Ă la pause, il devient soudainement le centre d'attention de la classe et cela semble terriblement le gĂȘner. Il y a trop de gens. Le bruit, les regards, les questions... Dylan se sent cernĂ©. Il va s'Ă©crouler. Ils doivent le trouver ennuyant. Ils vont finir par l'ignorer, ou pire, ils vont le dĂ©tester, le haĂŻr, se moquer, l'insulter. Envie de vomir, encore. Sa gorge est nouĂ©e, elle le brĂ»le. Il s'excuse et se lĂšve pour aller aux toilettes au plus vite, tout en Ă©vitant d'attirer l'attention dans les couloirs.
Il dĂ©teste attirer autant de gens autour de lui, surtout par curiositĂ© mal placĂ©e liĂ©e Ă son handicap. Il n'Ă©tait pas une bĂȘte de foire, enfin ! Il s'enferme dans une cabine et tombe Ă genoux, la tĂȘte au-dessus de la cuvette. Il rĂ©gurgite un flot bilieux lui arrache quelques rĂąles Ă©touffĂ©s. L'idĂ©e que quelqu'un puisse entrer dans la piĂšce et l'entende, l'angoisse encore un peu plus. Il aurait dĂ» Ă©couter son pĂšre ce matin et manger un peu, mĂȘme l'estomac en vrac, au moins il aurait eu quelque chose Ă rendre, mais lĂ , il vomissait ce qu'il n'avait mĂȘme pas avalĂ©.Â
Plus lĂ©ger, soulagĂ© - façon de parler - il se rince la bouche, regrettant de ne pas avoir pris sa brosse Ă dent avec lui ou mĂȘme des chewing-gum Ă la menthe. Les yeux rouges des larmes qu'il a versĂ©es quelques secondes plus tĂŽt, la gorge douloureuse, il tousse, s'hydrate. Et ce goĂ»t acide et immonde qui lui reste en bouche, la dĂ©glutition constance pour tenter de le faire disparaĂźtre. Maintenant, il doit retourner en classe dans cet Ă©tat, avec cette gĂȘne, pour six heures de plus. Il jette un Ćil avant de sortir, s'assurant que personne ne traĂźne dans les toilettes. Personne.
« Je veux disparaßtre et ne pas y retourner », pense Dylan
Ă son retour, juste avant la sonnerie, dans la classe, Tristan le fixe pour attirer son regard et quand il y arrive, il demande Ă nouveau si il va bien.Â
MĂȘme si ce n'est pas le cas, la tignasse frisĂ©e acquiesce, ne voulant pas expliquer ses problĂšmes d'angoisses qui le rendent malade Ă ce point. Mais Tristan ne semble pas dupe. Il le regarde comme s'il comprenait. Peut-ĂȘtre qu'il sait, lui aussi, ce que c'est d'avoir le ventre Ă l'envers. Cependant, le chĂątain se contente de la rĂ©ponse et n'insiste pas.
Ă midi, le nouvel Ă©lĂšve n'a pas faim. Il prend juste un peu de pain et ressort du self, fuyant l'odeur Ă©cĆurante des plats chauds. Il s'installe seul, en haut des escaliers, Ă l'abri des voix et des regards.
La journée lui pÚse déjà et il redoute la derniÚre heure. Madame Flochet l'a glacé d'emblée. Ce cours a laissé une brûlure dans sa mémoire, un arriÚre-goût d'humiliation qu'il n'arrive pas à chasser.
Heureusement, Tristan va sĂ»rement l'aider Ă nouveau. Et Dylan compte bien aller voir l'enseignante aprĂšs la classe, carnet en main, pour expliquer sa situation. MĂȘme si rien que d'y penser, son cĆur accĂ©lĂšre.
Quand la cloche sonne, il serre son carnet contre lui comme un bouclier et marche droit vers le bureau de la prof principale.Â
Tristan l'accompagne, les mains dans les poches, l'air nonchalant. Il a Ă©tĂ© convoquĂ© - encore - pour s'ĂȘtre endormi sur sa table. Trois annĂ©es que ça dure, et visiblement, c'est toujours aussi mal vĂ©cu par Madame Flochet.
â Monsieur Walsh. Vous comptez dormir sur vos cours toute l'annĂ©e ? Elle soupire, dĂ©jĂ excĂ©dĂ©e. Vous ĂȘtes en Terminale. Pas en colonie de vacances. Il serait temps de vous comporter comme un Ă©lĂšve, pas comme un loir, rĂąle-t-elle. Un peu de tenue, enfin. Si vous n'avez pas envie d'ĂȘtre ici, partez. Je suis lassĂ©e de devoir vous rappeler les rĂšgles Ă chaque cours, lĂącha-t-elle d'une traite.
