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Prudemment, il poussa la porte après l’avoir crochetée. La clé était depuis longtemps perdue, sûrement disparue avec sa mère. La maison était sombre et poussiéreuse, il fallait s’y attendre, alors Azraël referma derrière lui et s’appuya contre la porte le temps que ses yeux s’habituent à la pénombre. Il ne voulait pas allumer le bec de corbeau accroché au mur, de peur que la flamme attire les regards depuis l’extérieur, préférant tâtonner et deviner les formes devant lui.
Avec un serrement au cœur, il retrouva la pièce unique de son enfance et y revit le corps de sa mère étendu au sol : c’était précisément pour ça qu’il s’était toujours refusé à y retourner. L’homme ferma les yeux, meurtri par les souvenirs. Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver ses esprits, tandis que dehors la course des miliciens continuait.
Personne n’avait mis les pieds dans cette maison depuis le départ d’Azraël, douze ans plus tôt. Tout était comme il l’avait laissé - comme elle l’avait laissé. Les bols sur la table, les bûches à moitié consumées dans la cheminée. Un livre ouvert sur la commode en bois où sa mère rangeait ses ustensiles de cuisine et ses broderies. Devant les traces du passé, le voleur tremblait, ses jambes peinaient à le porter et il dût s’asseoir sur le banc devant la table à manger. Ses souvenirs continuaient d’affluer malgré ses efforts, il vit le noir sur la peau de sa mère, ses yeux suppliants et la respiration du jeune homme s’accéléra ; il s’agrippa au bord de la table et ses ongles laissèrent échapper quelques étincelles.
Aussitôt, Azraël serra les poings en les ramenant contre lui, pour supprimer le pouvoir qui s’écoulait de ses doigts malgré lui.
« Respire… » s’intima-t-il à voix haute.
Les étincelles cessèrent après un temps. Comme il les détestait, ces marques d’une magie destructrice, dangereuse, qu’il portait en lui depuis des années. Incapable de maîtriser des éruptions comme celle-ci, il préférait demeurer seul, cacher son don jusqu’à l’oublier lui-même.
Sa mère, elle, avait été passionnée dès les premières décharges d’électricité produites par le bambin. Elle le jugeait merveilleux, s’adonnant à des recherches pour savoir d’où lui venait la magie, et ce à quoi elle pouvait servir, s’entourant de livres et de babioles exposées partout dans la pièce. Il se leva et saisit l’ouvrage sur la commode. « A-gri-ppa », lut-il difficilement sur la couverture.
Poussé par son ventre grommelant, il continua à explorer la maison en quête de nourriture, tantôt les larmes aux yeux, tantôt la colère serrant son cœur, tandis qu’il trouvait relique sur relique d’une vie abandonnée après la tragédie. Et puis il mit la main sur une curiosité.
Un large parchemin plié en quatre au lieu d’être roulé, dissimulé entre deux broderies. Les sourcils d’Azraël se froncèrent pendant qu’il dépliait prudemment la chose et le froncement s’intensifia en découvrant l’illustration.
C’était une carte.
Elle détaillait la côte et les terres intérieures d’une île appelée « île de Tezcatlipoca » d’après l’inscription en haut du parchemin. Azraël observa les dessins minutieux des arbres, rochers, chemins qui marquaient le paysage de cette île vraisemblablement inhabitée par l’homme. Au bas du parchemin, un sceau avait été apposé : il était marqué d’un oiseau en vol au-dessus de la mer.
Lorsqu’il revint enfin à lui, dehors, le vacarme s’était tu. Il replia la carte, mais au moment où il allait la ranger, son instinct lui cria : « Non ! » et il la roula pour la placer dans sa chemise, contre son cœur.
Dès lors le silence régna de nouveau dans la pièce, seulement dérangé par le mauvais temps et par le tic-tac régulier de la montre volée dans sa poche. Le voleur se rassit et, affamé et épuisé, s’endormit sur la table.
Dans son rêve, une jeune femme noire marchait dans un désert gris, déterrait un trésor et s’enfonçait dans la mer jusqu’à disparaître.
Il ouvrit les yeux alors que le calme était brisé par un cliquetis discret à la porte. Relevant la tête aussitôt qu’il s’en rendit compte, il observa avec panique le loquet bouger, tandis que lui-même peinait à le faire.
Finalement, le levier retomba sèchement. Un abandon ?
Azraël respira, réussissant enfin à se lever pour reculer dans le coin de la pièce, les yeux toujours rivés sur la porte. Mais il ne vit pas tout de suite l’ombre qui se glissait dans l’espace sous le bois, ondulant pour entrer dans un soupir. Ce n’est que lorsqu’elle fut complètement entrée qu’il la remarqua, une forme encore plus sombre que la pénombre qui régnait, une forme aussi grande qu’un homme adulte. Un cri s’étouffa dans sa gorge, ne produisant qu’un gargouillis effrayé ; il attrapa un tisonnier et l’agita courageusement devant lui pour dissiper l’apparition, sans succès. Elle s’approchait.
Alors, l’instinct prit le dessus à nouveau et le jeune homme se saisit d’une des fameuses babioles exposées par sa mère : une pierre d’un violet puissant curieusement visible dans l’obscurité. Dès lors qu’il referma sa main autour du caillou, tout disparut : l’ombre menaçante, le tisonnier, la table, la maison entière.
La pluie lancée à toute vitesse contre son visage lui éclaircit l’esprit, juste avant qu’il ne s’effondre sur le pont humide d’un bateau battu par les vagues.