☔︎
Je m'apprête à rentrer chez moi, quand soudain, je l'aperçois. Mon cœur manque un battement.
Je ne suis pas en train de rêver ?
C'est vraiment lui ?
Tout en réalisant ce que cela implique, je sens les larmes me monter aux yeux. Mais c'est de courte durée, puisqu'elles s'éclipsent dès que je commence à le détailler du regard.
Il est assis sur le banc situé sous l'arrêt de bus, les mains jointes, la tête baissée, et – je suppose – le regard perdu dans le vide. À cette vue, l'émerveillement laisse place à l'inquiétude.
Qu'est-ce qui lui arrive ?
Les gouttelettes qui atterrissent sur mon corps me conseillent de ne pas traîner, de reprendre ma route. Mais mon cœur, lui, n'est pas de cet avis. Je ne peux pas partir maintenant et le laisser là, seul avec ses tracas. Je dois l'aider... car c'est pour ça que je suis né.
Je prends mon courage à deux mains pour avancer dans sa direction.
— "Est-ce que ça va ?" je débute, tout tremblotant – et ce n'est pas seulement dû au froid. "Avez-vous besoin d'aide ?"
Il lève la tête, mais ce geste reste mou. Peut-être n'a-t-il pas compris que c'est à lui que je m'adresse ?
— "Monsieur, vous n'avez pas bonne mine", je retente. "Est-ce que ça va ?"
Cette fois-ci, c'est au tour de ses yeux hétérochromes de me faire face. C'est là que j'obtiens confirmation sur son identité : c'est bien lui et personne d'autre.
J'aimerais pouvoir dire que ses yeux sont encore plus splendides dans la réalité, si beaux que j'ai envie de plonger dans l'océan de l'un et danser sur les cendres de l'autre, mais ce n'est pas vrai. Ils sont ternes, fades, éteints.
L'homme finit par baisser la tête, ne me laissant pas le temps de les dépeindre davantage.
Il ne veut pas de ton aide.
— "Ah... Je suis désolé", je bredouille, ayant compris que je le dérange. "Je m'en vais."
Sur ces mots, je m'éloigne de lui.
Personne ne veut de ton aide.
Heureusement pour moi, la pluie vient dissuader ces pensées ténébreuses de venir me tourmenter moi aussi. Les gouttes, soudainement plus nombreuses, tombent partout où elles le peuvent. Je n'ose pas revenir vers lui pour m'abriter, alors je m'empare de mon parapluie.
Et maintenant, qu'est-ce que je fais ?
Les minutes passent, tandis que je me bas avec toutes les options qui s'offrent à moi.
Au bout d'un moment, alors que je n'ai pas encore fait mon choix, je le vois quitter l'arrêt de bus. Progressivement, sa chevelure bicolore s'estompe dans l'obscurité, jusqu'à disparaître complètement de mon champ de vision.
Moi, je reste planté là, sous une Lune voilée par les nuages d'une pluie inlassable, à me demander si je le reverrai un jour... et si, lui, reverra ne serait-ce que le jour.
☂︎
Pourtant, il est là.
Je m'extirpe de mon lit afin d'ouvrir la fenêtre – derrière laquelle il se tient – de ma chambre, puis il infiltre la pièce sans un mot.
Je n'ai pas le temps de lui en adresser un qu'il attrape ma taille pour ramener mon bassin contre le sien. Ce rapprochement fulgurant fait naître en mon bas-ventre une chaleur pour le moins agréable. Ses mains infiltrent le dessous de mon t-shirt pour entamer une balade sur ma peau, et les miennes décident de les imiter. En même temps, ses lèvres marquent mon cou de mille baisers, procurant à mon corps un flux d'apaisement.
Mes yeux deviennent rapidement jaloux de mes doigts, c'est pourquoi je décide de retirer son haut. La vue qui s'offre à moi est toujours aussi jouissive ; des abdos sont minutieusement dessinés sur sa peau qui, au toucher, s'avère infiniment douce. La lumière du Soleil, en contre-jour, fait resplendir les courbes de sa silhouette attrayante. Nos regards sont liés comme des âmes sœurs, de la même manière que nos souffles courts sont mêlés.
Sans laisser une seconde de plus s'écouler, je presse mes lèvres contre les siennes. La fougue de ce geste a l'air de le surprendre, mais pas de lui déplaire. Il me rend mon baiser avec la même énergie, et nous en savourons le goût.
À bout de souffle, je finis par y mettre fin. J'enfouis ma tête dans le creux de son cou et, tout en étant bercé par son odeur de vanille mélangée à de la fraise, je murmure :
— "Quel est ton nom ?"
Les battements de son cœur restent les seules choses qui résonnent dans mes oreilles ; l'homme aux cheveux bicolores ne semble pas décidé à me répondre.
Quand je rouvre les yeux, je constate que tout ceci a disparu : ses bras emplis de chaleur ne m'enveloppent plus, sa respiration haletante ne m'effleure plus, et il m'est impossible d'entendre son pouls effréné. Je ne suis même pas devant la fenêtre de ma chambre, mais allongé dans mon lit, sous une couette aussi lourde que ma désillusion.
Cette scène n'a jamais eu lieu.
Il n'a jamais été là.
Tu as toujours été seul, Izuku.
Il n'en faut pas plus aux larmes pour se réfugier dans mes yeux et me brouiller la vue.
C'est au moins la cinquième fois, depuis plusieurs mois, que je rêve de cet homme. Au début, je pensais que ce n'était qu'une sorte de fantasme, un personnage fictif conçu par mon inconscient dans l'unique but de combler mon manque d'affection. J'étais loin de me douter qu'il existait réellement, et que j'aurais l'occasion de le croiser à un arrêt de bus.
Et lui, il est loin de se douter que je fais des rêves chauds en sa compagnie... En y repensant, je ne peux pas m'empêcher de rouler sur le côté de mon lit tout en cachant mon visage rougi par la gêne.
Je ne sais absolument rien de cet homme, pourtant chaque nuit passée illusoirement auprès de lui apparaît comme un cadeau. À ses côtés, ces sentiments d'inutilité, de nullité et de solitude qui me rongent se transforment aussitôt en bien-être et en réconfort. Il a un effet sur moi, en incluant mon corps et mon mental, que je ne saurais expliquer.
L'espace d'un instant, il me fait revivre.
Pourquoi est-ce qu'il apparaît dans mes rêves ? Cette question peut bien avoir mille réponses, je ne peux pas m'empêcher de croire qu'il s'agit d'un appel à l'aide, celui d'une personne en détresse.
Je sais qu'il ne veut pas de moi. Je peux le comprendre. Après tout, je suis un incapable, et personne ne veut d'un incapable à se traîner dans sa vie.
Mais après l'avoir vu ce soir-là, accablé par une mystérieuse douleur, je ne peux pas rester sans rien faire. Ça aussi, j'en suis incapable. S'il va mal, je dois l'aider, je dois lui porter secours. Et cette fois-ci, quand je l'aurai retrouvé, je ne me défilerai pas.
☂︎
Comme à chaque rentrée scolaire, je me rends d'un pas morne à l'arrêt de bus le plus proche de chez moi. La pluie semble s'être calmée aujourd'hui. Ça change des jours précédents, où l'on a frôlé bien des inondations. Je remarque également qu'il y a pas mal de monde – plus que d'habitude en tout cas. Leurs discussions animées résonnent dans mes oreilles, et je ne peux m'empêcher d'envier leur optimiste.
Pourtant, il m'a suffi de l'apercevoir de nouveau pour être gagné par ce même sentiment.
Il est là...
Le garçon aux cheveux bicolores est adossé à la cloison de l'abri, les yeux fixés sur son téléphone.
...et il va bien.
Immédiatement, je sens l'inquiétude de ces derniers jours s'envoler. À la place, c'en est une autre, pas moins poignante que la précédente, qui vient à moi...
C'est le moment.
Le moment de passer à l'action.
Allez, Izuku ! Bouge-toi !
En dépit de cette anxiété qui m'oppresse l'estomac, je me décide à faire un nouveau pas vers lui.
— "Excusez-moi", je commence, d'un ton sûrement trop strident, puisqu'il tressaille.
