Le premier jour est toujours révélateur.
Je l’ai appris en observant les humains pendant des millénaires. C’est dans ces moments de tension sociale que les masques glissent, que les véritables natures se dévoilent. Une comédie prévisible dont je connais chaque acte.
Parfait pour un chasseur comme moi.
L’amphithéâtre de littérature comparée bourdonne de conversations. Je réprime un rictus devant cette cacophonie d’insécurités mal dissimulées. Mon corps humain réagit par une migraine lancinante, rappel constant de ma nouvelle fragilité.
J’entre sans faire de bruit, choisissant stratégiquement une place au milieu, ni trop isolée pour paraître asocial, ni trop centrale pour attirer l’attention.
Juste assez visible pour devenir une proie. Oh, l’ironie me donnerait presque envie de rire.
Les étudiants s’installent autour de moi sans me remarquer. Leur parfum est un mélange des plus écœurants de phéromones, d’anxiété et de café bon marché. Il me fait plisser les narines. Je les observe avec une indifférence clinique. Leurs auras me sont invisibles dans cette forme affaiblie, mais leurs comportements sont aussi lisibles que des manuels pour débutants.
La fille aux cheveux roses qui parle trop fort : compensation pour une insécurité profonde. Pathétique.
Le garçon athlétique qui étale ses affaires sur deux places : dominance territoriale primitive. Mon estomac se crispe de mépris.
Le groupe compact qui rit aux mêmes moments : meute sociale typique. Je dois me retenir de lever les yeux au ciel.
Aucun d’eux ne m’intéresse. Je cherche une corruption plus subtile, plus dangereuse. Une corruption qui vaut la peine d’être goûtée.
Le professeur entre. Un homme d’âge moyen aux coudes élimés et au regard passionné. Il se lance dans une introduction sur les "grandes questions existentielles à travers les littératures mondiales." Ma gorge se noue devant tant de naïveté. Sa sincérité est presque touchante.
Presque.
Je feins l’intérêt, prends quelques notes. Les mots que j’écris sont précis, mesurés. À l’opposé du chaos qui agite ce corps humain. Mon crayon s’arrête net lorsque la porte s’ouvre à nouveau, mes muscles se tendant instinctivement.
Un retardataire.
Grand, élégant, cheveux blonds savamment décoiffés. Son sourire d’excuses au professeur est un chef-d’œuvre de fausse contrition. Il se déplace avec l’assurance de quelqu’un qui sait que le monde lui appartient. Mon pouls s’accélère. Non par crainte, mais par anticipation.
Mais ce qui attire mon attention, c’est le jeune homme à côté de qui il s’assied. Son corps entier se tend imperceptiblement. Ses yeux fixent son cahier comme s’il contenait les secrets de l’univers. Une marque violacée, à peine visible sous le col de sa chemise, trahit une histoire qu’il tente désespérément de cacher.
Terreur camouflée en indifférence. Douleur masquée par une attitude stoïque forcée.
Délicieux.
Le jeune homme, « Nathaniel », j’entends quelqu’un l’appeler respectueusement, se penche vers lui. Un sourire parfait dévoile des dents immaculées tandis qu’il murmure quelque chose qui la fait pâlir. Sa main effleure « accidentellement » son bras, puis descend jusqu’à son poignet qu’il presse imperceptiblement. Un geste que personne d’autre ne remarque.
— Tu ne réponds plus à mes messages, Simon?
Son ton est doux, presque tendre. Sa voix de velours dissimule des lames acérées.
Ses yeux, lorsqu’ils croisent brièvement les miens, sont d’un bleu glacial qui contraste avec son sourire chaleureux. Dans cette fraction de seconde, j’y lis une cruauté calculée qui me coupe le souffle. Mon corps réagit instantanément, chaleur inattendue, pulsation intime, désir presque douloureux d’absorber cette noirceur.
Contact forcé.
Invasion d’espace calculée.
Menace voilée par une courtoisie parfaite.
Un frisson me parcourt l’échine, descendant jusqu’au creux de mes reins, transformant mon être en réceptacle affamé. Voilà une âme corrompue qui mérite mon attention. Une toxicité raffinée, distillée dans un flacon de charme et de privilège social. Je m’imagine déjà le laisser me pénétrer de cette énergie corrompue, la sentir se répandre en moi comme un poison délicieux. Mon corps humain réagit d’une façon troublante à cette projection mentale, désir et répulsion mêlés dans une confusion exquise.
Je note son nom dans ma mémoire. Nathaniel. Potentiel candidat numéro un. Ma langue passe sur mes lèvres soudain sèches.
