— Théo, s'il te plaît ! Ne cours pas ! s'exclama Anastasia, poussant le chariot d'un pas pressé.
Le petit garçon de six ans, insouciant, s'élança dans le rayon comme si rien ne pouvait l'arrêter. Ses cheveux bruns, mi-longs et légèrement ébouriffés, tombaient en désordre juste en-dessous des oreilles, augmentant son petit air espiègle. Les joues rosies par l'excitation, il semblait totalement absorbé dans son monde imaginaire, lui répondant par un grand sourire et des yeux pétillants de cet malice enfantine, avant de replonger dans son jeu.
— Vrouuuummm ! cria-t-il, les bras tendus, tenant fermement son avion en plastique.
Il lui faisait exécuter des loopings et des plongées spectaculaires dans un ciel invisible qui lui était réservé qu'à lui.
Anastasia hésitait entre le gronder et le laisser profiter de ce moment de bonheur. Depuis la perte de Matthew, son mari, deux ans plus tôt, les éclats de joie de Théo étaient devenus rares.
Elle se mordilla la lèvre et soupira doucement.
— Attention, turbulence ! s'exclama le petit garçon, concentré sur ses manœuvres aériennes. On traverse les nuages...
Ils étaient venus acheter de quoi préparer l'anniversaire de Théo, qui allait fêter ses sept ans le lendemain. Une journée qu'elle voulait douce, simple, remplie de gâteaux ratés et de bougies tordues. Ensemble, ils avaient arpenté les rayons du supermarché avec une excitation discrète mais bien présente. Œufs, chocolat, farine, décorations. Elle lui avait même laissé choisir les bougies, en forme d'étoiles.
À la caisse, Théo, les cheveux en bataille après ses cabrioles entre les allées, déposa son avion en plastique sur le tapis roulant, comme s'il l'envoyait en révision technique. Puis, aussitôt, il le reprit et repartit en trottinant dès que les sacs furent remplis.
Dans le parking, Anastasia avançait plus lentement. Le chariot grinçait un peu. A côté d'elle, Théo trottinait sagement, sa main délicate accrochée avec sérieux à la barre métallique. Il savait qu'il devait rester prudent face faux voitures.
Une brise fraîche souleva les mèches épaisses de ses cheveux roux, qui vinrent caresser son visage. Elle en repoussa une derrière son oreille, les yeux plissés sous la lumière d'avril.
Arrivée près de la voiture, la jeune femme ouvrit la portière.
— Monte, Poussin. Je range les courses et on y va.
Elle s'accroupit pour soulever les sacs et les installer dans le coffre, mais un mouvement à sa gauche l'attira.
Un homme avançait vers elle. Vêtu d'une veste bomber noir impeccablement ajustée, des baskets blanc immaculé, d'un t-shirt sobre et d'un jean foncé, son allure décontractée trahissait pourtant une tension électrique, ses yeux de braise balayant l'horizon comme s'il cherchait quelqu'un qu'il redoutait, ou qu'il espérait trouver.
Quand leurs regards se croisèrent, une vague familière et déroutante submergea la jeune femme, un étrange sentiment de déjà-vu qui lui noua brusquement l'estomac.
Sans même s'en rendre compte, elle se redressa, les épaules raides.
Sa robe à fleurs ondulait autour d'elle, portée par la brise d'un après-midi d'avril. Son cœur s'emballa, pris de vitesse par une alerte intérieur que son esprit n'arrivait pas encore à formuler.
L'homme s'avança, s'arrêtant à quelques mètres de sa voiture. Il la fixa d'un regard inexplicable. Ses cheveux noirs, coupés courts et soigneusement stylisés, accentuaient la dureté anguleuse de son visage.
Anastasia s'attarda un instant sur le tatouage de hibou qui ornait sa gorge, qui semblait la regarder lui aussi, tapi dans l'ombre de sa peau.
L'inconnu esquissa un sourire subtil, presque imperceptible, comme s'il goûtait en silence une plaisanterie secrète dont elle ignorait tout. Son geste fit se crisper la main d'Anastasia autour de son trousseau de clés, qu'elle coinça entre ses doigts, métal pointé vers l'avant, transformé en arme de fortune.
— Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-il d'une voix froide, presque cassante.
— Je...Je crois que je vous connais, répondit-elle, légèrement tremblante.
