Cécilya Novalis (réincarnation d’Elya), 10 ans
Ecole primaire de Satlhan
L’An 1272
Les rires et éclats de voix résonnent dans la cour de récréation, tandis que je suis assise sous un arbre, un saule pleureur, en train de dessiner. J’aime être sous cet arbre, me donnant cette impression d’être dans ma bulle, intouchable, sans me sentir étrangère aux yeux de tous. Je jette quelques coups d'œil à mon épaule, vérifiant que ma manche cache bien mon Animal Totem. Personne ne connaît mon Totem.
Et que ça reste ainsi.
Un loup prit forme sur mon parchemin. Un loup solitaire, cherchant sa meute. Les porteurs du Loup sont uniques. Dans mon ancienne vie, ils seraient les Ducs. Ils surveillent les frontières, faisant collaboration avec les Tigres (Seigneurs) et les Requins (Barons) pour protéger les frontières, notamment aux extérieurs des forêts qui sont près de côtes. C’est aussi eux, qui votent les différents Décrets de Divinités, avec les Ours, pour garantir notre sécurité et bien-être. Ils ont besoin d’une meute composée de Loup, Tigre, Requin et Ours, pour gagner la confiance du peuple. Mais il ne faut pas oublier que chacun à sa liberté de penser et chacun à son propre point de vue. Mais ça, c’est une autre paire de manches.
Un craquement de branches me tire de mes pensées. Je relève la tête pour voir Aël Eirwynn. Il est l’un des porteurs du Cheval, destiné à être chevalier. Son Totem est placé sur son bras gauche. Il m’observe de ses grands yeux bruns remplis de curiosité. Ses mèches châtains claires tombant sur son front et ses taches de rousseur forment un ciel étoilé sur son corps. De son sourire des plus éclatants (parfait pour la pub ‘Colgate’), il s’approche de moi.
— Salut, p’tite Sorcière ! me salua-t-il, toujours avec ce surnom à la con.
Je lève le sourcil en guise de réponse. Je le fixe, totalement blasée. Surtout avec son sourire insupportable. On dirait un psychopathe. A Paris, il aurait été déclaré fou, à force de sourire…
— Toujours pas bavarde… conclu-t-il.
— Non, répondais-je simplement. Efficacement ? Malheureusement, non.
Il se penche un peu plus pour regarder mon dessin. Je ferme brusquement le codex (plusieurs feuilles de parchemin pliées, cousues ensemble, souvent reliées dans du cuir) et plaque directement contre ma poitrine. Il lève les mains, en signe de reddition, me voyant sur la défensive.
— Wouha… calme, P’tite Sorcière. Je voulais juste regarder ton dessin…
— Et bien, non. Tu n’as pas le droit. Pendant ce temps, tu devrais peut-être te concentrer sur l’école. Comme ça, ça t’évitera de redoubler une deuxième fois, ma voix est froide, congelée même.
Il fronce les sourcils, essayant de capter mes mots. Bon, il a réussi quelques secondes après.
— Pourquoi t’es toujours toute seule ?
— Je préfère être seule. Et toi, pourquoi tu ne me laisses pas tranquille ?
— Je ne suis pas ta copine, Aël.
Il rigole, ma réponse ne l’atteignant pas. Il s’installe à côté de moi, sans y être invité, sinon, ce n’est pas drôle. Ses longues jambes à moitié repliées, ses coudes posés sur ses genoux, son menton sur ses mains, l’air faussement songeur.
— Tu crois que les Animaux Totems disent vraiment tout sur nous ? demande Aël.
Je ne lui réponds pas. Tout ce que je sais, c’est qu’ils définissent notre destinée, tout en nous découvrant nous-même.
— Tu vois, moi, j’ai le Cheval. Je suis censé devenir un chevalier, être un aventurier et être courageux. Sauf que j’ai peur de tout. J’aime bien me balader, mais ça reste là. Tu crois que ça pose problème et que les Divinités m’ont mal choisi ?
Je le fixe, assez surprise. Il est toujours du genre confiant, enthousiaste, perturbateur, cancre et nonchalant. Je secoue légèrement ma tête en détournant le regard.
— Et bien… Il est vrai que les Totems tracent notre destinée. Mais ça ne fait pas de nous une personne complète… Il faut…. Savoir se découvrir soi-même, tu vois ? Les peurs, on en a tous, même les plus courageux.
Aël me regarde en pleine admiration, avec des étoiles dans les yeux.
— T’es vraiment admirable ! s’exclame-t-il.
