L'elfe se réveilla de longues heures plus tard. Il cligna lourdement des paupières, ne voyant pour commencer rien d'autre que du sombre. Il était plongé dans le noir, bien que son ouïe fine percevait du mouvement à sa droite. Il reconnut des sanglots, étouffés par un oreiller. Il se concentra pour activer son pouvoir de nyctalopie, qui semblait avoir du mal à se déclencher. Sa vision, trouble, s'éclaircissait avantage.
Il releva la tête, dans une tentative d'étudier les alentours. Son champ de visibilité était gêné par un bandage mal-attaché, tombant sur son œil valide. Quand il essaya de tirer sa main pour le retirer, il constata qu'elle ne lui obéissait pas. Quelque chose la retenait contre les barres du lit et il comprit très vite qu'on l'avait attaché pendant son sommeil. Il voulut appeler quelqu'un, mais les seuls signes de vie autour de lui étaient ceux de formes cadavériques qui somnolaient, parfois secouées d'un soubresaut.
Un silence malsain régnait sur la pièce. Il l'étreignait comme dans un dôme coupé du monde. Lazare ne se sentait ni mal ni bien. Il ne souffrait plus, mais une angoisse sourde s'accrochait petit à petit à lui. Il était l'offrande d'une prison de peurs et d'incertitudes qui hachait son âme sans le moindre remords. Il joua quelques instants avec ses liens avant de se tétaniser brutalement.
Là, dans le coin de son œil valide, il l'avait vu. Les battements de son cœur affolé s'accélèrent quand il osa enfin baisser le regard sur le bas de son corps après plusieurs secondes d'immobilité. Un hoquet de surprise s'échappa de sa gorge lorsque, de ses doigts attachés, il constata sa disparition. Elle s'était envolée.
La douleur. Sa jambe. Sa jambe. La douleur.
Sa respiration s'accéléra. L'obscurité devint de plus en plus oppressante. Il voulut soulever le drap pour en être sûr, mais ses liens lui interdisaient le mouvement. Paniqué, il tira sur ses chaînes avec force et détermination. Les larmes montaient, la peur s'amplifiait et il avait envie de hurler comme encore jamais auparavant. Il n'en avait simplement pas la force.
Il poussa des glapissements de détresse, comme un lapereau vivant sa dernière heure sous l'arbalète du chasseur. Il devait rêver. Il était forcément en train de rêver. Un cauchemar, le plus terrible de tous ceux qu'il avait faits jusqu'à lors. L'œil en moins, il pourrait le supporter, il aurait même encore eu une chance de garder son travail. Mais avec une jambe en moins ? Il se voyait déjà à la rue, ses deux filles contre lui, condamnées à s'occuper de l'éclopé qui les avait plongées dans la misère.
À force d'acharnement, la fine corde qui retenait son poignet droit céda brutalement. Il arracha les chaînes autour du gauche et tira précipitamment le drap. Son genou était enveloppé dans plusieurs couches de linges blancs qui prenaient peu à peu la couleur du sang. Mais en dessous, il n'y avait plus rien, si ce n'était un vide qu'il serait désormais impossible de combler.
N'y croyant toujours pas, délirant presque, il posa ses mains sur les bandages et les arracha, couche après couche, jusqu'au moignon ensanglanté qui mettrait probablement plusieurs mois à cicatriser. Dans le meilleur des cas. Mourir d'une gangrène était courant à l'époque et les risques que sa jambe ne s'infecte étaient très élevés. Pourtant, il planta ses mains dans la chair.
La douleur le fit hurler autant qu'elle lui fit comprendre qu'il ne rêvait pas. Il avait arraché ses points de suture et observait maintenant avec une fascination malsaine le liquide rouge qui s'étalait sur son drap et ses mains. La terreur fit place au silence. Rien ne serait plus jamais comme avant.
— Ki tyot yp nuptvsi, chuchota-t-il, frénétiquement. Nuptvsi, nuptvsi, nuptvsi, nuptvsi ...