L'homme sembla s'amuser de sa réponse, un éclat fugace traversant son regard, tandis qu'il la scrutait longuement, comme s'il déchiffrait un livre semi-ouvert.
— Tu dois faire erreur, réfuta-t-il d'un ton calme.
Mais ses yeux, sombres et intenses, racontaient une toute autre histoire.
— Non, je ne crois pas, insista-t-elle en secouant légèrement la tête en signe de négation. J'ai vraiment l'impression de vous avoir déjà croisé quelque part.
Il fit un pas vers elle, un sourire s'élargissant à peine, comme s'il se délectait du malaise qu'il provoquait.
— Peut-être que tu me confonds avec quelqu'un d'autre, répondit-il, une pointe de sarcasme dans la voix. Ça arrive tout le temps.
Elle jeta un bref regard vers son fils, déjà installé à l'intérieur, vérifiant que tout allait bien. Puis elle mordilla sa lèvre inférieure, mal à l'aise, avant de planter son regard, vif et déterminé, oscillant entre défi et curiosité, dans le sien à nouveau. Elle pouvait ressentir un mélange déroutant : une légèreté charmante, certes, cet homme était très beau. Mais sous la surface, il y avait cette noirceur sourde, inquiétante, comme une ombre cachée derrière ce rictus trop paisible.
— Non, ce n'est pas ça..., murmura-t-elle, fronçant légèrement les sourcils.
Il fronça, ses yeux se durcissant l'espace d'un battement de cils, avant de répondre avec insouciance, une assurance froide et mesuré.
— Peut-être que c'est juste l'effet dévastateur de mon charisme.
Un frisson lui parcourut l'échine, léger mais impossible à ignorer.
Malgré elle, Anastasia sentit son cœur battre un peu plus vite, son esprit aiguisé oscillant entre la méfiance instinctive et la curiosité obstinée. Ce n'était pas seulement son attitude ou son sourire qui l'intriguaient, mais un sentiment latent, éveillant en elle une vieille prudence.
— Je suis désolée, souffla-t-elle en esquissant un rictus timide. Mais il est temps pour moi d'y aller.
Elle ferma le coffre de sa voiture et se dirigea vers le côté conducteur d'un pas rapide, pressée de mettre de la distance entre eux. Mais alors qu'elle s'apprêtait à monter, la voix de l'inconnu s'éleva clairement :
— Tu as raison.
Elle se retourna d'un mouvement vif, piquée malgré elle par cette placidité énigmatique, avant de croiser une dernière fois l'éclair moqueur de ses pupilles marron foncé, presque noirs.
— On se connaît sûrement, ajouta-t-il fièrement.
Il lui adressa un dernier sourire, leste et ambigu, avant de pivoter sur ses baskets. Son départ fut une lente provocation, le dos droit, les épaules relâchés, les mains dans les poches et la démarche traînante qui semblait défier même le temps.
Anastasia entra dans la voiture et claqua la portière un peu trop fort, comme pour faire taire le vacarme que lui imposait sa tête. Figée, la main toujours sur ses clés, l'image de cet homme tournait e boucle, encore et encore, comme un souvenir à moitié effacé qu'elle aurait voulu retrouver, sans savoir pourquoi.
Ses yeux restèrent fixés sur un point vague au-delà du pare-brise. Ses doigts tapotèrent nerveusement le volant, puis s'enroulèrent autour avec lenteur. Sa main droite tâtonna pour démarrer la voiture, pas parce qu'elle voulait partir, mais plutôt que rester immobile lui donnait l'impression d'être vulnérable.
— Maman, pourquoi tu observes toujours les gens comme ça ?
Anastasia sursauta, ramenée à la réalité par la voix innocente de son fils. Elle cligna des yeux, comme si elle sortait d'un rêve étrange, et réalisa qu'elle fixait un couple de retraités qui passait tranquillement devant la voiture. Son visage pivota vers Théo, portée par un sourire en demi-teinte aux lèvres.
— Oh, rien, poussin. Maman était juste un peu perdue dans ses pensées.
Elle se pinça les lèvres un instant, parce que c'était presque vrai. Mais surtout, il n'avait pas besoin d'en apprendre davantage.
Le petit garçon fronça le nez, visiblement sceptique, avant de se remettre à jouer avec son avion en plastique. Ses petites mains s'agitaient dans les airs, dessinant de nouvelles acrobaties imaginaires. Le moteur de la voiture ronronnait doucement, diffusant une vibration presque apaisante. Mais dans la poitrine d'Anastasia, le calme n'était qu'un vernis qui commençait déjà à craquer. Elle jeta un coup d'œil dans le rétroviseur, comme pour vérifier si l'homme au tatouage était toujours là, mais le parking était désormais vide de sa présence.