C’est dans ces moments-là que je n’aime pas garder mes souvenirs de mon autre vie. J’ai toujours cette impression d’être décalée. Oui, il est chiant, perturbateur, bruyant et insupportable, mais il a une certaine sensibilité et une innocence totale. Ce sont des choses que je ne peux pas ignorer. Et que ça me fait un pincement au cœur.
— Dis, c’est quoi ton Totem ? Tu le caches tout le temps. Tu es un Renard ?
— Un renard n’est pas de la même école que nous, Aël…
— Une Loutre ?
— Toujours pas la même école que nous…
— Alouette ?
— Aël… Tigre, Alouette, Requin, Éléphant, Corbeau, Colombe, Hibou, Mouton, Renard et Taureau ne sont pas dans les mêmes écoles que nous… lui rappelais-je.
— Ah oui ! C’est vrai ! J’avais complètement oublié ! Alors pas Cerf… Cygne ?
— Lâche l’affaire, Aël. Tu ne le saurais pas, soufflais-je en me levant pour m’éloigner, mais il me suit, comme un petit chiot qui a perdu son maître.
— Aller, Cécy ! On nous apprend depuis tout petit que nos Totems nous définissent. Tout le monde montre son Totem, alors que toi, tu le caches !
Je m’arrête brusquement et me retourne pour lui faire face.
— Ce. Ne. Sont. Pas. Tes. Affaires, ma voix est dure comme de la pierre, tout le monde montre son Totem sûrement par fierté. Mais, moi, ce n’est absolument pas mon cas.
Le loup a toujours été mon animal préféré. Ça l’a toujours été. Mais cela a été gâché, par le simple fait que c’est un Totem d’homme. Je n’étais pas censée avoir ce Totem. Il n’est pas pour les femmes. Et pourtant… Je l’ai…
Il me fixe, ses yeux écarquillés, surprit par le ton de ma voix.
— Pourquoi tu dessines que des loups…? susurre-t-il timidement.
Je l’observe à mon tour. Il baisse la tête alors que je me retourne, sans même lui répondre.
Arrivée à la salle de classe, je me dirige directement à ma place, près de la fenêtre. L’odeur du bois ciré et de la craie s'installe progressivement. Comme d’habitude je suis la toujours la première à entrer dans la salle de classe. J'ai repris mon codex de dessin, et je me remets à dessiner, en attendant que les autres élèves arrivent en classe. J’aurais préféré être au parc ou à la forêt.
Maintenant que tous les élèves sont là, c’est au tour de Madame Bivolet de faire son entrée. La classe est silencieuse. Et dans ce même silence, Madame Bivolet prend une craie et commence à écrire en grande lettre :
LES ANIMAUX TOTEMS ET LA DESTINÉE
Je sens mon cœur se serrer. Je le sens mal ce cours.
— Bien, comme vous le savez tous, les Animaux Totems ne sont pas qu’une simple marque sur notre peau, commença-t-elle. Ils définissent notre destin : notre avenir et notre place dans la société. Mais ils ne nous définissent pas entièrement. Les Totems nous sont destinés grâce à des traits personnalités précises.
Elle se retourne, balayant du regard la classe, puis, poursuit :
— Certains Totems sont reliés exclusivement aux hommes, d’autres aux femmes et certains sont mixtes. L'Éléphant, Le Hibou, la Loutre et l’Alouette sont mixtes : un homme comme une femme peut naître avec ces Totems. Les animaux liés aux femmes sont le Cerf, le Lapin, le Cygne, la Colombe et le Renard, elle marque un temps de pause. Et les Totems exclusivement réservés aux hommes sont le reste : le Lion, l’Aigle, l’Ours, le Serpent, le Loup, le Tigre, le Requin, le Cheval, l'Écureuil, la Tortue, le Corbeau, le Mouton et enfin, le Taureau.
Une main se lève. C’est Mila, sous le Totem du Cygne, blonde aux yeux verts.
— Oui, Mila ? interrogea Madame Bivolet.
— Pourquoi les hommes ont plus de Totems que nous ? demande Mila.
Cette question provoque une vague de chuchotement, surtout parmi les jeunes filles de la classe. Madame Bivolet reste à fixer la classe.
— Quelqu’un veut essayer de répondre ?
Tout le monde se lance un regard interrogateur. La plupart ont l’air un peu paumés face à cette question. Je décide de lever la main. Le regard de la maîtresse (ça restera toujours prof pour moi.) se pose sur moi. Elle se coupe net, extrêmement étonnée que je participe de plein gré au cours.
— Et bien, Cécilya. Puisqu’il est rare que tu t'engages à prendre la parole, nous t’écoutons… conclut-t-elle.
