Le transport pour le sens inverse arrive enfin. Ils montent, toujours côte à côte.
— T'as des frères et sœurs ? demande Tristan.
Dylan hoche la tête avec entrain et lève cinq doigts. Il fronce ensuite les sourcils, concentré, puis fait trois doigts, pose une main sur sa tête et la fait glisser en l'air, avant de montrer deux doigts et de passer sa main du menton à la poitrine.
— Trois grands frères et sœurs, deux petits ?
Il acquiesce, ravi que l'autre comprenne du premier coup. Pouvoir communiquer aussi naturellement avec quelqu'un d'extérieur à sa famille, c'est rare. Et précieux.
Sa langue des signes est rouillée vu le manque de pratique qu'il a eu et les gestes inventés avec sa famille pour se comprendre. Son carnet reste dans sa poche pour une fois – et c'est tant mieux. Il en a parfois marre de s'en servir, au point de s'enfermer dans le silence plutôt que d'écrire encore et encore. Mais là... ça glisse, ça coule. Il continue.
Cette fois, il mime une posture autoritaire, presque caricaturale, avec un regard dur et une expression... virile ? C'est du moins l'idée. Si Dylan savait à quel point ce jeu de rôle ne lui va pas, il se jurerait sûrement de ne plus jamais tenter l'expérience. Tristan, lui, se mord l'intérieur de la joue pour ne pas éclater de rire.
— Un grand frère ? tente-t-il, en se contenant.
Le métis le corrige en montrant deux doigts.
— OK. Deux grands frères. Et donc une grande sœur aussi ?
Un sourire apparaît sur le visage métis et il claque des doigts avant de laisser son pouce en l'air, signifiant un « correct ! ». Puis il réitère ce qu'il pensait être un faciès représentant la virilité même, en ajoutant cette fois un geste dramatique de lancer de cheveux et colle ses deux index côte à côte. Tristan cligne des yeux et essaie de suivre, avant de faire une supposition.
— Des... faux jumeaux ?
Dylan éclate de rire en silence et applaudit timidement, pour féliciter son vis-à-vis pour sa vivacité d'esprit. Décidément, cette nouvelle rencontre est vraiment excitante pour lui. Il se sent léger, libre. Pas de nausée, pas de nœud dans le ventre, pas de crise prête à éclater. Juste... bien. Cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas senti aussi à l'aise.
Tristan observe sa jovialité. Il regrette un peu de ne pas pouvoir entendre le rire qui pourrait sortir de cette bouche, son nouvel ami est très beau lorsque son visage s'illumine de la sorte. Ses profondes iris noirs qui ne se remarquent presque plus dû à la pliure des yeux enjoués, ses narines déployées et étirées de par un immense sourire et ses adorables fossettes.
Attends... ses quoi ?
Le châtain se penche brusquement vers lui, les yeux fixés sur ses joues. Le brun sursaute et recule aussitôt, surpris.
— Désolé, je voulais pas te faire flipper, s'excuse Tristan. Mais... mec, t'as des fossettes. Ah~, soupire-t-il en s'enfonçant dans son siège, je suis trop jaloux~. C'est littéralement la seule chose qui me manque.
Il prend alors une pose théâtrale, les doigts sous le menton, battant des cils comme une diva.
— Avoue, je serais parfait avec ça.
Dylan le fixe, impassible... puis repart dans un fou rire muet.
— Hey~ ! Je plaisantais, mais c'est vexant que tu te moques comme ça, hein, proteste Tristan en le rejoignant dans son rire.
Dylan reprend son sérieux, fait un signe d'excuse... avant de recommencer à se moquer. Les deux lycéens éclatent de rire comme deux idiots dans un bus pourtant bien rempli. Le trajet jusqu'au lycée passe en un clin d'œil.
Devant l'établissement, Tristan se laisse guider par son nouveau camarade. Ce dernier reprend la conversation, curieux de savoir si lui aussi a des frères et sœurs. La réponse est oui. Et pas qu'un peu.
Le châtain est l'un des cinq garçons d'une fratrie que ses parents auraient secrètement espéré un peu plus... mixte. Mais le destin – et probablement des chromosomes têtus – en avait décidé autrement. Tristan est le troisième, pile au milieu.
Il évoque rapidement ses « stupides frangins », comme il les appelle affectueusement. L'aîné, Kévin, a 23 ans. Ensuite vient Marin, 19 ans. À ce nom, Dylan s'agite, surexcité : lui aussi a un frère qui s'appelle Marin, l'un des jumeaux ! Ils rient en découvrant cette coïncidence improbable.
Pour finir, après lui, il y a Camille, qu'il avait déjà mentionné plus tôt – le petit frère sourd –, 14 ans et enfin Ronan, 11 ans, le benjamin. Tristan en profite pour lâcher une petite anecdote :
— Ronan, ça vient de mes origines irlandaises, comme Kévin d'ailleurs. En irlandais, Ronan veut dire « petit phoque ». Mes parents ont craqué pour ce prénom quand ils ont réalisé qu'ils n'auraient jamais de fille. Du coup, le dernier, ce serait leur petit phoque, leur dernier bébé.
Dylan sourit, touché. Pas un brin ennuyé.
Le jeune homme ressort son carnet. À son tour de présenter sa tribu, même s'il doute pouvoir faire deviner les prénoms. Alors il les écrit :
[Joël - 29 ; Paul - 23 ; Joanna - 21 ; Moi ; Marine & Marin - 15]
— Si mes parents rencontrent les tiens, ils leur proposeraient sûrement d'échanger une de tes sœurs contre un de mes frères, balance Tristan, en plaisantant.
