C'était une belle après-midi ensoleillée dans le jardin d'Anastasia, où des guirlandes colorées pendaient entre les arbres, et où les ballons flottaient paresseusement, portés par la brise tiède.
Anastasia contempla la scène avec un sourire tendre, le cœur empli d'une douce joie mêlée d'une pointe de nostalgie. Théo grandissait si vite...
Au centre du jardin, une grande table en bois, habillée d'une nappe aux joyeux motifs d'animaux, accueillait des assiettes colorées, des gobelets en carton et un joli bouquet de fleurs que la jeune femme avait cueilli à la hâte, les préférés de Matthew.
Les rires des enfants résonnaient dans l'air. Théo, vêtu fièrement d'un t-shirt arborant son super-héros préféré, courait à toute vitesse, armé d'un pistolet à eau flambant neuf.
— Préparez-vous, je suis le maître des océans ! cria-t-il avec enthousiasme.
— Arrête, Théo ! Je ne suis pas prête ! s'exclama Heather en riant, protégeant son visage avec ses bras.
— Personne n'échappe au super-pouvoir de l'eau ! répondit Théo en riant de plus belle, aspergeant joyeusement ses amis qui éclataient de rire.
Anastasia sourit tendrement, savourant la scène devant elle. Une chaleur douce lui monta au visage, accompagnée d'une vague d'émotion qui lui piqua délicatement les yeux. Ces moments-là, remplis de spontanéité et d'innocence, étaient le vrai trésor qu'elle offrirait à Théo, une collection de souvenirs positifs qui l'accompagna toute sa vie.
Mais ce n'était jamais assez pour combler le manque de son papa. Et elle le savait.
Un peu plus loin, Louis, un autre ami de Théo, soufflait lentement dans un vieux tube à savon, libérant des bulles irisées qui s'élevaient petit à petit dans le ciel.
À quelques pas, un groupe de mamans s'était formé sous l'ombre d'un arbre, dégustant tranquillement des verres de thé glacé. Anastasia était parmi elles, affichant un sourire chaleureux et maîtrisé, presque parfait, qu'elle réservait aux moments où elle devait faire bonne figure. Sa robe blanche, légère et raffinée, épousait parfaitement les lignes harmonieuses de son corps, tandis que ses cheveux roux étaient relevés en un chignon soigné, laissaient échapper mèches qui caressaient son visage.
Mais ses épaule, crispées à l'extrême, trahissaient son malaise. Chaque bruit un peu trop fort, chaque voix soudain la faisait sursauter discrètement, comme si elle marchait au-dessus d'un sol fragile.
Marika, dont les cheveux blonds impeccablement coiffés brillaient sous le soleil, se pencha en avant, baissant la voix pour intensifier le mystère.
— Vous avez entendu ce qui s'est passé la semaine dernière près du parc ? Encore une affaire de drogue. Deux jeunes arrêtés avec des sachets pleins de saletés. Ca fait froid dans le dos, non ?
Une guêpe tourna autour du verre de Marika, qui la chassa d'un geste dramatique, comme pour repousser symboliquement les dangers de la ville. Une maman plus âgée secoua la tête avec consternation.
— On pensait tous être à l'abri ici... surtout après ce pauvre homme...
Le cœur d'Anastasia se serra malgré elle. Elle s'entendit demander d'une voix faible :
— Quel homme ?
Marika prit une inspiration théâtrale avant de poursuivre, ses yeux bleus s'écarquillant légèrement.
— Henri Moreau ? Tu sais, le voisin des Anderson. On l'a retrouvé mort près de l'ancienne usine, apparemment victime d'un règlement de comptes.
Anastasia sentit son cœur accélérer, ses doigts se crispant autour du verre glacé. Elle revoyait l'homme d'hier soir, planté dans son patio, sa voix froide, ses menaces voilées. Elle savait que Matthew avait eu des dettes, mais elle ignorait à quel point ces dettes étaient dangereuses.
