Munie de son caméscope, Hannah marchait en tête. Sa silhouette frêle contrastait avec celles, massives, des pins. Juste derrière, Matthew avançait tête basse, suivi de près par Alexander et Kimberly, tandis que Jay, à la traine, fermait la file. Il scrutait les alentours, les poings dans les poches et le menton enfoui dans le col relevé de sa parka, tentant de mémoriser leur chemin. Voilà plus de deux heures que le groupe arpentait la forêt. Il ignorait quelle distance ils avaient parcourus. Une épaisse couche ralentissait leur progression, la rendant éprouvante. Même s’ils disposaient d’une carte — que Kimberly consultait de temps en temps — et de plusieurs boussoles, Jay préférait rester prudent et payait attention au paysage.
Des rayons obliques s’infiltraient à travers des branches ployées sous de lourdes chapes pour caresser la neige bleutée, leurs épines agitées par une bise légère chargée d’arôme résineux. S’il reconnaissait la beauté brute du décor, Jay détestait ça : la neige, le froid, cette sensation constante d’humidité qui ne s’en allait jamais. Surtout dans ses pieds, malgré ses bottes prétendument imperméables. Le conseiller de cette boutique avait dû lire l’inexpérience sur son visage et en avait profité pour lui vendre de la camelote. Il n’était décidément pas taillé pour l’aventure. Son père devait se moquer de lui en ce moment.
Par endroit, le doyen du groupe distinguait des empreintes fraîches d’animaux sauvages, probablement de cerf ou de sanglier. Il n’en savait trop rien. Un écureuil bondit avec agilité sur sa droite avant d’escalader un tronc. Jay suivit le rongeur des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse dans une cavité sombre à mi-hauteur de l’arbre. Le chant ténu des oiseaux et le martèlement lointain d’un pic ponctuaient le calme de la forêt. En dehors de ces bruits isolés et du craquement de leurs pas sur la glace, le silence régnait en maître. Ils étaient seuls au monde.
Dans une faible tentative de se réchauffer, Jay tira un peu plus son col et remua ses orteils congelés dans ses chaussettes. À force de n’apercevoir que des arbres et du blanc à des kilomètres à la ronde. il comprit très vite que son stratagème ne leur serait d’aucune utilité, tant il avait l’impression de tourner en rond. Il consulta la boussole attachée à un passant de son pantalon. Ils se dirigeaient droit vers le Nord. Il n’avait absolument aucune idée de ce qui pouvait bien se trouver là-bas.
Devant lui, Kimberly glissa soudain sur une plaque de verglas dissimulée. Ses bras battirent ridiculement l’air pour recouvrer son équilibre. Un bref cri s’échappa de ses lèvres, coupé par l’intervention rapide d’Alexander, qui la rattrapa de justesse avant de rire de sa maladresse. Vexée, la jeune femme ne le laissa pas s’en tirer à si bon compte. Elle planta ses mains sur son torse et le repoussa d’un geste brusque. S’emmêlant les jambes et entraîné par le poids dans son dos, Xander chuta en arrière, ce qui provoqua l’hilarité narquoise de sa petite copine.
— Pas cool, Kim, grogna celui-ci, je vais me retrouver avec le cul trempé, maintenant.
— Ça t’apprendra à te foutre de ma gueule, rétorqua-t-elle en lui tirant la langue.
Quand elle l’aida à se relever, Jay les devança, esquissant un sourire malgré lui. Il devait reconnaître qu’il s’était peut-être trompé sur eux. Certes, Kimberly pouvait se montrer agaçante lorsqu’elle s’y mettait, mais elle avait pensé à tout pour cette excursion dans la nature. Quant à Xander… Et bien… Il avait vite senti que la forte tête du groupe ne fumait pas toujours que du tabac, mais ce n’était pas un mauvais bougre.
Jay se trouvait désormais à la hauteur de Matthew qui avançait les yeux rivés sur ses bottes, ses doigts fins crispés autour des bretelles de son sac. Le froid ou bien l’effort avaient rosi ses joues. Découvrant le bout de ses oreilles nues, il demanda :
— T’as pas pris ton casque ?
