Je tombe depuis mille ans.

Du moins, c’est l’impression que me donne cette descente sans fin à travers les plans de réalité. La douleur n’est pas physique. Elle est bien pire. C’est mon essence même qui se déchire, lambeau après lambeau.

Je hurle, mais aucun son ne sort de ma gorge. Dans le vide intersidéral qui sépare les royaumes, personne ne peut m’entendre de toute façon.

Moi, Azriel, autrefois exorciste des Hautes Sphères, purificateur craint et respecté, je chute.

Ma sentence résonne encore dans mon esprit. La voix du Conseil, froide et impitoyable :

Pour avoir outrepassé tes fonctions, pour avoir ressenti de la compassion, pour avoir refusé d’annihiler ceux que tu devais purger, tu es condamné à l’exil.

Un éclair de lumière aveuglante déchire le néant autour de moi. Mon corps, ou du moins ce qu’il en reste, se convulse sous l’assaut. Mes ailes, autrefois majestueuses, se consument. Je les sens se rétracter, se calciner, disparaître. La douleur qui accompagne le processus est insoutenable.

Puis, aussi soudainement qu’elle est apparue, la souffrance s’estompe et je me mets à flotter. Suspendu dans un espace entre les mondes.

Une présence m’enveloppe. Ancestrale. Plus ancienne encore que le Conseil.

Azriel...

Cette voix. Je la connais depuis ma création.

Tu as échoué dans ta mission, mais pour les bonnes raisons.

Est-ce... de la bienveillance que je perçois?

Le Conseil t’a banni, mais moi, je te donne une chance.

Une lueur rouge baigne soudain l’obscurité. Elle pulse au rythme de mes pensées.

Tu seras envoyé sur Terre, sous forme humaine, avec juste assez de tes pouvoirs pour accomplir une mission.

Des images déferlent dans mon esprit. Une planète. Elle est bleue, saturée e mauvaises pensées. Une petite ville. Une université aux bâtiments gothiques. Des humains aux auras tachées, souillées de partout.

D’ici la prochaine Éclipse Rouge, tu devras purifier sept âmes corrompues.

Sept visages traversent ma conscience. Des hommes, tous jeunes, tous beaux à leur façon. Tous porteurs d’une noirceur qui défigure leur essence originelle.

Absorbe leur corruption, purifie-les. Si tu réussis, je te rendrai ton immortalité. Si tu échoues...

La voix laisse sa phrase en suspens, mais je comprends l’implication. L’anéantissement total. Pas simplement la mort. Non. L’extinction complète de mon essence.

Il y a une contrainte, cependant.

Évidemment. Il y a toujours une contrainte.

Tu ne pourras pas les purifier de force comme tu le faisais auparavant. Cette fois, c'est toi qui devras t'offrir. Tu ne pourras purifier que ceux qui acceptent. Le transfert doit être volontaire.

La voix baisse, presque intime.

Leurs énergies mauvaises te pénétreront, te marqueront, fusionneront avec ton essence. Chaque transfert sera un acte d’union profonde au cours duquel tu absorberas leurs ténèbres. Tu devras te laisser remplir par leur mal, c’est la seule façon de les sauver… et de te sauver.

Je sens un rire amer monter en moi. Même sous forme humaine affaiblie, je reste un démon. Les attirer, les rendre volontaires... La manipulation est inscrite dans ma nature.

Il y a autre chose...

Encore ?

La présence hésite.

Ça, par contre, c’est inhabituel.

Un mal plus ancien se trouve là où je t’envoie. Si tu attires son attention, tout sera perdu.

Es-tu prêt, Azriel?

Ai-je réellement le choix?

Oui, réponds-je mentalement.

La lumière rouge s’intensifie autour de moi, devenant presque tangible. Elle s’infiltre sous ma peau, imprègne chaque parcelle de mon être. Je sens mes derniers attributs démoniaques se rétracter, se compresser jusqu’à devenir invisibles.

Rappelle-toi, c’est ta seule chance.

La voix s’estompe. Le vide autour de moi se déchire. La sensation de chute reprend, plus violente qu’auparavant.

Cette fois, je traverse des couches de réalité plus denses. L’air, car c’est bien de l’air maintenant, me brûle les poumons.

Des poumons. Quelle sensation étrange. Respirer par nécessité et non par habitude.

J’entends un craquement assourdissant. Mon corps nouveau se matérialise molécule par molécule, dans une douleur inimaginable.

Puis, c’est le choc.

Je m’écrase sur un sol dur. De l’asphalte. L’impact aurait tué n’importe quel humain ordinaire. Je ressens la douleur. Elle est vive, pulsante, immédiate. Mais je survis.

Il pleut. Des gouttes froides s’écrasent sur ma peau nue. Je lève mes mains devant mes yeux. Elles semblent si fragiles maintenant. Si... humaines.

Je me redresse péniblement. La nuit m’enveloppe, mais mes yeux s’adaptent rapidement. Je suis dans une ruelle étroite, entre deux bâtiments imposants.

Au loin, j’aperçois les tours gothiques de l’Université Byron Clare qui se détachent sur le ciel nocturne. c’est là que je dois me rendre. Je le sais, comme si l’entité créatrice l’avait inscrit en moi.

Six mois. Sept âmes corrompues et… une seule façon de les purifier, en utilisant ce corps.

Un rire m’échappe. Étrange, rauque, et bien trop humain à mon goût. Cette mission est ironique. Moi, puni pour avoir refusé d’annihiler des êtres inférieurs, je dois maintenant leur offrir Mon enveloppe physique, les laisser me pénétrer par leur corps et par leur noirceur. Je dois me soumettre totalement, m’ouvrir pour survivre. Car la purification n’est possible que par la corruption. J’ai presque envie de m’esclaffer.

Quelle exquise perversité dont le sort fait preuve..

Je fais un pas en avant, puis un autre. Mon corps nu tremble sous la pluie glacée.

C’est donc ainsi que commence ma rédemption ?

Ou plutôt ma damnation finale.

Je suis Azriel. Ancien purificateur. Démon déchu.

Et j’ai six mois pour séduire et purifier sept âmes corrompues, ou je disparaîtrais à jamais.