En le voyant d'aussi prêt, je me rends compte qu'il n'a pas du tout mon âge. Il semble avoir bien entamé la vingtaine, alors que moi, je viens à peine d'avoir la majorité...
— "C'est vous qui étiez à l'arrêt de bus la semaine dernière, pas vrai ?" je m'enquiers, en espérant simplement qu'il me reconnaisse.
Lorsque ses yeux s'attardent sur les miens, je tente de ne pas paraître déstabilisé.
— "Je... je crois", il répond en se grattant la joue.
Il détourne le regard, cette fois-ci pour le poser sur quelque chose à côté de nous. Je le suis : c'est une affiche de My Hero Academia, mon manga préféré ! C'est le nouveau Shonen du moment, celui dont tout le monde parle ! Ce serait incroyable qu'il l'ait lu !
— "Vous connaissez le manga ?" je lui demande, sentant la gêne se faire devancer par une pointe d'enthousiasme.
— "On peut dire ça, oui."
Ce n'est plus qu'une pointe, mais une nuée d'enthousiasme qui m'envahit alors.
— "Vraiment ?!" je m'exclame. "Vous en êtes où ?!"
Mon subit changement d'attitude semble le surprendre.
— "Le tome un. Et pourquoi tu me vouvoies, au juste ?"
— "Euh..."
Pris au dépourvu par cette question, je sens mes joues s'empourprer malgré moi. Pourquoi est-ce qu'il me demande ça ? Il faut respecter ses aînés, non ? C'est ce que ma mère m'a appris à faire depuis tout petit... Oh, mais si ça se trouve, je suis à côté de la plaque depuis le début !
— "Vous êtes un adulte. C'est comme ça, non ?" j'explique en me grattant l'arrière de la tête.
Si mes connaissances sont bonnes, le vouvoiement marque une distance entre les interlocuteurs. Cet homme n'a pas l'air d'être quelqu'un de très convivial, alors pourquoi est-ce que ça le dérange ?
— "Je n'ai que dix-neuf ans."
Hein ?!
J'espère qu'il ne me détaille pas du regard, parce que je suis en train de perdre tous mes moyens. Non seulement je dois être rouge comme une tomate à l'heure qu'il est, mais en plus je sens mes tremblements s'exacerber.
— "Je ne savais pas... Je suis désolé !" je fais, avant de m'incliner devant lui.
Les secondes s'écoulent pendant que mon geste perdure. Je crois même entendre le bus arriver.
— "C'est bon", il répond sèchement. "Relève-toi."
Bien que surpris par ce ton, je lui obéis. Je n'ai pas le temps de voir l'expression de son visage que notre moyen de transport fait son apparition. Je m'y engouffre à sa suite, prends place et me mets à ressasser la scène précédente.
Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ? J'ai l'impression de l'avoir de nouveau embêté... Est-ce que c'est mon changement d'humeur soudain qui l'a perturbé ? Lui qui semble si calme, il a peut-être du mal avec les gens trop lunatiques... Est-ce que c'est ma présence même qui l'a agacé, tout simplement ? Après tout, il a l'air d'un garçon plutôt solitaire... Ou alors, est-ce que ce sont mes habitudes japonaises, comme ma façon de m'excuser, qui l'ont mis mal à l'aise ? Si c'est ça, est-ce que ça veut dire qu'il est raciste ?!
Ces théories se bousculent dans ma tête pendant le trajet entier, pour au final cesser toute activité quand le bus atteint sa destination. À la place, je sens une boule de stress naître dans mon ventre en songeant à la journée qui m'attend.
☂︎
Lorsque cette première journée de cours touche à sa fin, j'entrouvre la fenêtre de ma chambre pour l'aérer, puis m'écroule sur mon lit. Dès lors, mes pensées recommencent à me tourmenter.
Si mon intention était de lui venir en aide, j'ai l'impression d'avoir fait le contraire. Je ne sais toujours pas exactement ce qui l'a dérangé dans mon attitude, mais je suis certain d'avoir fait quelque chose de mal, et je m'en veux. Je m'en veux terriblement.
Ils ont sûrement raison, en fin de compte. Je suis et resterai, malgré mes efforts, un bon à rien toute ma vie.
Tu veux aider les gens, mais tout ce que tu fais, c'est les enfoncer encore plus dans leur misère !
Ces voix...
...toujours à errer dans ma tête...
Elles ne me lâchent jamais.
— "Trouillard !" avait crié un garçon dont j'ai oublié le nom.
Je me souviens de ce moment. La classe s'était réunie pour jouer à la corde à sauter, mais d'une façon qui lui était propre : deux élèves l'étendaient à une certaine hauteur, pendant que les autres, chacun leur tour, essayaient de sauter par dessus. Petit à petit, cette hauteur augmentait afin de corser le jeu.
La primaire, c'est l'époque durant laquelle je me faisais embêter à l'école. Compte tenu de ma petite taille et du peu de mots que j'arrivais à sortir, les autres me voyaient comme un enfant fragile que personne ne pouvait craindre. J'étais maladroit, naïf et peureux. Alors quand je trébuchais, ils se moquaient. Quand je tombais dans leurs pièges, ils riaient. Et quand ce jour-là, j'ai refusé de sauter par-dessus la corde car sa hauteur m'effrayait, ils m'ont tous rabaissé.
Durant cette période, j'ai été la cible inoffensive sur laquelle leurs insécurités d'enfants retombaient.
Au collège, les choses ont été différentes. Je n'ai plus été la risée de tous, certes, mais ça ne s'est pas mieux passé pour autant. Au cours de ma scolarité, une chose ne m'a jamais lâché : la solitude.
— "Allez, Eri, viens !" l'avait incité un autre garçon – lui aussi, j'ai oublié son nom. "Ne reste pas avec cet imbécile !"
Eri, c'est l'une des premières personnes que j'ai tenté de sauver. Elle faisait partie d'un large groupe d'amis peu fréquentable. Comme elle en était la seule fille, les autres membres l'utilisaient comme bon leur semblait, que ce soit pour faire leurs devoirs à leur place, prendre pour eux des photos des autres filles dans les vestiaires, et j'en passe. Étant dans la même classe qu'eux, j'avais toutes leurs manigances sous les yeux. C'est pour ça qu'à ce moment-là, quand j'ai retrouvé Eri en train de sangloter dans un coin de la cour de récréation, je me suis résolu à lui venir en aide ; aide qu'elle a cependant refusée, en décidant de retourner auprès de son groupe d'amis après que l'un des garçons l'ait appelée.
— "Elle ne veut pas de ton aide", avait ajouté ce dernier avec un regard noir.
— "Personne ne veut de ton aide", avait renchéri un autre, avant qu'ils ne tournent les talons.
Je le savais, pourtant je n'ai jamais cessé de la proposer. Je ne pouvais pas laisser tomber la raison pour laquelle j'étais venu au monde. Seules les personnes âgées ont saisi ma main tendue. Les gens de mon âge, eux, m'ont toujours évité comme la peste. Pourquoi ? J'étais peut-être trop humain pour être humain, je n'en sais rien.
Les seules fois où j'ai été sur le point d'avoir quelqu'un dans ma vie, tout est tombé à l'eau parce que les autres s'en sont mêlés.
— "Si Kota est ami avec toi, il peut très bien l'être avec moi aussi, non ?" j'avais répliqué à l'un d'entre eux.
— "Ne dis pas n'importe quoi, personne ne peut aimer quelqu'un comme toi", avait-il craché.
Après ça, il avait demandé à Kota de choisir entre nous deux. Sa réponse ne m'a pas surpris, puisqu'ils se connaissaient depuis belle lurette. Avec moi, ça ne faisait que quelques mois. Je n'avais toutefois pas l'intention de m'interposer entre eux. Tout ce que je voulais, c'était un peu de compagnie. Quelqu'un auprès de qui me tenir quand il y aurait besoin, quelqu'un qui pourrait illuminer mes journées avec un simple sourire, quelqu'un à qui parler de mes passions. Juste ça.