â D'accord, Madame, rĂ©torque-t-il sans ciller.
Elle fronce les sourcils. Elle attendait sûrement des excuses. Rien ne vient. Elle se détourne, visiblement agacée, et se penche vers ses papiers. La conversation semblant terminée - du moins du cÎté de Tristan - Dylan s'avance timidement et la boule au ventre face à l'humeur de la professeure, pour attirer l'attention de celle-ci.
â Monsieur Guissel, souffle-t-elle, sans le regarder. Je n'ai pas de temps Ă vous consacrer. J'ai une rĂ©union. Revenez demain. Et seul, cette fois. Vous avez l'Ăąge de vous exprimer sans avoir besoin d'un interprĂšte attitrĂ©, crache-t-elle.
Ses mots claquent comme une gifle.
Dylan baisse aussitÎt les yeux. Il sent son ventre se crisper. Sa gorge brûle. Il n'ose plus bouger.
Tristan serre les mĂąchoires.
â Vous devriez Ă©couter un peu plus attentivement vos fameuses rĂ©unions, Madame, lance-t-il.
Elle lÚve les yeux, sourcils levés.
â Je vous demande pardon ? dit-elle, offusquĂ©e.
â Vous ĂȘtes notre prof principale, non ? dit-il en croisant les bras. Et pourtant, vous ĂȘtes la seule Ă ne pas savoir qu'un nouvel Ă©lĂšve est muet. Tout le monde le sait. MĂȘme les surveillants le savent. Mais vous ? Rien. SidĂ©rant. DĂ©primant, mĂȘme, quand on pense que l'annĂ©e commence tout juste, s'agace-t-il
Dylan, pris de panique, tire sur sa manche. Son regard crie "ArrĂȘte". Mais Tristan ne bouge pas.
â Et toi, ajoute-t-il en le regardant droit dans les yeux, ce n'est pas parce que tu ne peux pas parler que tu dois te taire. T'as autant le droit de t'exprimer que n'importe qui.
Il lĂąche la manche. Recule. C'est trop.
Il vient de se faire rembarrer. Il se hait d'ĂȘtre comme ça. Il aurait dĂ» pouvoir faire face seul. Encore une fois, il a fallu que ce soit Tristan qui parle pour lui. Il aimerait ne plus avoir Ă ĂȘtre ce garçon-lĂ , incapable de se faire entendre mĂȘme quand on lui tend la main.
Dylan lĂąche le tissu et se tient en retrait. C'est de sa faute. Tout est de sa faute. Il aurait dĂ» parler, trouver un moyen. Ătre moins... inutile. Tristan a dĂ» prendre sa dĂ©fense encore une fois.Â
Un silence brutal s'installe, brisé par la voix froide de la prof.
â Monsieur Walsh, vous passerez chez le Proviseur demain matin. Je vous garantis que-
â Ouais, ouais, la coupe-t-il en jetant un Ćil Ă sa montre. DĂ©solĂ©, j'ai un bus dans trois minutes et le suivant est dans une heure. On se retrouve demain matin dans le bureau du Proviseur. Bonne soirĂ©e, Madame.
Il attrape le poignet de Dylan et le tire vers l'extérieur, sans attendre de réponse.
Dans la cour, ils courent, franchissent la grille. Au loin, le bus est encore Ă l'arrĂȘt.
â Fais chier ! grogne Tristan. J'y vais. Bonne soirĂ©e, Dylan !
Et il disparaßt dans le bus, laissant derriÚre lui un Dylan figé, bouleversé, avec encore le goût amer des mots qu'il n'a pas su dire.
Mission accomplie, il salue le chauffeur, valide son trajet et s'installe dans un siĂšge, sortant son tĂ©lĂ©phone et ses Ă©couteurs. Le transport s'apprĂȘte Ă dĂ©marrer lorsqu'on frappe Ă la porte. Celles-ci s'ouvrent et apparaĂźt le mĂ©tis qui remarque Tristan et s'avance pour le rejoindre.
â Votre carte, jeune homme.
Pris au dépourvu, il se fige. Il n'a pas de carte, la panique l'envahit et pour la éniÚme fois de la journée, son camarade de classe lui vient en aide.
â Je paye pour lui, annonce Tristan, exĂ©cutant ses paroles.
La tignasse frisée se penche pour le remercier et ils s'assoient cÎte à cÎte.
â Tu n'as pas de carte ? interroge le chĂątain.
Le métis se munit de son carnet et griffonne dessus avant de le montrer. Le pùle l'avait déjà remarqué plus tÎt dans la journée, mais Dylan a une trÚs jolie écriture, surtout pour un garçon. Lui, il écrit comme un cochon.
[Non. Je n'ai jamais pris le bus.]
â Alors pourquoi t'es montĂ© ?