(Je suis un monstre. Monstre, monstre, monstre, monstre...)
Un médecin s'aperçut de son état et courut dans sa direction. Il prononça des mots que Lazare ne comprenait pas. On lui plaça un tissu sur le visage. Il ne se débattit pas et se laissa sombrer.
Des sanglots le tirèrent de la brume. Lazare ouvrit lentement son œil valide. Il resta de longues secondes à observer le plafond terreux de la pièce, immobile. Il se sentait vide. Brisé. Le jouet d'un enfant capricieux que l'on jette parce qu'il n'est plus bon à rien. Tant de questions se bousculaient dans sa tête. Il n'osa pas baisser les yeux sur la charcuterie, son estomac se retourna à la simple idée de le faire. Il concentra son attention sur les pleurs, résonnant à sa droite et tourna péniblement la tête.
Ils provenaient d'une humaine aux cheveux brun sale, accrochés en longues tresses. Ses yeux de la même couleur, ravagés par les larmes, témoignaient d'une grande fatigue et d'une nuit sans sommeil. Son attention était obsessionnellement tournée vers une petite couverture blanche tâchée de sang séché, qu'elle serrait compulsivement à chaque larme qui coulait le long de sa joue.
Elle baissa les yeux en remarquant son regard insistant, gênée, puis se retourna sur son lit, lui offrant son dos mal vêtu comme spectacle à admirer. Ses sanglots ne tardèrent pas à reprendre. Ils brisèrent le silence et réveillèrent d'autres patients aux alentours. Des gémissements s'élevaient lentement aux oreilles de l'elfe. Il commençait à prendre conscience que sa situation était loin d'être prioritaire.
Combien de personnes souffraient en ces lieux, effrayées comme lui et sans famille pour les rassurer ? Ou peut-être cherchait-il lui-même à se rassurer après la vision d'horreur qu'il avait aperçue plus tôt. Il refusa l'idée et la balaya d'un geste de la main dans le vide. Il ne devait pas y penser. Il aurait tout le temps de regretter une fois rentré chez lui. Il préféra se concentrer sur l'inconnue.
Lazare avait toujours été empathique. Il s'agissait d'ailleurs du pouvoir qu'il voulait amplifier lorsque le temps serait venu de choisir une spécialité, pour ses deux cents ans. Le don d'empathie, sous sa forme "magique", permettait de communiquer avec les animaux, les plantes, mais aussi d'exacerber et influencer les émotions humaines. Là était peut-être tout ce qu'il lui restait. Il pouvait déjà renoncer à sa carrière chez les éclaireurs et aux voies guerrières. Il finirait sa vie dans les classes basses de Lothariel, sans possibilité de s'échapper de la routine. Cette perspective ne l'enchantait pas.
La femme jetait régulièrement des regards au-dessus de son épaule, dans sa direction, nerveusement. L'elfe hésita quelques secondes, puis prit la parole.
— Je ne vous veux aucun mal, chuchota-t-il en langue commune, avec un fort accent. Je ne suis pas un monstre.
Son interlocutrice hésita un bref instant avant de se tourner vers lui. Ses yeux en amande et son visage allongé et fin faisaient penser à l'elfe qu'elle avait des ascendances de son espèce. Les hybrides étaient courants : la réputation de coureurs de jupons de son peuple précédait de loin tous les clichés qu'il avait pu un jour entendre au fil de ses voyages dans le vaste monde. Elle le dévisageait intensément, silencieuse, s'attendant à ce qu'il fasse le premier pas. Lazare réalisa à ce moment à quel point parler de vive voix avec un individu similaire lui avait manqué.
— Je m'appelle Lazare, chuchota-t-il, pour ne pas la braquer davantage autant que pour capter son attention. Je suis désolé si je vous ai effrayé. Je ne suis pas... Je ne suis pas un monstre, répéta-t-il, la voix brisée et très peu assurée.