La tension qui montait fut brisée par une autre maman, visiblement gênée par l'atmosphère pesante :
— Ton gâteau a l'air délicieux, Ana. Tu l'as fait toi-même ?
Ce changement de sujet, simple mais bienvenu, lui permit de reprendre pied.
— Oui, Théo voulait absolument un gâteau au chocolat. J'ai fait de mon mieux
Les enfants, attirés par l'odeur sucrée, affluèrent autour de la table, coupant court aux inquiétudes adultes. Théo souffla joyeusement ses sept bougies sous les applaudissements enthousiastes de ses camarades. La jeune femme observa son fils, ses joues rosies par la joie pure du moment, et son cœur s'apaisa légèrement. Lorsque ce fût le moment des cadeaux, Anastasia s'approcha de lui.
— Celui-là, c'est de moi, murmura-t-elle en s'accroupissant près de lui.
Théo arracha le papier avec enthousiasme et poussa un cri de joie en découvrant la voiture télécommandée rouge vive. Il la leva en l'air, tel un trophée.
— Merci, maman ! Elle est trop cool ! s'exclama-t-il, déjà occupé à essayer de comprendre comment elle fonctionnait.
— Comment il gère tout ça, Théo ? Ça fait deux ans que Matthew est... parti, c'est ça ?
Le sourire d'Anastasia s'effaça lentement. Le mot « parti » flottait dans l'air, vague et insatisfaisant, pourtant accepté tacitement par toutes. De toute façon, personne n'osait jamais dire « mort ». Elle contempla son fils, absorbé par son jouet, ses rires se mêlant au bourdonnement discret des conversations.
— Il est courageux, Parfois, il pose des questions, mais il évite vite le sujet, comme s'il avait peur de ce qu'il pourrait entendre. J'essaye juste qu'il se sente aimé.
Elle n'avait confié à personne qu'il pleurait encore dans son sommeil, ni qu'il avait pendant plus d'une année et demi recommencer à faire pipi au lit, ou que des photos de Matthew dormaient cachées dans un tiroir.
Une main réconfortante se posa sur son épaule.
— Tu fais un boulot formidable, Ana. Il est heureux, stable... C'est déjà énorme.
La jeune maman hocha la tête sans rien dire, fixant son verre comme pour y dissoudre ses craintes.
Le soir tombait lentement, dorant la pelouse jonchée de ballons et de papiers colorés.
Anastasia s'affairait mécaniquement dans la cuisine, perdue dans ses pensées, lorsqu'une voix enfantine brisa le silence :
— Maman ! Tonton Andy est là !
Son cœur rata un battement. Elle se redressa, fronçant légèrement les sourcils et essuya ses mains sur un vieux torchon.
Il se tenait dans l'encadrement de la porte, vêtu d'une chemise à carreaux froissée sur un t-shirt usé, bière à la main, son sourire habituel teinté d'une fatigue inhabituelle. C'était la dernière personne qu'elle s'attendait à voir ici.
Andy, l'électron libre de la famille, le beau-frère qu'elle n'avait jamais su véritablement apprivoiser. Ses cheveux bruns, en bataille, encadraient son visage mal rasé, et son éternel sourire malicieux dégageait une étrange nonchalance.
— Andrew ? Qu'est-ce que tu fais là ?
— Devine quoi, je rentre d'Inde ! lança-t-il, mi-ironique, mi-sérieux. J'ai raté la fête, mais tu m'as gardé une part de gâteau ?
Elle soupira en souriant malgré elle. Andy avait ce don de débarquer sans prévenir, mais, en ce moment, elle se surprenait à être presque soulagée de le voir.
Andy jeta un coup d'œil autour de lui, prenant une gorgée de sa bière, ses yeux clairs pétillant de cette curiosité insouciante. Son regard s'attarda une seconde de trop sur les décorations à moitié défaites, sur les assiettes en carton abandonnées, sur le gâteau entamé. Comme s'il cherchait à comprendre ce qu'il avait manqué.
— Alors, c'était bien la fête ? Théo a aimé son cadeau ?