— Je l’ai laissé au chalet. Je ne voulais pas prendre le risque de le perdre ou de l'abîmer. C’est un cadeau et j’y tiens beaucoup.
— T’écoutes quoi comme musique ?
— Ça t’intéresse vraiment ou tu me demandes ça pour te faire bien voir par Hannah ?
Il y avait un peu de ça. Des trois amis d’Hannah, Matthew serait le plus simple à se mettre dans la poche. C’était le seul à ne pas le provoquer, entre autres. Jay lança un regard en arrière. Les amoureux s’adonnaient à une bataille de boules de neige. Kimberly semblait avoir le dessus.
— Pour être honnête avec toi, Alexander m’a confié que tu n’écoutais pas de musique. Enfin, il ne l’a pas exactement dit comme ça, mais il l’a sous-entendu. Alors, ça m’intrigue un peu, tu vois ?
— Bien sûr que j’écoute de la musique, sinon je m’enfilerais simplement des bouchons d’oreilles. C’est juste pas leur genre, donc je préfère ne pas m’étendre sur le sujet. Ils sont plutôt moqueurs comme tu as pu le remarquer.
Jay allait répondre quand il sentit quelque chose le heurter à l’arrière du crâne. Des éclats blancs explosèrent autour de lui. Il se retourna, toisant les deux suspects de cet affront. Alexander leva les mains en l’air en signe d’innocence tandis que Kimberly masquait maladroitement son sourire derrière sa paume.
— Sérieux ?
— Quoi, fit Xander, c’est pas nous. T’as vu quelque chose, Kim ?
— Rien du tout. C’est peut-être les esprits de la forêt. Ouh !
Sur ce, elle attrapa la main de son petit ami et l'entraîna hors du sentier en s’esclaffant. Ses cheveux bruns virevoltaient autour de son visage rougi par le froid.
Je t’en foutrai des esprits.
En revenant sur Matthew, Jay remarqua que lui aussi regardait les fauteurs de troubles. Il reprit leur discussion là où ils l’avaient laissée.
— Alors, t’écoutes quoi ? s’enquit-il en secouant son bonnet couvert de neige.
— Je ne pense pas que ce soit ton genre non plus, avança Matt en reportant son attention là où il mettait les pieds. Tu ne connais probablement pas.
— Dis toujours.
— Si je te dis Con te partirò, ça te parle ?
— C’est… de l’espagnol ?
— Raté. De l’italien. Tu vois, tu ne connais pas.
— C’est quoi comme genre ? interrogea Jay.
— Du chant lyrique. Certainement pas ton style.
Le doyen du groupe lui asséna une tape amicale dans le dos.
— Camper aussi, c’était pas mon style. Pourtant, je suis là. T’auras qu’à me faire écouter à notre retour.
— Si tu insistes.
Du menton, Matthew désigna les amoureux qui s’éloignaient.
— Essaye de ne pas trop leur en tenir rigueur. Ils te testent… D’une certaine façon.
Jay haussa un sourcil, intrigué.
— Ils me testent ? Pourquoi ?
— Hannah, expliqua-t-il, t’es le premier mec qu’elle ramène.
— Euh, Ok… Je ne vois toujours pas le rapport.
— Bah, ils se disent que si tu résistes à leur sale caractère pendant cette semaine, c’est que tu tiens vraiment à elle.
— C’est un peu tordu, non ? Et pas cool pour elle, soit dit en passant.
— Peut-être. Mais c’est leur façon de s’assurer que tu sois à la hauteur.
Jay afficha un sourire confiant. Ils voulaient jouer ? Pas de problèmes, ils allaient jouer.
— Que le meilleur gagne alors.
La neige jusqu’aux chevilles, il accéléra avec précaution pour rejoindre Hannah. Un nuage de vapeur s’échappait de ses fines lèvres roses à chaque expiration. Il constata qu’elle avait maquillé sa cicatrice, la rendant couleur chair. Il voulut faire une remarque, mais se ravisa. Il avait assez commis de bourdes comme ça.