Tout à coup, la fenêtre s'ouvre en grand, amenant le souffle sonore du vent et les gouttes de pluie à déchirer l'atmosphère mélancolique de ma chambre. Je me lève de mon lit et m'en approche dans le but de la fermer. N'ayant pas remarqué que j'ai posé mes doigts dans l'embrasure de la fenêtre, je lâche un cri de douleur lorsque cette dernière les écrase. Je les porte à ma bouche pour les sucer, et ainsi essayer de la faire taire.
Ça a ravivé mes autres blessures... Pas le choix, il va falloir que je renouvelle mes pansements.
— "Izuku, tu viens ? Le dîner est prêt !" lance ma mère depuis la cuisine.
— "J'arrive !" je réponds en forçant sur ma voix. "Je fais juste une petite chose avant !"
C'est rare qu'elle rentre suffisamment tôt pour pouvoir le préparer. Tant mieux, cette soirée va faire exception.
Je décolle un à un les pansements usés de ma peau et les dépose pour l'instant sur mon bureau. Je détaille du regard mes doigts sillonnés d'égratignures et de coupures.
J'aimerais pouvoir expliquer d'où elles viennent, mais il se trouve que je n'en ai aucune idée, que je ne m'en souviens plus. Je ne suis même pas sûr de pouvoir dire si elles ont été causées par inadvertance ou non. Je sais juste que je suis atrocement maladroit. Alors peut-être que je me suis blessé en tombant, en ne sachant pas couper correctement des légumes pour mes dîners, ou que le compas a malencontreusement glissé sur ma peau.
Je fouille le tiroir de ma table de nuit pour y sortir de nouveaux pansements, que j'applique à la va-vite sur mes plaies. Avant de partir rejoindre ma mère, je récupère ceux que j'ai laissés sur mon bureau dans l'optique de les jeter, quand un détail me retient de le faire. Sur leur couleur autrefois immaculée se sont ancrées de vives taches de sang. Le contraste entre le blanc et le rouge est magnifique.
Comme ses cheveux bicolores.
Non, je ne peux pas abandonner si facilement. Mes expériences passées veulent me faire croire que tout ce que j'entreprends est voué à l'échec, que je resterai un bon à rien quoiqu'il arrive. Moi, je ne veux pas perdre espoir. Je ne veux pas passer le reste de ma vie à m'apitoyer sur mon sort. Je vais sauver ce garçon, comme le ferait All Might.
Aujourd'hui, j'ai découvert qu'il était dans la même fac que moi, et même dans certains de mes cours. Ça signifie que, désormais, je sais où le trouver.
Demain, à l'arrêt de bus, j'irai m'excuser.
☂︎
C'était plus facile à dire qu'à faire.
Non loin de l'abri, je me tiens, figé. Mes pieds sont comme enterrés dans ce sol gadoueux, il m'est impossible de les bouger.
Qu'est-ce que tu attends pour aller lui parler ? s'impatiente la voix autoritaire dans ma tête. L'arrivée du bus ?
Mes mains agrippent mon parapluie All Might comme s'il était en mesure de les protéger. À nouveau, je suis mort de trouille à l'idée d'aller l'aborder.
Tu te donnes des objectifs mais tu es incapable de les atteindre !
Je continue à fixer le sol. La terre est gorgée d'eau et, n'ayant plus la force de résister à la pluie, elle se laisse enfoncer pour former un trou. Je ne peux pas m'empêcher de m'identifier à lui.
Faible.
Exténué.
Désolé.
Trouillard !
Pourtant, lui, il regarde le ciel. Un furtif coup d'œil dans sa direction m'a suffi pour le constater. Assis sur le banc de l'abri, il souffre, mais il regarde le ciel.
Et moi, est-ce que je suis capable de garder les yeux levés ?
Depuis que je suis là, les miens sont baissés. Ça ne peut plus durer.
Je prends une grande inspiration et, malgré la peur, je fais un pas vers lui.
— "Bonjour !" je lance, feignant une humeur joviale.
Il lève les yeux vers moi, sans pour autant me répondre d'emblée. Il semble pensif.
— "Il est super bien ce manga", il lâche à mon plus grand étonnement, si bien qu'il me faut un moment pour comprendre à quoi il fait allusion.
Cela dit, au moment où j'y parviens, ma jovialité devient tout de suite plus réelle.
— "Tu parles de My Hero Academia ?" je suppose, surexcité. "Mais oui, t'as vu ?! All might est vraiment trop fort, c'est mon personnage préféré ! Surtout au championnat, il a eu une idée de dingue dans la première épreu..."
Je m'interromps brusquement en me rappelant de ce qu'il m'a dit la veille.
— "C'est vrai que tu n'as que le tome un..." je reprends. "Je suis désolé, je me suis encore laissé emporter pour rien."
La gêne s'apprête à me submerger, quand soudain, une idée pour tisser un lien me parvient :
— "Mais, si tu veux, je peux te prêter la suite !"
— "Non merci", il décline gentiment, "je risque de les abîmer."
Bien que déçu, je ne prends pas le risque d'insister. Au lieu de ça, je me permets – non sans craindre de le déranger – de m'asseoir à ses côtés. Une partie de moi s'évertue à chercher un sujet de conversation, pendant qu'une autre se rend compte de l'agréabilité du silence. Désespérée, la première finit par s'abandonner à la deuxième.
Tu vois quand tu veux !
❝ Je suis près de lui,
Il est près de moi,
Mes mots ont suffi,
C'est un premier pas. ❞
☂︎
Alors que j'essaie tant bien que mal de résoudre un exercice, la sonnerie de midi se déclenche. Je griffonne quelques notes sur ma feuille en vue de ma prochaine tentative, pendant qu'autour de moi les élèves quittent la salle dans un énorme vacarme.
Faites qu'il n'en fasse pas partie !
Une fois toutes mes affaires rangées dans mon sac, je jette un coup d'œil à sa table. Le soulagement me saisit quand je vois qu'il s'y trouve encore. Je m'extirpe de ma chaise, me lève et entame une série de pas dans sa direction ; une série qui se stoppe trop rapidement.
Allez, ne recommence pas à faire ton trouillard ! s'agace, à nouveau, la voix autoritaire.
— "J'y peux rien, j'en suis un..." je réplique à voix basse.
Sous l'anxiété, mes doigts se mêlent, puis se démêlent, à maintes reprises. Je retente un pas, mais il n'a pas de suite.
Ouvre la bouche et demande-lui s'il accepte de déjeuner avec toi ! C'est pourtant pas compliqué !
— "Si, ça l'est !"
Je suis en train de m'imposer dans sa vie. Je risque de le déranger, et ce n'est pas ce que je veux.
Les minutes passent. Je parviens difficilement à aligner des pas tant mes pensées se contredisent.
Et s'il me rejette ? Il en a parfaitement le droit, mais ça m'effraie. S'il le fait, il anéantira les liens naissants de notre relation et ne sera plus à ma portée. Dans ce cas-là, je ne pourrai plus le sauver.
Pour mon plus grand malheur, le garçon aux cheveux bicolores se met à marcher en direction de la sortie.
Mais si je m'apprête à lui faire cette proposition, c'est dans ce but-là, non ? Tout ce que j'ai fait jusqu'à aujourd'hui, c'est tenter de l'approcher pour le sauver. Si je m'arrête d'essayer, comment ma mission va-t-elle avancer ?
La détermination finit par prendre le dessus, et je délaisse mes pensées pour me remettre à avancer.
— "A... attends !" je m'écris tout en restant mal assuré. "Todoroki, c'est ça ?"
J'ai cru comprendre que c'était son nom de famille.
— "Oui", il acquiesce, s'étant à peine retourné. "Qu'est-ce que tu veux ?"
Je ne peux plus faire marche arrière.
— "Tu veux déjeuner avec moi ?" je lui demande enfin, avant de me rendre compte qu'il ne connait même pas le mien. "Euh, au fait, je m'appelle Midoriya, Midoriya Izuku !" À cause de la gêne, le son de mes paroles diminue. "Désolé pour l'autre jour à l'arrêt de bus. C'était gênant, j'avoue."
L'embarras ne fait qu'une bouchée de moi. En plus de ne pas avoir su tenir un discours audible jusqu'au bout, je n'ose même pas le regarder dans les yeux. Derrière mon visage caché par mes mains, les pensées craintives affluent.