Une brise légère soufflait dans le quartier californien où ils vivaient, faisant danser les branches des palmiers et des eucalyptus qui bordaient les rues. La jeune maman roula doucement, les yeux tantôt sur la route, tantôt happés par le décor familier, comme si elle espérait que ce paysage ordinaire puisse l'apaiser.
Les maisons, aux façades impeccablement peintes dans des tons neutres, semblaient tout droit sorties d'une carte postale. Les jardins étaient parfaitement entretenus, les pelouses d'un vert presque irréel. Tout ici respirait la tranquillité.
Elle s'arrêta devant un passage pour piétons, les mains toujours crispées sur le volant, observant distraitement un groupe d'écoliers traverser, leurs sacs ballottant dans leurs dors, leurs rires résonnant dans l'air chaud.
— T'es un peu bizarre quand tu fais ça, lança Théo, sans jugement.
Elle eut un petit rire.
— Peut-être que je le suis, oui, répondit-elle, un sourire au coin des lèvres, amusée malgré elle.
Mais une part d'elle restait alourdie par cette rencontre troublante.
Lorsqu'ils arrivèrent devant leur maison, une grande bâtisse de style colonial, Anastasia coupa le moteur.
La façade beige clair, surmontée de volets blancs impeccables, dégageait une élégance intemporelle. Les fenêtres spacieuses laissaient deviner l'intérieur lumineux, tandis qu'un jardin coloré bordait l'allée principale, encadrant la porte d'entrée en bois massif, au sommet légèrement arrondi.
Elle resta assise un instant, la main sur la clé. Anastasia avait besoin de quelques secondes de silence avant de laisser la routine reprendre le dessus.
Elle sortit de la voiture en s'étirant. À peine eut-elle ouvert la portière que Théo jaillit à l'extérieur, son avion fermement vissé dans la main. Déjà, il courait sur la pelouse, enchaînant des cercles serrés, les bras tendus.
— Bonjour ! cria Evelyn, leur voisine aux cheveux blond platine, depuis le trottoir d'en face.
Elle était vêtue d'un tailleur ajusté aux couleurs pastel, avec un chemisier immaculé boutonné un peu trop haut. Son brushing parfait et son maquillage appliqué avec une précision presque clinique criaient une perfection de façade.
Sa voix perçait l'air d'un ton condescendant, et ses lunettes de soleil aux verres fumés dissimulaient un regard toujours en train de jauger.
Anastasia soupira intérieurement, mais répondit d'un ton poli.
— Salut.
Elle contourna la voiture pour ouvrir le coffre et en extirpa un sac de courses vraiment trop lourd pour une seule main. La jeune femme le posa brièvement sur le rebord, puis le cala contre sa hanche d'un geste habitué. Entre deux pas vers la maison, elle jeta un regard en direction d'Evelyn, toujours plantée là, droit comme un piquet.
— Besoin d'un coup de main ? lança cette dernière armée d'un sourire trop large pour être sincère.
— Non, merci, tout va bien, rétorqua Anastasia, en s'efforçant de maintenir un rictus de convenance.
Elle ouvrit la porte de la maison, laissant Théo courir devant elle. À peine dans le hall d'entrée qu'il se débarrassa de ses chaussures à la va-vite.
La jeune maman grimaça en voyant une basket voler contre le mur. C'était une habitude qu'elle n'avait jamais réussi à lui faire perdre, même en se fâchant à de multiples reprises. Puis il fila dans le salon, riant aux éclats.
En quelques secondes, il bondit sur le canapé moelleux, les coussins verts aux teintes variées, s'envolant dans tous les sens autour de lui, alors qu'il simulait un looping.
Le regard d'Anastasia se posa sur lui mais aussitôt, le souvenir de Matthew, allongé sur le tapis, jouant à la bagarre avec Théo lui revint en tête.
Elle aperçut la tâche de jus-de-fruit, toujours là, sur le bord du canapé, légère mais indélébile, qu'elle n'avait jamais réussi à faire partir depuis ce jour. Sur le moment, elle s'était mise en colère, leur avait crié dessus, accusant Matthew d'être un père trop laxiste.