Le cours se poursuit. Une litanie de références que je connaissais déjà quand leurs auteurs n’étaient que poussière. J’interviens une fois, brièvement, avec une réponse suffisamment intelligente pour être remarquée mais assez maladroite pour paraître vulnérable. Je bégaie même légèrement, forçant ma voix à trembler. Un Oscar de la performance me semble mérité.
— Excellente observation, Monsieur Reed. Un peu hésitante dans la formulation, mais le fond est pertinent.
Des regards curieux se tournent vers moi. Je baisse les yeux, jouant parfaitement mon rôle de nouvel étudiant timide. Mes joues rougissent sur commande. Parfait. L’appât est lancé.
Je note que Nathaniel m’observe du coin de l’œil, évaluant ma fragilité apparente comme un lion jauge une gazelle boiteuse. Mon cœur s’emballe malgré moi. Pas de peur, mais d’anticipation pure.
À la fin du cours, je range lentement mes affaires, observant Nathaniel qui s’attarde auprès de sa victime tremblante. Je capte des bribes de leur conversation, mes oreilles bourdonnant d’anticipation.
— Tu viens ce soir. Je n’accepterai pas de refus cette fois.
Il sort son téléphone, fait défiler quelque chose à l’écran.
— Tu te souviens ? Ces photos que j’ai de toi, elles sont... très révélatrices. Ce serait dommage qu’elles circulent, n’est-ce pas ?
Pas une invitation, mais un chantage à peine voilé. Ma bouche s’assèche. Quelle exquise toxicité.
Simon acquiesce, le regard toujours baissé. Son âme crie à travers chaque geste. Sa main tremble si fort qu’il fait tomber son stylo.
Nathaniel le ramasse et le lui tend, ses doigts s’attardant sur les siens plus longtemps que nécessaire. Pour quiconque les observerait, il semble être l’ami attentionné, l’étudiant modèle. Il lui offre même un sourire encourageant que plusieurs personnes dans l’amphithéâtre semblent envier.
— À huit heures, aucun retard et porte cette chemise que je t’ai offerte.
Un murmure doucereux qui fait frémir sa proie.
Je vois le prédateur sous le masque. Et, par tous les cercles infernaux, qu’il est magnifique dans sa corruption.
*
La cafétéria est un théâtre social fascinant. Ou devrais-je dire, un zoo particulièrement bruyant.
Plateaux en main, les étudiants se répartissent selon une hiérarchie invisible mais implacable. Les athlètes près des fenêtres. Les intellectuels près des prises électriques. Les artistes dans le coin le plus éloigné. Mon nez se plisse devant cette prévisibilité consternante.
Je choisis une table isolée, un livre ouvert devant moi. Posture parfaite d’un solitaire approchable. Ma jambe tressaute légèrement, réaction nerveuse de ce corps humain totalement hors de mon contrôle.
Mes sens, même diminués, me permettent de suivre plusieurs conversations simultanément. J’apprends qui détient le pouvoir ici, qui sont les victimes, qui sont les complices silencieux. Mon estomac gargouille. Une sensation humiliante que j’ignore avec dédain.
Nathaniel entre, entouré d’une cour d’admirateurs. Sa présence transforme l’espace. Les conversations s’intensifient ou s’éteignent, les corps se tournent vers lui ou s’en détournent. L’air devient électrique.
Il s’installe à la table centrale, trône parfait pour un roi toxique. Son rire résonne, mélodieux et calculé. Une fille de première année lui tend timidement un devoir. Il la remercie avec une chaleur qui semble authentique, mais son regard, quand elle se détourne, est celui d’un homme contemplant un insecte.
Je l’observe tandis qu’il tapote sur son téléphone. Son sourire s’élargit. Le genre qui n’atteint jamais ses yeux. Il montre l’écran à ses acolytes qui éclatent de rire. J’aperçois brièvement l’image, un jeune homme en position compromettante. Ses compagnons hochent la tête avec approbation, participants silencieux à cette petite exécution sociale.
Simon n’est pas avec lui. Évidemment. Un sourire narquois étire mes lèvres malgré moi.
— C’est pris?
Je lève les yeux. Une fille se tient devant moi, plateau en main. Cheveux noirs brillants coupés au carré, yeux en amande intelligents, sourire assuré. La même que j’avais observée hier depuis ma fenêtre, celle qui s’était arrêtée pour aider un étudiant maladroit.
Ma poitrine se serre inexplicablement. Encore ces satanées réactions humaines que je ne contrôle pas.