L'attente s'éternise, alors je me force à faire tomber mon masque pour ajouter :
— "Tu acceptes...?"
Il lâche un soupir et, étonnamment, hoche la tête.
— "Super !" je lâche, sentant toute la pression retomber subitement.
Ensemble, nous nous dirigeons donc vers la sortie. Nous nous arrêtons d'abord à la boulangerie sur sa demande. Après ça, nous marchons un peu, jusqu'à décider de nous asseoir sur le banc d'une rue. Todoroki s'empare de son sandwich, moi de ma mini pizza, puis nous entamons notre repas dans le plus grand des calmes.
Les leçons de ce matin ont été coriaces. Me creuser autant les méninges pour les comprendre m'a ouvert l'appétit. Si j'avais été dans la fac pour laquelle j'ai postulé – la même qui m'a été refusée –, j'aurais moins de mal à suivre les cours. Todoroki a-t-il été admis dans celle-ci par dépit, lui aussi ? Ou l'a-t-il choisie de son plein gré ? Quoiqu'il en soit, au vu des questions toujours pertinentes qu'il pose en classe, il a l'air de très bien s'en sortir.
En même temps que mes pensées dérivent sur lui, je prends conscience qu'il est en train de m'observer. J'écarte mon repas de ma bouche pour l'interroger du regard.
— "Ça va ?" je m'enquiers, muni d'un sourire forcé et d'un mouvement de la tête.
L'air perturbé, il baisse la sienne.
— "Oui", il se contente de répondre.
À quoi est-ce qu'il pense ? Son monde intérieur a l'air si riche, je rêverais de l'explorer.
Sa position me permet de le contempler à mon tour sans qu'il ne s'en aperçoive. Mon regard se pose donc sur ses cheveux rouges et blancs. Ils ont l'air incroyablement doux et soyeux. Est-ce que c'est possible, même, d'avoir une chevelure pareille ? La voir en vrai, c'est pas la même chose qu'en rêve. Il est beaucoup plus difficile d'accepter sa couleur.
— "Excuse-moi si je suis indiscret, mais, je me demandais... est-ce que c'est naturel ?" je l'interroge en les désignant du doigt.
Il relève la tête, prend le temps de saisir ma question.
Soudain, le vent se lève. Il n'a pas le temps d'y répondre qu'une rafale emporte l'emballage de ma mini pizza. Je me lance aussitôt à sa poursuite, mais abandonne tout aussi vite en le voyant se perdre sur la route, puis dans les rues voisines.
Quand nous prenons connaissance de l'heure qu'il est, nous jetons nos déchets et retournons à la fac en vitesse, excluant toute possibilité de conversation.
Tant pis pour ma question...
☂︎
Les cours de la journée sont terminés depuis une trentaine de minutes, durant laquelle j'ai appris que le bus a eu un accident et ne passera donc pas ce soir-là. Me voilà en route pour la gare, sous une pluie et un vent plus rudes que jamais.
À nouveau, ce dernier décide de me jouer un mauvais tour en m'arrachant mon parapluie.
— "NON, ALL MIGHT, NE PARTEZ PAS !" je m'écris, effondré.
Je tente de le rattraper, mais les bourrasques rendent ma tentative vaine. Je ne vois plus rien, la seule chose que je peux essayer de faire est de tenir debout.
Pour ne rien arranger, quelque chose de dur vient sauvagement heurter mon nez.
— "Ouch..."
Par chance, mes mains se referment sur l'objet et évitent ainsi d'autres dégâts. Je le tâte, cherchant à déceler sa nature.
Un parapluie ?!
Le vent s'étant légèrement calmé, je m'autorise à rouvrir les yeux. L'espoir que ce soit le mien disparaît dès que je ne trouve pas le visage de mon héros préféré sur la toile.
Près de moi, j'entends des pas atterrir dans les flaques d'eau.
— "Excusez-moi, c'est votre parapluie ?" je demande.
Cette fois-ci, le vent se calme pour de vrai, me permettant de voir plus clairement la personne devant moi.
— "Oh, Todoroki-kun !" je m'exclame.
Je ne m'attendais pas à le trouver là. Pourtant, étant donné qu'on prend le même bus, ça paraît logique...
— "Midoriya..." il chuchote, avant d'avoir l'air surpris. "Qu'est-ce que tu fais sans parapluie ? Tu vas tomber malade."
Je me munis d'un grand sourire.
— "J'allais prendre le train", j'explique. "Mon parapluie s'est volatilisé à cause du vent."
Pendant que je lui rends le sien, je constate qu'il est trempé jusqu'aux os. Un éternuement le prend.
— "Tu vas vraiment finir par tomber malade, toi aussi !" je m'écrie.
Je me débarrasse de mon vêtement imperméable pour le lui tendre.
— "Tiens, ma veste !"
Néanmoins, sa main ne rejoint pas la mienne.
— "Laisse, ce n'est pas grave."
Encore une fois, je n'insiste pas.
Nos chemins se séparent ici. Il s'engage dans une rue – Il y a peut-être un autre arrêt de bus là-bas ? –, quant à moi je continue d'avancer en direction de la gare.
Pendant le trajet, mes pensées vagabondent à travers la quantité de devoirs que j'ai à faire pour demain, cette facilité déconcertante avec laquelle j'ai parlé à Todoroki-kun lors de la scène précédente, sans compter les douces sensations énigmatiques naissant au creux de mon ventre quand je repense à lui et aux moments que j'ai passés à ses côtés aujourd'hui.
☂︎
En raison d'un temps incessamment pluvieux, nous déjeunons ensemble sous l'abri à chariots d'un supermarché. C'est une habitude que nous avons prise depuis ce jour-là, soit depuis une semaine. Les repas se déroulent généralement dans le silence, mais ce n'est pas grave, car pour moi ces silences ont une utilité : ils permettent d'ancrer petit à petit la présence de l'un dans le quotidien de l'autre. Et pour ça, pas besoin de mots.
Je crois que j'aimerais passer plus de temps avec Todoroki-kun, et pas nécessairement durant les journées d'école... Cela dit, j'ignore si c'est ce qu'il veut, lui aussi. Je ne veux surtout pas le forcer à me supporter davantage. Vu son indépendance, peut-être que nos repas ensemble lui suffisent largement. Peut-être même que c'est déjà trop pour lui...
Je ne suis pas allé le voir ce matin à l'arrêt de bus. J'ai hésité, mais l'arrivée d'Ochaco-chan a pris cette décision à ma place ; et comme je savais que je le retrouverais quoiqu'il arrive à midi, je ne m'y suis pas opposé. S'il s'attendait à ce que je l'accoste ce matin encore, j'espère que ça ne l'a pas dérangé que je ne le fasse pas...
Tu parles, ça l'a plutôt arrangé !
Ne voulant pas gâcher ce doux moment en sa compagnie, je chasse cette voix rabaissante.
Je ne pensais pas qu'Ochaco-chan viendrait me reparler un jour, et encore moins de si bon matin. Je dois avouer que ça m'a agréablement surpris.
Nous nous sommes rencontrés en première année de lycée. J'avais beau n'avoir aucun ami, aucune réputation, j'ai osé me présenter à l'élection des délégués de ma classe. À ma plus grande surprise, une personne a voté pour moi. J'ai appris, un peu plus tard, que c'était elle, quand elle est venue m'aborder. Ça m'a beaucoup touché. C'est la première et la dernière personne qui m'a donné l'impression d'être utile, d'être digne d'intérêt, la première personne qui a cru en moi.
Après ça, nous avons commencé à traîner ensemble. Même si elle avait d'autres amis, Ochaco-chan ne me laissait pas de côté. Savoir que j'occupais une place dans sa vie m'a rendu très heureux. Ça aussi, c'était une première pour moi.