Mais aujourd'hui, elle se rendait compte à quel point elle voulait revenir à cet instant, pour laisser Théo profiter de son papa encore un peu. Et pour elle, de jouir de la vie avant que tout bascule sans prévenir.
Cela faisait deux ans que son mari était décédé d'une crise cardiaque. Elle l'infirmière, si habituée à sauver les autres, avait été impuissante face à la situation de l'homme qu'elle aimait. Il s'était effondré sur le trottoir juste devant chez eux en pleine après-midi d'août.
Elle avait couru. Elle savait exactement ce qu'il avait fallu faire. Mais ça n'avait pas suffi.
Une table basse de bois foncé tranchait avec la clarté du salon, où les murs peints en gris clair et le parquet ivoire baignaient la pièce d'une lumière douce. Des étagères garnies de livres emplissait l'espace spacieux, mêlant des romans, des photos et des souvenirs de vacances. Sur plusieurs cadres, Matthew et elle souriaient encore, insouciants, sans savoir que le temps leur était compté.
Les grandes fenêtres offraient une vue paisible sur le patio et la piscine, où de la lavande et différentes plantes aromatiques poussaient librement. Ses yeux se posèrent sur le magnifique figuier, semé avec Théo quelques mois après la disparition de Matthew, comme une sorte de rappel symbolique.
Anastasia se dirigea vers la cuisine ouverte sur le salon et déposa ses courses sur le comptoir en marbre vert d'eau. Les meubles en bois sombres semblaient toujours porter les souvenirs du bonheur qu'elle avait partagé avec son mari.
Elle revoyait Matthew, près de l'îlot central, en train de préparer son fameux mojito un peu trop fort, riant comme un enfant après avoir mis trop de menthe. Ou affairé à préparer son cheesecake new-yorkais, là où il avait grandi, là où ils s'étaient rencontrés. Elle avait tout essayé pour reproduire la recette à la lettre, mais elle ne l'avait en aucun cas aussi bien réussi que lui.
L'idée qu'elle ne pourrait plus jamais y goûter lui serra la poitrine. La seule solution aurait été de rendre visite à la famille de Matthew à New-York, mais rien que d'y penser, un soupir lourd s'échappa de ses lèvres.
Elle ouvrit le placard au-dessus du vieux lave-vaisselle capricieux et en sortit un saladier. Il faisait des siennes depuis des semaines, refusant parfois de démarrer, d'autres fois s'arrêtant sans prévenir. Elle devait appeler un réparateur, mais avec la tonne de problèmes qu'elle avait à gérer, elle n'avait pas trouvé le temps. Ou l'énergie.
Alors qu'elle chauffait le lait sur la plaque à induction, Théo vint et tira sur sa robe pour capter son attention.
— Je peux regarder la télé ? demanda-t-il, les yeux brillants d'espoir.
Elle lui jeta un regard attendrit, essuyant ses mains sur un vieux torchon.
— Oui, tu peux exceptionnellement, lui répondit-elle d'une voix douce.
Il s'éclipsa aussitôt, ravi, pendant qu'elle séparait les jaunes des blancs d'œufs. Le sucre, le beurre... Elle essayait de se concentrer sur la recette, mais son esprit repartait sur l'image de l'homme du parking. Elle avait besoin de savoir, de comprendre, de se souvenir. Mais alors qu'elle mélangeait délicatement les ingrédients pour former une masse compacte, l'image de Matthew avec cet inconnu fit irruption dans sa tête, comme une claque.
Ils étaient dans la rue, à quelques mètres de la maison. Leurs voix animées trahissaient une discussion plutôt houleuse. Anastasia avait perçu que ce n'était pas qu'un simple débat : leurs gestes étaient brusques, leurs visages fermés et leurs regards durs.
Elle enfourna le gâteau et alluma le minuteur du four presque machinalement. Appuyée contre le plan de travail, son regard se perdit par la fenêtre. Sa mémoire tourna en boucle cette scène : Matthew, cet homme, la rue, la tension. Elle avait beau fouiller, rien ne revenait de plus que ce qu'elle savait déjà.
Le petit garçon entra soudainement dans la cuisine, brandissant son avion et l'extirpant brusquement de ses pensées.
— Regard, maman, il a appris une nouvelle figure !
La jeune femme esquissa un sourire, reconnaissante de cette interruption joyeuse qui fit taire le tumulte en elle.