaient refermés sur les siens. La douleur commença à lui tordre le visage alors que Zack continua dans un murmure :
— Je suis l’incarnation de mon Essence… Je suis le Feu…
Ses cheveux se transformèrent en une crinière flamboyante, tandis que, progressivement, son corps s’effaça pour devenir ce brasier qui s’étendait comme une trainée de poudre. Malgré la terreur et la souffrance, Alan éprouvait aussi une part de fascination. Son âme s’enflammait ! Elle était si puissante qu’elle l’écrasait, les mots lui manquaient. Cependant, son retour à la réalité n’en fut que plus brutal lorsqu’il entendit Zack rugir bien plus fort que le feu crépitait :
— Et je brûlerai ciel et terre pour les retrouver !
Les Méandres s’embrasèrent soudainement en un claquement de doigts et Alan se noya dans un océan de flamme. Il ne sentait plus sa main. Quand son regard se posa sur elle, il poussa un hurlement de terreur. Elle était carbonisée ! Le fait de se trouver d’un coup en enfer le frappa, il brûlait de tout son être ! Son âme le calcinait, le marquait de tout son corps ! L’homme qui agissait comme sa propre défense était devenu environnemental !
Trop vite, ses cris de douleur et d’agonie s’étouffèrent, il ne pouvait plus, plus rien ne pouvait franchir sa gorge, le mal le consumait de l’intérieur. Il se mit à se plaindre de cet enfer qui rongeait la moindre parcelle de son être… Il n’allait pas en réchapper, il n’avait aucune issue. Qu’on le réveille ! pria-t-il avec désespoir. Peu importe l’état dans lequel il en ressortira ! Mais qu’on le réveille ! Il voulait retrouver Ayana ! Il voulait voir sa fille naître et grandir ! Partager ce bonheur inespéré ! Il voulait…
— Agatha…