Je suis rapidement tombé amoureux de son énergie, de sa positivité et de son grand cœur. Mais comme je ne voulais pas prendre davantage de place – j'en prenais déjà bien assez, pot de colle que je suis –, je ne lui ai jamais avoué mes sentiments. Nous sommes donc restés amis jusqu'à la dernière année de lycée, où elle a commencé à fréquenter de nouvelles personnes. Cette fois-ci, étant donné qu'elle ne venait presque plus me parler, je me suis senti abandonné. Avec le temps, j'ai compris que cette amitié exceptionnelle avait atteint son apogée, alors je n'ai pas cherché à la raviver, et je me suis plutôt réhabitué à la solitude.
— "Ça te dirait qu'on se voie en dehors des cours, ce soir ?" propose Todoroki-kun, proposition qui me ramène brusquement à la réalité.
Ébahi, je m'arrête dans ma dégustation.
Quoi ? Il veut... passer du temps avec moi ?
Je ne m'attendais pas à ça, et encore moins à ce que ce soit lui qui prenne les devants.
— "Midoriya ?" il répète face à mon silence.
Une légère toux me saisit. J'attends qu'elle se taise pour lever les yeux vers lui, malgré la gêne, et répondre :
— "Je voulais te le proposer aussi. Je suis content que tu l'aies fait."
Je les dirige ensuite sur mes chaussures. Elles sont toujours constellées de gouttes d'eau, celles-ci ne semblent pas décidées à sécher.
Où est-ce qu'on pourrait se voir ? Je réfléchis. Il y a bien un endroit auquel je pense, mais je ne sais pas si ça lui conviendrait...
— "J'ai peur que la pluie continue de tomber", je reprends. "Je ne pense pas qu'on puisse rester dehors, alors..."
Je ne trouve pas les bons mots, alors je froisse le papier sale de mon déjeuner afin de gagner un peu de temps.
— "En fait, tu pourrais... euh..."
Je m'efforce de relever la tête.
— "Euh... en fait, tu pourrais venir chez-moi, 'fin, c'est comme tu veux, vraiment !"
En osant un regard sur lui, je cherche à savoir si ma proposition lui paraît déplacée ou non. Son impassibilité me complique la tâche.
— "D'accord", il répond laconiquement.
☂︎
Une fois avoir été déposés par le bus, nous demeurons à notre arrêt. Le garçon aux cheveux bicolores pianote sur son téléphone, pendant que moi, je regarde tristement la pluie tomber.
— "Si tu veux, au retour, je pourrais te raccompagner", je lui suggère. "J'espère juste que le ciel va se calmer. J'ai l'impression qu'en ce moment, il pleure beaucoup."
— "Le ciel peut pleurer ?" il demande d'un air quelque peu dérouté.
— "Hein ? Ah non, en fait, c'est un peu une métaphore..."
— "Ah, je vois. Désolé."
Un silence s'ensuit. Je remarque qu'il n'a pas l'air d'aller bien. Est-ce qu'il a changé d'avis ? Est-ce que faire un tour chez moi ne lui dit rien qui vaille, finalement ? Je ne veux surtout pas le forcer à venir, si ce n'est pas ce qu'il désire !
Avec son doigt, il dessine quelque chose qui m'échappe sur la paume de sa main.
— "Ça va, Todoroki ?" je m'enquiers.
Qu'est-ce qu'il fait ?
— "J'écris "Homme" sur ma main en kanji pour faire semblant de l'avaler après. C'est une méthode à faire contre le stress", il explique tout en continuant.
— "Ah... Je suis désolé de te partager mon stress, Todoroki ! Je le suis aussi !" je m'excuse, avant de me souvenir d'une des choses qu'il a dites. "Mais... tu sais écrire en japonais ?"
Ça veut dire qu'il n'est pas raciste ?!
Émerveillé à l'idée qu'il puisse apprécier ma langue natale, je le dévisage avec de grands yeux. Puis je me rends compte de notre proximité, et tout un flot de sensations indescriptibles me parcourt le corps.
— "Todo...roki-kun..."
À présent, nos nez se frôlent. J'aurais juré le voir se rapprocher pour qu'ils le fassent.
— "Tu te maquilles les yeux ?" il murmure, me prenant alors au dépourvu.
Sa voix, à la limite de la suavité, me fait frissonner.
— "Hein ? Tu veux dire... que je mets du mascara, c'est ça ?"
Ses yeux, semblant chercher quelque chose, m'ensorcèlent.
— "Ouais."
Sa bouche, mère d'un souffle chaudement lascif, m'appelle.
— "J'ai honte de l'avouer, mais oui", je confirme, confus. "Je pensais que ça ne se... verrait pas."
L'attraction est trop forte.
— "Todoroki, c'est assez bizarre..."
Sans se faire prier, l'intéressé éloigne son visage du mien :
— "Désolé."
Pourtant, dans mon ventre, rien n'est rentré dans l'ordre.
☂︎
Après nous être enfin décidés à marcher, nous arrivons chez moi. Ma mère ne rentre pas ce soir en raison de son travail, nous avons donc la maison pour nous tout seuls.
Pour mon plus grand bonheur, nous commençons par discuter de My Hero Academia. Comprenant qu'il n'en a en fait qu'un livre bonus, je propose à nouveau de lui prêter le tome un, et cette fois-ci, il accepte. Il entreprend même de le parcourir.
— "Tu penses quoi du pouvoir de l'amour ?"
La première chose que fait son interrogation, c'est me surprendre. À l'évidence, il a dû tomber sur la page qui l'évoque.
— "Oh, c'est... un sujet assez délicat", je réponds tout d'abord.
Ensuite, elle me fait réfléchir.
Comme je me souviens avoir déjà étudié la question, il ne me faut pas longtemps pour reconstituer ce que j'en ai pensé. Le défi va plutôt être d'expliquer ça distinctement...
— "Mais si je devais donner mon avis, je dirais que ce pouvoir est dans chacun d'entre nous, même si on le présente toujours d'une manière quelque peu différente", je tente de développer. "Je ne pense pas qu'on puisse dire qu'une personne est incapable d'aimer, parce qu'elle le fait, en soit. Exister, par exemple, exister et rester en vie, ça montre qu'on aime..."
Arrête-toi, Izuku. C'est trop abstrait, trop philosophique pour un étudiant en filière scientifique comme lui. Il ne pourra pas comprendre.
— "...Non, laisse tomber."
Un nouveau silence s'installe entre nous. Je me sens honteux, j'ai l'impression d'en avoir trop dit, d'avoir mis à mal notre relation en lui dévoilant cette facette quelque peu "perchée" de ma personnalité, facette qui a tendance à rebuter les gens.
Toutefois, dans son regard, je ne vois pas l'ombre d'un jugement. La seule chose qu'il semble faire, derrière ses splendides yeux hétérochromes, c'est attendre la suite de mon explication, sans comprendre pourquoi je ne la lui donne pas.
— "Midoriya, ça va ?" il s'enquiert.
— "Ou... oui ! Désolé !"
Il est si gentil à me demander s'il y a un souci, à s'assurer que je vais bien. Comment est-ce que je peux l'associer à tous les gens qui ont fui sitôt qu'ils m'ont connu ? Il n'a rien à voir avec eux. Lui a ne serait-ce que la volonté de comprendre.
Pour la peine, je laisse mes sentiments s'exprimer librement :
— "Tu sais, je t'aime bien Todoroki-kun. J'ai l'impression que malgré la première impression, tu ne me juges pas."
Peut-être qu'il le fait et que tu n'arrives juste pas à le voir dans son regard.
— "Pourquoi je le ferais ?" il demande innocemment.
— "Parce que je suis bizarre."
— "Je ne trouve pas, à mes yeux tu es quelqu'un de normal."
C'est parce que toi, tu as bon cœur.
— "Mais non !" je proteste. "Comparé à toi, je ne suis rien, vraiment."
— "Comparé à moi ?"
Il n'a pas l'air de se rendre compte à quel point il est exceptionnel...
— "Tu as l'air si sérieux... D'ailleurs, tu l'es bien assez. Quand je te regarde en classe, je me dis que tu ne manques vraiment de rien, que tu es parfait. En plus, tu es... beau."
Qu'est-ce que je viens de dire, là ? Rouge de honte, je me cache le visage en bredouillant des excuses. Donner le champ libre à mes sentiments n'est peut-être pas une si bonne idée, finalement...