Anastasia hocha la tête, une lueur de douceur dans les yeux.
— Oui, il a adoré. Une voiture télécommandée. Il ne la lâche plus depuis qu'il l'a reçu.
Elle hésita un instant avant d'ajouter :
— Je vais mettre Théo au lit. Viens, rentres.
Lorsqu'elle revint, elle s'arrêta une seconde vers la cuisine, observant son beau-frère.
Il était avachi sur une chaise, un coude appuyé contre la table et une main jouant distraitement avec une cuillère, tandis que son pied battait un rythme irrégulier sur le parquet. Son sourire était empreint d'une tristesse, qui n'était pas habituel pour lui.
Elle se dirigea vers l'évier, remplit la bouilloire et l'enclencha.
— Alors, Andy... l'Inde, hein ? demanda Anastasia, brisant le silence.
Andy haussait les épaules, sirotant sa bière avant de répondre.
— L'Inde ? Ah... J'ai appris à respirer, à écouter mon âme, à vivre dans le moment présent... puis j'ai perdu mon passeport et chopé une intoxication alimentaire. Namaste.
Il lâcha un rire nerveux, détournant les yeux comme pour cacher quelque chose. Anastasia arqua légèrement un sourcil. Il plaisantait, mais il y avait de la sincérité dans ses mots.
— Et toi ? reprit-il enfin, posant son regard sur elle. Tu t'accroches, Anast ? Ça doit pas être facile avec tout ça...
Elle fronça légèrement les sourcils.
— Ça n'a pas été facile.
Un silence lourd s'installa. Andy sembla hésiter, puis lâcha enfin, la voix tendue :
— Pendant que moi je fuyais, il disparaissait. Je savais que je devais revenir, mais je pouvais pas affronter la famille... ni toi.
Il passa une main dans ses cheveux, mal à l'aise. La jeune femme s'approcha doucement, posant une main réconfortante sur son bras. Il leva enfin les yeux vers elle. Son regard, habituellement fuyant, s'accrochait au sien comme s'il cherchait une forme de rédemption.
— Il t'aimait, tu sais. Il parlait de toi comme de son grand frère un peu cinglé, mais il était fier de toi.
Il sourit tristement.
— J'ai passé ma vie à fuir. Je suis doué pour ça. J'avance, sans jamais m'arrêter pour regarder en arrière.
Anastasia s'assit à côté de lui.
— Parfois, Andy, regarder derrière soi, c'est nécessaire. Pas pour s'y perdre, mais pour ne pas oublier.
Elle remarqua une émotion, dans ses yeux clairs, qu'il luttait pour contenir.
— T'as sûrement raison. Peut-être qu'il est temps que j'arrête de fuir.
Le silence qui suivit était lourd. Andy jeta un coup d'œil autour de lui.
— Et du coup, j'ai droit à la chambre d'ami ou c'est juste le canapé pour moi ? Parce que je vais rester quelques jours.
Anastasia haussa un sourcil.
— Quelques jours ? Andy...
— Ouais, ouais, je sais, ça débarque comme un cheveu sur la soupe, tout moi. Mais je te jure, j'ai besoin d'un endroit où poser mon sac. Juste le temps de me remettre du décalage horaire et, qui sait, peut-être commencer à affronter le passé, tout ce bordel.
Elle soupira, croisant les bras. Andy n'était pas l'invité idéal. Mais il était là. Et, en ce moment, elle avait plus besoin de soutien qu'elle ne voulait bien l'admettre.
— La chambre d'ami est en bazar.
— Va pour le canapé, alors. Mais si tu te sens d'humeur à ranger, je suis pas contre un upgrade.
Elle roula des yeux, amusée malgré elle. Il avait ce don de la désarmer. De transformer le grave en léger, sans jamais vraiment fuir totalement.
— Fais comme chez toi.
— T'inquiète, c'est déjà le cas.
Et sur ces mots, il s'enfonça un peu plus dans la chaise, un sourire satisfait aux lèvres.