Tous les regards se posent sur moi, comme si c’était un spectacle. J’inspire un bon coup.
— Car, depuis la nuit des temps, les hommes ont toujours été plus… efficaces et aptes à défendre sa tribu, à chasser et à guider son groupe. Tandis que nous, les femmes, nous sommes plus vulnérables. Nous portons la vie pendant 9 mois, nous nous chargeons de l’éducation de notre prochain et nos règles chaque mois.
Tout le monde me regarde d’un air ébahi. Certains se méfient de moi (logique), d'autres, comme Aël, me regardent avec admiration. Quant à Madame Bivolet, elle reste figée, bouche bée.
— Et bien… Mila, tu as ta réponse. Les hommes ont beaucoup plus de responsabilité, plus autoritaire, indépendant et protecteur que les femmes. Mais, au cours de notre évolution, les femmes ont également évolué, permettant à certaines de s’imposer. Et c’est aussi à partir de ce moment que les Totems mixtes sont apparus, son regard se dirige vers moi, très bonne explication, Cécilya.
Pour une raison que j’ignore, Mila me fusille du regard. J’ai répondu à sa question, non ? Qu’est-ce qu’elle veut ?
Meuf, ce n’est pas pour rien que tu es surnommée ‘Sorcière’
— Reprenons, annonça la prof, pouvez-vous me donner les Totems et leurs caractéristiques ?
Beaucoup plus de mains se lèvent cette fois-ci, notamment celle d’Aël et la prof l’interroge. Il sourit, tout content.
— Le Cheval, comme moi, j’ai ! Et mon avenir est de devenir chevalier !
Madame Bivolet souriait doucement tandis que je le fixais, perturbé par cette innocence que j’ai connu… Où je suis passée avant de devenir… ça.
— Exactement, Aël. Le Cheval est un animal noble, fier, endurant et déterminé. Il représente très bien les chevaliers qui sont près à protéger et à servir son royaume, avec noblesse. Ils ont aussi la capacité à guider les autres et à persévérer, malgré les obstacles.
Il commence à ricaner doucement. Un ricanement de malice.
— Et bien, ça tombe bien ! Je galère en classe, mais je continue, non ?
Certains ricanaient pendant que je roulais des yeux et la prof acquiesce.
— D’autres exemples ?
Les mains se lèvent aussitôt.
— Le Hibou ? demande une fille, sans y être autorisé. C’est pour les sages ?
— Mahira, la prochaine fois, tu attendras d’être interrogé avant de prendre la parole. Mais en ce qui concerne le Hibou, il est un Totem mixte, réservé aux Moines et Moniales qui nous transmettent le Décret des Divinités de façon écrite. Parmi les sages, nous y retrouverons une hiérarchie, explique-t-elle en se retournant, elle se retourne pour y faire un schéma.
Tout le monde regarde le schéma, moi, je dessine, comme toujours, tout en jetant quelques coups d'œil au tableau.
— Voici la structure de notre société, reprit-elle, en haut, se trouve le plus puissant. Et en bas, nous retrouvons ceux qui lui sont fidèles.
La main de Fenhryr, un Loup, se lève. Le garçon aux cheveux gris à tout de même l’air d’être enthousiaste de vouloir se faire remarquer.
Un Aël numéro 2, mais en version Dark Sasuke.
— Oui, Fenhryr ?
— Les animaux mixtes ont toujours existé ?
Tout le monde est silencieux, attendant la réponse.
— Oui, depuis la naissance des faux-jumeaux : Layra et Nevy. Ils ont tous les deux eu l’animal du Hibou et ils ont toujours été connectés à nos ancêtres et nos Divinités. Il est vrai, d’après les écrits laissés par nos ancêtres, qu’il étaient considérés comme des Damnés. Des erreurs, la réincarnation des enfants de Leith.
— Et si ça existait une fille qui porte le Totem d’un homme ?
Putain…
On se retourne tous vers Aël. Il est beaucoup trop curieux pour son propre bien ! Je prends le temps de jeter un léger regard sur Madame Bivolet, qui semble presque amusée qu’Aël pose cette question, comme si cette question était stupide.
Mon cœur bat à la chamade, ma respiration s’accélère et mes mains commencent à trembler. Où est-ce qu’il veut en venir ?
— Développe.
— Ça peut exister une qui fille qui à le Totem du Loup, par exemple ?
Je resserre la poigne sur mon poignet. Bon sang, Aël… Pourquoi tu ne veux pas lâcher l’affaire ?