— "M...merci", il répond d'un air troublé.
Tu l'as mis mal à l'aise, c'est malin !
— "Mais je t'arrête tout de suite", il reprend un peu plus adroitement. "Je ne suis pas parfait, et je suis loin de l'être. Je suis très bizarre, et mes goûts amoureux..."
Quoi ? Il n'est pas hétéro ?
— "Tu es...?"
— "C'est ça, je suis gay."
La surprise s'empare de moi. Je ne m'attendais pas à ce qu'il ait cette orientation-là. Après tout, Todoroki a tout pour lui : gentillesse, intelligence, beauté... Il pourrait facilement voler le cœur de toutes les filles de la ville...
...mais non.
J'imagine que ça n'a pas dû être simple pour lui de m'avouer quelque chose d'aussi intime, qui plus n'est pas totalement accepté par la société. Il n'empêche que sa prise de risque me touche beaucoup. Elle signifie que, dans une certaine mesure, il me fait confiance.
À moins qu'il m'ait confié ses préférences dans un autre but...?
Ne dis pas n'importe quoi, personne ne peut aimer quelqu'un comme toi.
Mais...
— "Je suis bisexuel, et je ne trouve pas ça bizarre du tout", je réplique d'un ton convaincu. "Que tu sois gay ou pas, tu restes et resteras toujours Shoto."
Mes yeux s'écarquillent dès que ma bouche se clôt.
Je l'ai appelé Shoto.
— "Merci", il répond sans le relever.
Le fait que je l'appelle par son prénom l'a-t-il dérangé ? Comme il ne laisse rien paraître, je n'arrive pas à le savoir. Dans le doute, je lui offre un doux sourire qui, je l'espère, pourra réchauffer l'atmosphère.
— "Mais... tu disais que tout le monde avait le pouvoir d'aimer, c'est ça ?" il ajoute. "Je ne pense pas que ce soit mon cas. Je sens qu'il y a et y aura toujours des gens sur cette terre qui ne pourront pas aimer ni être aimés."
Le voir rebondir sur mes paroles sans les juger absurdes renforce ma foi en lui, mais la négativité de ses propos m'interpelle. Pourquoi croit-il ne pas avoir la faculté d'aimer ? À mes yeux, l'amour est à l'origine de tout. C'est ce que l'on cherche tous, consciemment ou non, que ce soit dans nos activités, chez les autres, chez nous-même... Nous nous sentons malheureux quand nous en manquons, parce qu'on l'a perdu ou jamais trouvé.
La vue de Todoroki ce soir-là, assis sous l'abri de l'arrêt de bus, le cœur aussi lourd que le poids de la pluie s'abattant sur la terre humide, me revient en mémoire. S'il a souffert, c'est qu'il a ressenti ce manque. Et s'il en a eu besoin, c'est qu'il a la faculté d'aimer.
Qu'a-t-il bien pu lui arriver pour qu'il pense de cette manière ? Pour qu'il ne se croie plus apte à faire ce pourquoi nous sommes tous nés ?
Est-ce la raison pour laquelle ses yeux ont perdu leur éclat ? Pour laquelle la réalité est si différente de mes rêves ?
Si là se trouve le cœur du problème, je dois m'y aventurer.
— "Pourquoi tu dis ça, Todoroki ?"
La rancœur apparaissant dans son regard me fait tressaillir.
— "Parce que... quand j'étais au lycée bah, je suis sorti avec un mec."
— "Ah."
— "En fait..."
Il prend une grande inspiration, s'apprêtant à ouvrir chacun des cadenas qui bloquent l'entrée dans son cœur. Je ne sais pas ce que ce garçon lui a fait, mais il en a l'air profondément atteint.
— "Ce gars-là, en fait, je l'aimais beaucoup. Mais lui, il s'est contenté de se... vider", il explique, la douleur perceptible dans sa voix. "J'étais qu'une capote, bordel. Je n'arrive pas à oublier. Mon frère n'a même pas pris la peine de me réconforter, il a juste sorti un « Je te l'avais dit », putain..."
Maintenant que son masque enduit de stoïcisme a éclaté, j'ai sa douleur sous les yeux. Son souffle court lui reproche d'avoir tout déballé, ses doigts lui tirent les cheveux en guise de punition, sa tête s'affaisse pour occulter toute cette vulnérabilité.
J'ai sa douleur sous les yeux, certes, mais je ne peux qu'imaginer comment il s'est senti quand il s'est rendu compte que l'amour n'allait que dans un sens, qu'il n'a été pour ce garçon qu'une ressource, qui s'est épuisée parce qu'il en a abusé.
— "Todoroki..."
Avec délicatesse, je prends ses mains entre les miennes.
Est-ce à cause de ça qu'il reste seul, désormais ? A-t-il perdu confiance en l'être humain au point de ne plus vouloir le fréquenter du tout ?
— "Todoroki, tu m'entends ?" je lui demande doucement.
Ses précédentes paroles prennent désormais tout leur sens. Après une telle relation, il ne peut plus se permettre de tout donner pour ne rien recevoir, ni de se fatiguer pour, aux yeux de l'autre, ne rien valoir.
Il hoche la tête.
— "Tu es une bonne personne, Todoroki-kun", je lui murmure. "Tu es quelqu'un de gentil, tu es même très très gentil."
Avec ce garçon, il n'a pas eu droit à un soupçon de reconnaissance. Si c'est de ça dont il a besoin, je suis prêt à lui en donner... au même titre que l'espoir.
— "Je suis sûr que d'autres personnes auraient dit tout autre chose, comme « Je le déteste » ou « Il me dégoûte ». Mais toi, tu t'es contenté de dire que ça t'a bien marqué", je lui fais observer. "Je suis sûr que tu peux aimer, toi aussi."
Tandis que mes mains se meuvent de sorte à envelopper les siennes, mon front se pose contre le sien.
Aimer est dans la nature de chaque être humain. Il n'en est pas exclu.
— "Ce pouvoir, c'est le tien."
En n'en rajoutant aucun autre, je laisse ces mots résonner dans la pièce. À nouveau, nos visages se retrouvent immodérément proches car je n'ai pas su contrôler mon corps. Sa respiration atteint mes lèvres dans une caresse chaude, accentuant leur envie de se rapprocher. Je les en empêche toutefois, ne sachant pas si j'en ai le droit.
— "Dis-moi, Todoroki, pourquoi tu me dis tout ça ?" je l'interroge tout en conservant notre proximité.
— "Parce que je te fais confiance."
Sa réponse dénuée d'hésitation m'arrache un petit rire.
— "Aussi vite ?" je m'étonne. "Je croyais que tu étais l'intouchable et le plus sérieux de tout ce globe terrestre..."
— "Pas avec toi."
À ces mots, mon cœur s'affole. Ils sonnent comme une déclaration.
— "Je suis spécial ?" je lui demande, après qu'il ait mis fin à notre rapprochement.
— "Quoi ?"
— "J'ai demandé : est-ce que je suis spécial ?"
Il n'a pas l'air de comprendre pourquoi je lui pose cette question.
— "Qu'est-ce qui te prend, Midoriya ?" il réplique au lieu d'y répondre.
Imbécile ! Ce n'est pas parce qu'il est gay qu'il va tomber amoureux du premier garçon qui fait un pas vers lui !
C'est vrai... Je m'emballe sans doute pour rien. Après tout, on se connait à peine, et je suis Izuku Midoriya, le bon à rien dont tout le monde se fiche.
Faute de savoir me justifier, je m'allonge sur mon lit avec la confusion peinte sur mes joues pour seule expression. Mon invité finit par me rejoindre et, toujours dans le silence, nous demeurons à fixer le plafond pendant de longues minutes, jusqu'à ce que je lâche :
— "Todoroki, vu que t'as parlé de toi, j'aimerais bien le faire moi aussi, mais je ne suis pas très doué à l'oral..."
— "Ah, vraiment ?" il s'étonne. "Pourtant, tu parles bien. Mais bon, écris ce que tu veux dire si tu y tiens tant que ça."
— "Écrire..."
J'ignore si l'on peut faire connaissance à travers des poèmes...