— Tu t’amuses bien ? lui demanda-t-elle.
— Comme un fou. J’adore avoir les lèvres sèches et les pieds trempés, vraiment. C’est mon dada ! Et le froid… Aaah. Je vivrais dans ces bois toute l’année, si je le pouvais.
— Ce que tu peux être rabat-joie, le charria-t-elle, parfois, je me demande ce que je fabrique avec toi.
— Et alors ?
— Alors quoi ?
— Qu’est-ce qui t’as fait tomber sous mon charme ?
Hannah réfléchit pendant plusieurs secondes.
— Ouch… Trop long, commenta Jay, beaucoup trop long.
— Eh bien… Tu as des qualités, sans doute, mais là… je ne vois pas.
Il adopta un air faussement vexé.
— Tu es horrible !
Elle rit, replaçant une mèche égarée derrière son oreille.
— Tu es drôle, avoua-t-elle, parfois un peu lourd, mais ça passe.
— Je prends note.
— Tu es plutôt mignon.
— Ça, je le savais déjà.
— Et pas du tout prétentieux, mais alors pas du tout.
Elle s’arrêta et pivota pour lui faire face. Le vent sifflait doucement à travers les arbres, emportant avec lui des flocons.
— Tu es venu.
— Tu en doutais ?
— Tu l’as dit toi-même. Tu détestes la nature.
— Je ne déteste pas la nature. Je déteste le froid. Nuance.
Il lui embrassa le bout du nez.
— Mais je t’aime toi, conclut-t-il, et rien que pour ça, je pourrais me changer en glaçon.
— Prend garde à ne pas fondre.
Ils se remirent en route.
— Qu’est-ce qu’on cherche exactement ? demanda Jay, après un temps.
— Tout ce qui sort de l’ordinaire. Et un endroit clair où poser nos tentes pour la nuit.
Une main en visière, il fit mine d’observer les environs.
— Hmm, pour le moment, cette forêt me paraît tout ce qu’il y a de plus normale. Pas de wendigo en vue.
— Car l’aventure commencera vraiment une fois le soleil couché.
— Ah ! Donc c’est une sorte de loup-garou, plaisanta-t-il, il hurle à la pleine lune ?
— Non, ça n’a rien avoir. Ce sont deux créatures complètement différentes.
— Et tu y crois, aux loups-garous ?
— Jay...
— Quoi ? Je demande, c’est tout. Je respecte les croyances de chacun, OK. Mais il y a quand même un petit truc qui me chiffonne.
Elle poussa un soupir mi-amusé, mi-exaspéré.
— Je t’écoute.
— Tu n’as pas l’air effrayée. Aucun de vous, d’ailleurs, n’a l’air effrayé. On parle d’un monstre mangeur de chair humaine, et vous agissez si on allait à la chasse aux papillons.
Hannah esquissa un sourire et enroula un bras autour du sien.
— Parce qu’y croire ne veut pas dire que nous allons le voir. Je passe mes hivers ici depuis plus de quinze ans et je n’ai jamais rien vu ou entendu. L’hiver 99 est rude. On aura peut-être une chance.
— Pas sûr que ce soit vraiment de la chance, si on croise un monstre pareil.
Elle jeta un œil par-dessus son épaule. Son sourire fana.
— Où sont passés Kim et Xander ?
Jay l’imita. Les amoureux n’étaient toujours pas revenus de leur escapade en solitaire.
— Mince… On sait comment ça finit quand on se sépare dans les films d'horreur. Kim est déjà hors-jeu. Félicitation mon ange, tu es la final girl.
— Kim ! Xander ! s’exclama Hannah, brisant le silence ouaté.
Aucune réponse. Lisant le malaise sur le visage de sa copine, Jay répéta plus fort :
— Kim ! Xander ! Qu’est-ce que vous foutez ?
Sa voix se répercuta sur les troncs. Mais toujours aucune réponse ne leur arriva.