— C’est absurde. Il est impossible qu’une fille puisse avoir un Totem réservé aux hommes. Les hommes, plus particulièrement ceux de la Noblesse, sont nés pour commander, guider et protéger, expliqua-t-elle. Les Loups sont aux frontières, protègent le territoire et votent les Décrets avec les Ours, valider via les Mouton.
Je lève de nouveau la main, ce qui ne manque pas à l’étonnement de la prof.
— Oh, et bien, Cécilya. Tu es malade ?
— Si être malade veut dire curieuse, alors, oui, je le suis. Je me demande pourquoi les Ours et les Loup doivent encore voter des Décrets. Serait-ce dû à l’évolution ?
— Exactement. Il faut donc adapter et ajouter d’autres Décrets. La plupart sont dans la protection d’autrui et en ce qui concerne notre magnifique pays.
Si ça continue d’évoluer, on peut être certain que ça va causer notre extinction. Il faudrait évoluer, mais de manière différente. Mais comment ?
J’hocha simplement la tête. Elle reprit le cours, mais Aël n’était pas du tout concentré. Il me fixe, comme s’il essayait de découvrir un secret, ça me fait frissonner. Par peur. Peur qu’il découvre mon Totem et que je suis une âme réincarnée, l’écho de l’apocalypse d’un autre monde.
— Mais Madame ! Imaginez il y a vraiment une fille Loup ?!
Il n’en démord pas, ma parole !
Il est à moitié levé sur la table, en pose ‘super-héros’ et ça n’a pas l’air d’avoir fait plaisir…
— Aël, ça suffit et enlève-moi ce pied de la table.
Il s’assoit, mais il est toujours prêt à en découdre. En découvre comme s’il était convaincu.
— Mais Madame !
— Ce que tu dis n’a aucun sens et n’arrivera jamais ! la voix de Madame Bivolet s'élève d’un coup, faisant sursauter tout le monde. Les femmes n’ont jamais commandé un pays ! Ce n’est jamais arrivé et ça n’arrivera jamais !
Je baisse la tête, mes mains tremblantes, le pouls de mon cœur qui s’accélère. Elle ne fait que confirmer ce que je suis depuis toujours.
Une anomalie.
Pourquoi je ne peux pas avoir une vie normale ?
Avec ma première vie, où j’étais atteinte de dysphasie, et de schizophrénie. Ma première vie où j’ai dû me battre pour être normale. Et là, je dois encore me battre pour trouver ma place en société, car j’ai un putain de Totem que je ne suis pas censé avoir ? C’est quoi ce bordel, sérieux ? Comme si je n’avais pas déjà assez galéré dans ma vie !
La prof reprit son cours, mais j’étais ailleurs. Je me remets à dessiner. Et cette fois-ci… Ce sont des fragments de ma vie qui apparaissent sur le parchemin. Le seul témoin de mes pensées.
Le reste du cours passe au ralenti, les mots de la prof trottent encore dans ma tête :
“Ce n’est jamais arrivé et ça n’arrivera jamais.”
J’aimerais y croire. J’aurais aimé être comme les autres, avoir un Totem femme ou mixte, peu importe, du moment que c’est normal.
Mon géniteur, Reed Novalis, m’a abandonné pour ça.
Ma mère, Fayl Growl, fait comme si je n'existais pas, malgré que je vive avec elle.
Je sors de la salle, les poings serrés, essayant de contrôler ma frustration. A peine sorti de la salle, j’entends une voix familière derrière moi.
— Hé, Sorcière !
Sans surprise, c’est Aël. Je roule des yeux, continuant d’avancer, n’étant pas d’humeur à le supporter. Pourquoi il ne me laisse pas tranquille ?
Malheureusement, j'aurais beau marcher vite, il est à ma hauteur. Pourquoi faut qu’il soit non seulement chiant et insupportable, mais également rapide ?
— Pourquoi t’étais stressée quand la prof disait qu’une femme Loup n’existe pas ?
Mon cœur rate un battement. Et merde, il a compris. Il voulait me tester ?
— J’ai rien fait.
— Si. T’étais toute raide et tu t'accrochais à ton poignet. T’étais pâle, comme si on t’avait grillée.
— Peut-être parce que tu es chiant et que tu m’énerves.
Sans un mot, j’accélère le pas, mais Aël en a décidé autrement.
— Dis-moi ton Totem, s’il te plaît.
— Non.
— Allez !
— Non.
— Si
— Non.
— Si.
— Ta gueule.
C’est sorti tout seul. Il est assez choqué et pourtant, il insiste.
— T’es pas comme les autres…
Je roule des yeux, feignant que ça ne m’atteint pas. J’accélère de nouveau le pas et cette fois-ci, il ne cherche pas à me rattraper.