— "...J'écris pas mal, mais je ne suis pas sûr d'être très doué pour ça."
— "Alors qu'est-ce que tu faisais pour t'exprimer ?"
— "Je ne le faisais pas ; enfin, le minimum", j'explique. "Mais Internet aide vraiment à te déconnecter de tout. C'est fou, tu trouves pas ?"
Comme la peur de la réaction des autres à mon égard sévit, je n'ose jamais dire tout ce que je pense, juste ce qui, selon moi, ne va offenser personne. Je garde mes pensées et ressentis périlleux à l'intérieur de moi, et je me sers d'Internet pour les oublier.
Certains refusent de me lâcher malgré tout. Ce sont les mêmes qui, à cet instant précisément, poussent ma main à prendre celle du garçon allongé auprès de moi.
— "Todoroki-kun, je m'entends vraiment bien avec toi", je lui avoue.
Je conçois de n'être pour lui qu'un ami, voire une simple connaissance si j'ai le malheur de surestimer notre lien une fois de plus. Je ne compte pas m'en plaindre. À vrai dire, c'est déjà beaucoup pour moi.
Mais de mon côté, je crois que les choses sont plus corsées. Le garçon de mes rêves a certes le don d'égayer ma vie le temps d'une nuit, je ne veux plus me focaliser sur lui au détriment de celui qui m'accompagne. Ce dernier aussi mérite d'être admiré, car même si son regard est éteint et son cœur atteint, il reste Shoto, un être humain capable d'aimer, que les blessures rendent touchant, adorable, attachant. Qu'il vienne de mes rêves ou de la réalité, ce garçon a le don de me charmer.
À mes aveux il n'ajoute rien, mais ce n'est pas grave.
❝ Tant que sur toi tu me laisses veiller,
En demeurant à tes côtés,
En consolant ton cœur esseulé,
Je suis le plus heureux des ratés. ❞
— "Midoriya, et si on n'allait pas en cours demain ?" il suggère soudainement.
Je tourne la tête vers lui, médusé, et m'écris :
— "Tu veux qu'on sèche ?!"
— "Ça doit être ça, ouais."
— "Mais... et si la pluie continue de tomber, on fait comment ?"
— "On se mettra à l'abri", il réplique d'un air exceptionnellement insouciant.
Après une brève réflexion, je finis par accepter sa proposition. J'étudie dans cette fac sans savoir où est-ce qu'elle va me mener, ni même si elle va me mener quelque part. Sauter une journée de cours difficiles à saisir pour passer du temps avec quelqu'un qui en a besoin – qui plus est Shoto Todoroki – me semble être une bien meilleure idée.
Nous avons donc échangé nos numéros de téléphone, déterminé l'heure ainsi que le lieu où l'on se retrouvera, et décidé que ce serait à moi de choisir ce que l'on fera. Après ça, Todoroki-kun a quitté les lieux, me laissant seul avec un mélange d'anxiété et de hâte.
☂︎
— "Alors, j'ai prévu l'endroit où on devrait aller, j'espère que tu aimes la nourriture asiatique", je fais en vérifiant l'adresse du restaurant sur mon téléphone.
Il est huit heures du matin, et pour la première fois depuis une semaine, il ne pleut pas.
— "J'ai... jamais essayé", il avoue.
— "Pourtant tu devrais ! C'est super bon, tu verras !"
Si j'ai pu éprouver de l'angoisse à l'approche de cette journée, là maintenant, il ne reste en moi que l'allégresse.
Je vois le bus arriver. Je demande à Todoroki-kun s'il a pensé à prendre de l'argent, car je n'ai pas de quoi payer le bus en plus du restaurant, et lorsqu'il me répond que non, la panique me gagne. J'ai parlé trop vite.
Néanmoins, contre l'idée de tout laisser tomber, nous décidons de frauder en l'infiltrant discrètement par la porte de derrière. Par chance, personne ne nous interpelle au moment où nous prenons place sur les sièges. Je prie pour qu'il en soit ainsi jusqu'à la fin du trajet.
— "Calme toi, Midoriya, on voit directement dans ton visage qu'il y a quelque chose qui cloche", me réprimande Shoto, probablement parce qu'en plus de trembler comme une feuille, je ne fais que jeter des regards autour de nous.
— "Oh... pardon, c'est que j'ai tellement peur et je stresse trop. Je n'ai pas l'habitude de... de tout ça tu vois", je balbutie, la tête baissée.
Pourquoi faut-il que mes émotions soient toujours dans les extrêmes ? Et parfaitement visibles, par dessus le marché ?
— "Si tu stresses, écris sur ta main "Homme" en kanji puis fais semblant de le manger", il dit en illustrant le tout avec des mouvements.
— "Ah, la technique que tu avais utilisée la dernière fois à l'arrêt de bus !"
Je la reproduis avec conviction, mais cette dernière s'envole lorsque je n'obtiens pas le résultat escompté. Je lance alors un regard rempli de détresse à mon voisin, auquel il ne répond pas, préférant regarder des bâtiments urbains à travers la vitre du bus.
— "Hey Todoroki, et si ça ne marche pas, on fait quoi ensuite ?!" je lui demande, frottant son épaule pour le faire réagir.
Comme ça n'a pas l'air de suffire, je descends sur son bras et réitère mon action. Ses yeux se posent finalement sur moi, et tandis qu'il daigne enfin ouvrir la bouche pour me fournir une réponse, une voix grave s'élève à côté de son siège :
— "Jeunes hommes."
Un frisson me parcourt de haut en bas, tandis qu'un petit "Oh" franchit la barrière de mes lèvres. Alarmé, je me tourne de sorte à ne pas lui faire complètement face.
— "Hey, faites moins de bruit, mon fils dort à l'arrière. Vous le dérangez à brailler comme des primaires."
Le soulagement s'empare de moi au moment où je réalise que ce n'est pas au chauffeur du bus que nous avons à faire.
— "Oh, oui, bien sû..."
— "Non."
— "Todoroki !" je m'exclame, sidéré.
Pourquoi est-ce qu'il ne se soumet tout simplement pas à sa demande ?
— "C'est pas un dortoir ici", réplique froidement Todoroki. "Votre gosse, qu'il dorme ailleurs."
Oh non, Todoroki, ne fais pas ça...
L'homme qui nous a interpellés le fusille du regard. Il dégage quelque chose de sinistre, en plus d'une odeur particulièrement nauséabonde.
— "Hoho, mais c'est qu'on t'a pas appris les bonnes manières toi. Tes parents sont où ?"
Par des mouvements, je tente de faire comprendre à Todoroki que lui tenir tête est une mauvaise idée, mais il ne fait pas attention à moi. Ses yeux sont plantés dans ceux de son interlocuteur, et son corps crispé ne semble pas prêt à se détendre.
— "Oh, c'est qu'on est devenu muet..." il reprend face au silence de mon voisin. "Conseil : la prochaine fois que t'ouvres ton bec, réfléchis, abruti."
Si seulement il pouvait parler moins fort...
— "Ohlala, c'est qu'on nous regarde, maintenant..." je lâche à voix basse, me blottissant contre Todoroki.
Ce dernier reste muet. Bizarrement, ça ne me rassure pas du tout.
— "Je plains ta mère d'avoir mis au monde un fils aussi ingrat envers les adultes. Quoique, elle doit être comme ça aussi."
Cette dernière phrase pousse mon voisin de siège à se lever d'un bond et à le chopper furieusement par le col.
— "Hola, Hola, on se calme. On s'est fâché parce qu'on a parlé de sa maman ?" ajoute l'homme d'un air provocateur. "Tu sais, y a que la vérité qui blesse."
— "Dans ce cas, ta mère ne vaut pas mieux pour avoir éduqué un fils qui s'en prend à plus petit que soi et qui utilise des mots inappropriés devant son propre fils", rétorque Todoroki, la colère imprégnant sa voix.
Prêt à en venir aux mains, celui-ci lève le poing. Je crie son nom pour l'arrêter, mais comme ça ne suffit pas, je viens lui barrer la route. Je n'ai pas le temps d'ajouter quoique ce soit que l'homme me renverse violemment. Mon corps heurte le sol du bus. Il marche sur mes pauvres doigts déjà abîmés, provoquant une douleur lancinante dans ceux-ci.