Le jeune homme aux yeux noirs – alors qu'il rangeait de nouveau son cahier – fait signe de refus catégorique, montrant qu'il garde ses frangines et qu'il était hors de question de s'en séparer.
— Haha ! Je plaisantais, t'inquiète. Tu les aimes tant que ça ?
Hochement de tête énergique.
— Et vous êtes tous proches ?
Même geste. Il ajoute que les trois plus grands sont particulièrement protecteurs avec lui. Beaucoup plus qu'avec le reste de la fratrie.
— Je les comprends. Je suis pareil avec Camille. J'adore mes frères, hein. Même si on passe notre temps à se chamailler et que de l'extérieur, on dirait qu'on se déteste... En vrai, on s'adore. Mais Camille, c'est pas pareil. Il a galéré niveau social, donc on est tous les quatre à fond derrière lui. Même Ronan joue les protecteurs. C'est le seul avec qui on est tous gentils non-stop. Genre, vraiment. H24. Pas un mot de travers.
Les deux lycéens passent d'un sujet à l'autre, curieux d'en apprendre toujours plus l'un sur l'autre.
Ils sont différents sur bien des points, mais ça ne les empêche pas de s'apprécier un peu plus à chaque échange.
Dylan préfère l'été, quand le soleil s'étire paresseusement, que l'air brûle doucement la peau et que le ciel s'ouvre, vaste et bleu comme l'infini.
Tristan préfère le printemps, quand la terre renaît en silence, que les feuilles s'éveillent sans bruit, et que l'air sent la promesse des choses simples.
Dylan préfère le jour, brut et clair, sans détour ni mensonge, avec sa lumière qui dit tout haut ce que d'autres cachent.
Tristan préfère la nuit, discrète et pleine de secrets, où les étoiles chuchotent à ceux qui savent écouter.
Dylan préfère le vert, couleur des racines, des feuilles, des choses qui poussent malgré tout.
Tristan préfère le noir, celui qui enveloppe, protège, où les pensées peuvent danser sans peur d'être vues.
Dylan préfère les histoires d'amour, où les regards suffisent à faire trembler l'univers.
Tristan préfère les films de héros, ceux où l'on se relève malgré tout.
Dylan préfère les plats épicés, brûlants, vivants, pleins de caractère.
Tristan préfère les douceurs, les desserts qui fondent et rassurent.
Dylan préfère les serpents, leurs silences reptiliens, leur grâce effilée.
Tristan préfère les serpents, aussi. Une rare évidence entre eux.
Dylan préfère les consoles, les quêtes virtuelles, les mondes qu'on traverse d'un bouton.
Tristan préfère les livres, les mots qu'on garde, les phrases qui résonnent.
Dylan déteste la foule.
Tristan déteste les matins.
Au fil de leur échange, Tristan pouffe soudain de rire, attirant le regard intrigué de Dylan.
— Désolé, c'est juste que... si la classe refait des charades cette année, tous les deux, on fait une équipe de choc. On les éclate tous, sérieux ! rit-il en balançant un poing dans l'air.
Dylan lui répond avec un pouce levé, tout à fait d'accord.
— Dylan ! tonne une voix grave.
Les deux garçons se retournent vers cette voix. Un jeune homme s'approche à grands pas, visiblement énervé.
— Pourquoi tu répondais pas au téléphone ? T'as vu l'heure ? On s'est inquiétés comme jamais !
Dylan grimace, s'excuse en silence et montre son portable : le son était resté coupé.
Tristan devine que l'individu est sûrement un de ses frères. Il est plus petit que Dylan d'une bonne dizaine de centimètres, mais dégage une énergie brute. Un tas de muscle.
— Tu te rends compte du stress que tu nous as foutu ?
— Excusez-moi, c'est de ma faute, intervient Tristan calmement.
— T'es qui, toi ? lâche l'autre, méfiant.
— Tristan. On est dans la même classe. Dylan m'a suivi dans le bus pour discuter. On a dû faire demi-tour, du coup il est rentré plus tard. Je suis vraiment désolé.
Dylan agite les mains pour lui faire comprendre qu'il n'a pas à s'excuser, que c'est lui le responsable.
— Attends... Tu l'as suivi ? T'as jamais pris le bus, toi. Et comment t'as payé ?
Dylan indique que son camarade s'en est occupé. L'autre soupire longuement.
— Il te remboursera demain.
— C'est pas nécessaire, répond Tristan avec un sourire. Une place de bus, c'est pas ça qui va me ruiner. Bon, maintenant que ton frère est là, j'y vais. À demain, Dylan.
Il passe une main dans les boucles du garçon pour lui ébouriffer affectueusement les cheveux. Mais à peine le geste amorcé, le grand frère lui attrape le poignet pour l'arrêter net. Les deux lycéens sursautent. Dylan lui fout une claque sèche sur le torse, les sourcils froncés. L'aîné le relâche sans un mot.
— C'est rien, t'inquiète, souffle Tristan. Je t'ai dit, je comprends leur méfiance. Bonne soirée à vous deux. À demain !
Il s'éloigne en agitant la main, le sourire toujours aux lèvres.
Dylan le regarde partir, un peu triste, puis tourne un regard noir vers son frère avant de lui emboîter le pas.
— Eh, oh, sale gosse, c'était quoi ce regard ?
Mais Dylan l'ignore royalement. Sur le chemin, son grand frère tente de le bombarder de questions... sans récolter la moindre réponse.