[Je voulais vraiment te remercier pour aujourd'hui.]
â Ce n'Ă©tait pas la peine, ricane-t-il. Tu habites par lĂ au moins ?
[Non. J'habite dans l'autre sens.]
â Quoi !? demande Tristan, surprit. Nan, mais tu sais qu'on va se revoir demain et que si tu voulais me remercier, tu pouvais le faire demain ?
Les yeux noirs s'ouvrent brusquement et grandement, sous la révélation qu'il vient d'entendre.
â Tu viens seulement de le rĂ©aliser ?
Tout penaud, l'autre hoche doucement la tĂȘte. Il est tellement stupide. Bien sĂ»r Tristan doit penser la mĂȘme chose. C'est pour ça qu'il rit. Il se moque. Peut-ĂȘtre qu'il regrette mĂȘme de l'avoir aidĂ©.Â
Mais, le chĂątain lui frictionne doucement le dessus de la tĂȘte. Dylan, plutĂŽt surpris par ce geste soudain, ne le trouve pas dĂ©sagrĂ©able pour autant.
â C'est pas vrai, t'es trop adorable, se moque-t-il gentiment. T'es montĂ© sans rĂ©flĂ©chir dans un bus que tu ne connais mĂȘme pas, juste pour me remercier, alors qu'on se voit demain. T'as vraiment une case en moins, toi.
Mais l'autre garçon ne le prend pas mal. Pas cette fois. Ce geste-là , ce ton-là , ce n'est pas du mépris. C'est... autre chose. Et il s'y accroche.
Son sauveur du jour consulte son tĂ©lĂ©phone pendant que l'autre se noie encore dans son embarras. Puis, sans un mot, il appuie sur le bouton de demande d'arrĂȘt. Le prochain stop est dans cinq minutes.
â On descend lĂ , annonce le chĂątain.
Le véhicule freine, les portes soufflent, et les deux adolescents quittent le bus. Ils traversent la route pour rejoindre l'abribus de l'autre cÎté.
â On repart dans l'autre sens, explique Tristan, l'air de rien.
Le garçon à la peau mate fronce les sourcils, visiblement inquiet. Il sort de nouveau son carnet.
[Mais ton bus ? Il ne passe pas avant une heure, non ? Tu vas rentrer comment ?]
â Et toi, tu rentres comment, d'habitude ?
Le brun s'apprĂȘte Ă Ă©crire encore une fois, mais son camarade le devance :
â Ne te prends pas la tĂȘte avec ton carnet. Utilise tes mains, je comprendrai. Mon petit frĂšre est sourd de naissance. Je suis habituĂ© Ă la langue des signes et les autres gestes.
Cette rĂ©vĂ©lation pique l'intĂ©rĂȘt du silencieux, qui range aussitĂŽt son carnet. Sa langue des signes Ă lui est un peu rouillĂ©e. Il ne l'a pas trĂšs souvent pratiquer depuis l'enfance. Avec ses proches, il utilise ses propres signes et mimes.
â C'est pour ça que je me suis emportĂ© avec la prof. Avec mon frĂšre, j'ai vu ce que ça donnait, le systĂšme scolaire quand t'as un handicap. Et elle... bah, c'est juste une connasse. Elle m'a saoulĂ© Ă t'humilier devant tout le monde.
Dylan affiche une expression qui dit clairement « Oh~ je comprends ».
â Tss, t'es vraiment adorable, rĂ©pĂšte le chĂątain, caressant Ă nouveau le dessus de la tĂȘte brune.
Ils font sensiblement la mĂȘme taille, dans les un mĂštre quatre-vingt. Dylan reste un peu figĂ©, sans trop savoir comment rĂ©agir Ă ce contact. Peut-ĂȘtre que ce mec ne se moque effectivement pas de lui, finalement ? Peut-ĂȘtre qu'il l'apprĂ©cie... un peu ?
â Et donc ? reprend le lycĂ©en aux yeux verts. Tu rentres comment ?
L'autre mime une marche lente avec ses doigts.
â Ă pied ? Et t'en as pour combien de temps ?
Trois fois cinq doigts levés.
â Quinze minutes ? Parfait. Alors je vais te raccompagner.
Le brun s'agite, secoue vivement la tĂȘte et les mains, comme pour dire « non, non, ne t'embĂȘte pas Ă faire une telle chose ».
â T'inquiĂšte, ça ne me dĂ©range pas, affirme le pĂąle. Et puis, si je te ramĂšne, entre l'aller et le retour, y en a pour trente minutes, ça me fera ça de moins Ă attendre pour mon prochain bus. On pourra aussi en profiter pour parler et apprendre Ă se connaĂźtre. T'en penses quoi ?
La tignasse bouclée sourit timidement et finit par acquiescer.