Tout à coup, le bus s'arrête dans une subite freination. Je crois entendre le chauffeur s'énerver, puis un coup de poing s'abattre sur je ne sais quelle personne.
Je comprends, lorsque Todoroki m'aide à me relever – je suis rassuré de le voir sain et sauf – que c'est l'homme fétide qui a payé les frais de son émotion ; il a une marque rougeâtre sur la joue. Le chauffeur nous ordonne alors de descendre du bus. Nous nous exécutons, finissant sur le trottoir, puis le regardons repartir.
— "Bordel de youpi !" je lâche, choqué mais surtout soulagé que toute cette histoire – de bruit comme de fraude – soit finie. "Sérieusement, Todoroki, qu'est-ce qui t'a pris ?"
Je sens, dans sa réponse, qu'il est encore sur les nerfs :
— "Il nous a mal parlé, il a insulté ma mère, il t'a frappé et écrasé les doigts, il pue."
Quoi ?! Il l'a remarqué, lui aussi ?!
En l'entendant déclarer ça tout en gardant une attitude sérieuse, je ne peux m'empêcher de pouffer de rire.
— "C'est vrai... il schlingue", je confirme, le ressentiment ayant détalé tel un lapin.
C'est maintenant sur ses lèvres qu'un sourire se dessine.
Dans l'optique de trouver comment faire maintenant, je sors mon téléphone portable.
— "T'as de la chance, le restaurant est à dix minutes à pied", je constate en voyant notre position. "Ça nous fera un peu de sport. On y va ?"
— "Ai-je vraiment le choix ?" il réplique.
— "Justement, non."
Tout en rigolant, je commence à marcher dans la direction indiquée par le GPS. Je garde un œil dessus pour être sûr de bien le suivre. Mon ami aux cheveux bicolores m'emboîte le pas. Après avoir passé quelques centaines de mètres, ce dernier ajoute :
— "Je me demande, Midoriya..."
— "Oh, si tu veux savoir quand on arrive, on y est presque", je l'informe. "Maps me dit qu'on a encore quatre minutes."
— "Non, pas ça."
— "Alors quoi ?"
Ah, non, plus que trois minutes.
— "S'il te plaît, regarde-moi quand je te parle."
Sur sa demande, je cesse d'avancer et détache mon regard de mon téléphone portable. Est-ce qu'il y a un souci ?
— "Tes doigts, ça va ?" il s'enquiert.
Le voir s'inquiéter pour eux – ou plutôt pour moi – me réchauffe le cœur.
Il est évident qu'ils ne vont pas bien, mais à force d'enchaîner les blessures, je ne ressens plus grand chose en leur sein, que ce soit la douleur ou juste... mes doigts. Mais comme je ne veux pas l'alarmer en disant cela, je décide de lui donner une autre réponse plus rassurante :
— "Oui oui ! Ils ont l'habitude d'être malmenés, ne t'en fais pas."
— "Désolé, si c'est que tu veux entendre."
J'apprécie l'effort, mais tout compte fait, je ne lui en veux pas tant que ça.
— "Non, pas vraiment", j'objecte. "T'as bien fait de lui casser la gueule. J'admire ton courage. J'aurais pas pu, même si on avait insulté ma mère et mes ancêtres."
Je baisse les yeux. Mes pansements sont quasiment décollés, il faudra que je pense à les changer ce soir.
— "Eh bien... pourquoi ?" me questionne Todoroki, l'air perplexe.
— "Eh bien... je suis un infj, que veux-tu."
— "infj ?"
— "Oh, tu ne connais pas ?" je m'étonne.
Je profite donc des minutes restantes pour l'introduire au MBTI, un modèle de compréhension de la personnalité qui m'intéresse énormément. J'essaie de lui faire comprendre que les personnes de type INFJ, comme moi, ont généralement plus de mal que d'autres à se défendre car elles agissent naturellement dans le but de préserver l'harmonie sociale. Cependant, je ne suis pas certain d'être tout à fait clair dans ce que je dis.
Arrivés au restaurant, nous nous installons à la table indiquée par le serveur et consultons les cartes à menus mises à disposition.
— "Du katsudon pour moi, s'il vous plaît !" je réponds lorsqu'il revient nous voir pour connaître nos commandes. "Et toi, Todoroki-kun, tu prends quoi ?"
— "Je ne sais pas, peu importe."
Je me penche à nouveau sur la carte.
— "Hum... T'as une tête à manger du soba !" je déclare. "Choisis : froid ou chaud ?"
Il réfléchit une seconde.
— "Froid."
Après avoir relevé le stylo sur son bloc-notes, le serveur s'éloigne de notre table pour aller en dicter le contenu à ses collègues. Il revient une quinzaine de minutes plus tard avec notre nourriture dans les mains, qu'il nous délivre en nous souhaitant un bon repas. Je le remercie et m'empresse de l'entamer.
— "Euh... comment on s'en sert, de ça ?"
Je lève les yeux vers le propriétaire de cette voix. Todoroki-kun désigne ses baguettes chinoises encore liées.
— "Oh !"
J'ai oublié qu'il n'a jamais mis les pieds dans un restaurant asiatique... J'attends d'avoir avalé mon morceau de porc pour lui venir en aide :
— "Déboîte-le."
Pour ma plus grande frayeur, il prend le bout de bois à l'horizontal.
— "Non non, pas comme ça, Todoroki ! Ne le casse pas !"
Il interrompt son mouvement, m'adressant à la place un regard déboussolé. J'abandonne mon bol et m'approche de lui afin de lui montrer la marche à suivre.
— "Voilà, Todoroki. Tu le prends à la verticale, comme ça", j'explique en lui tenant les mains – sa peau est aussi douce que dans mes rêves. "Et tu tires sur le bâton pour que ça te donne des baguettes avec lesquelles tu vas manger ton soba."
Il suit mes indications et réussit finalement à obtenir ses couverts. Je lui offre de légers applaudissements pour le féliciter. Après tout, il vient de déboîter ses premières baguettes chinoises !
— "Et donc, comment on utilise ces baguettes ?" il demande.
Lui apprendre à se servir de celles-ci s'avère être un véritable plaisir. Nous passons également un bon moment à discuter et à déguster. Todoroki-kun a même un coup de foudre pour les nouilles soba froides.
Le repas se déroule donc dans une ambiance agréable. Une ambiance que, j'espère, nous pourrons bientôt retrouver.
☂︎
La sonnerie annonçant le début des cours retentit. Après avoir réhaussé mon sac à dos, je pénètre dans la salle de classe aux côtés des autres élèves.
La hâte avec laquelle Todoroki-kun rejoint sa place me surprend. J'ai l'impression qu'il a davantage la forme depuis cette journée passée ensemble. Ça me remplit de bonheur de constater que ses états d'âme s'améliorent, de voir qu'il se rapproche du Shoto heureux de mes rêves.
Sur mon pupitre, quelque chose attire mon attention. Un papier ; il y a un papier posé dessus. Je le saisis et le déplie avec intérêt, découvrant alors des lignes entières qui, je suppose, me sont adressées :
❝ Peut-être que tu as raison. Peut-être que, tout compte fait, j'ai la capacité d'aimer. Mais quoiqu'il en soit, je reste glacial comme la pluie. Alors que toi, tu es aussi réconfortant qu'un rayon de Soleil en ces jours pluvieux. N'oublie-pas que ce sont eux qui donnent naissance aux arcs en ciel. Ce pouvoir, c'est le tien, Izuku Midoriya.
Signé : Shoto. ❞
Aussitôt, les larmes me montent aux yeux et une crise de sanglots menace de m'assaillir. Tant que je le peux encore, je tourne la tête dans sa direction, pour lui dédier un sourire baigné de gratitude.
Je crois que j'ai compris.
Si je rêve de ce beau garçon aux cheveux bicolores, ce n'est pas parce qu'il a besoin de moi, mais parce que moi, j'ai besoin de lui.
Car si la pluie peut creuser des trous, il lui arrive aussi d'en reboucher.
_____________________________
✎ HollyPlume