Ses mains tremblaient sous les couvertures blanches. Il prenait conscience que son visage déformé serait désormais un désavantage. Était-il condamné à se cacher toute sa vie ? Pire encore. Que penseraient ses filles en le voyant revenir de cette manière, borgne et éclopé ? Plus que la douleur et l'amputation, la peur d'être rejeté par les siens lui rongeait les entrailles. Il se dégoûtait et maudissait amèrement les hommes et la manticore qui l'avaient épargné. Il n'avait plus rien. Il n'était plus rien. Des larmes de rage coulèrent le long de ses joues, silencieuses, vide de tout. Si la vie était semblable à cela, alors il ne voulait plus faire partie de cette vie.
— Vous n'êtes pas un monstre, dit doucement l'inconnue, sensible aux larmes qu'elle ne comprenait pas. Ne pleurez pas, ils vont vous remettre sur pie.... en état. Ils nous remettent tous en état.
Lazare tourna la tête vers elle et fronça les sourcils, surpris par son intervention. Un sourire en coin se forma sur son visage. Il renâcla ironiquement.
— Et ensuite ? Mes filles vont mourir de faim parce que leur père sera incapable de travailler et de subsister à leurs besoins. Survivre me fait une belle jambe. Oh. Attendez. Je n'en ai plus qu'une. J'aurais préféré y rester.
— Vous croyez que vous êtes le seul ? lui reprocha-t-elle. Je préférerais mourir plutôt que d'annoncer à mon homme que j'ai perdu le fils qu'il attendait depuis des années. Et pourtant, je garde la tête haute. Il n'y a que l'honneur pour sauver les âmes damnées comme vous et moi.
La tête de l'elfe retomba sur son oreiller. Elle n'avait pas tort. Il était loin d'être le seul à plaindre dans cette pièce.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ? demanda l'inconnue, mal à l'aise, pour changer de sujet. J'ai du mal à croire qu'un elfe termine en si mauvais état après d'ordinaire aventures.
Lazare jeta un coup d'œil nerveux au vide, remplaçant sa jambe droite. Qu'est-ce qui lui était arrivé ? Lui, qui était si combatif, allait-il renoncer à tout à cause d'un accident malheureux ? Une colère sourde montait en lui. Son propre esprit se divisait à la question.
— J'ai été emprisonné par des hommes, puis attaqué par un manticore, dit-il d'une voix éteinte, le regard perdu dans le vide.
— Vous avez survécu à une attaque de manticore et vous vous plaignez ?! Vous devez être bien jeune pour vous permettre un tel égocentrisme.
L'elfe fronça les sourcils et tourna la tête vers elle. Ses yeux cernés le couvaient, comme une mère le ferait avec son enfant malade. Elle sourit et attrapa un collier de sa main droite. C'était une vertèbre d'un quelconque animal qui pendait là, sans racines. Lazare sembla réfléchir.
— Dans mes croyances, dit-elle en jouant avec le pendentif, l'homme qui survit aux pires épreuves doit les endurer la tête haute, sans défaillir. Ce sont les épreuves de Balrug. Il choisit ses élus parmi les plus forts des individus pour le rejoindre sur son champ de bataille dans l'au-delà, afin qu'il nous protège éternellement contre le mal.
— Vous êtes bien loin de chez vous, remarqua Lazare, surpris. Le peuple barbare quitte rarement le désert de Snivelak.
Elle le dévisagea un instant, prise au dépourvu. L'elfe connaissait bien son peuple, il s'agissait habituellement de la destination de ses livraisons. Mais depuis quelques semaines, les barbares avaient rompu tout contact avec eux, sans explication. Loin de s'en inquiéter, contrairement à lui, son commandement l'avait simplement affecté à une autre mission, considérant que cette affaire était close.
— Nous n'avons pas eu le choix de fuir, répondit la femme. À cause des démons ailés. Ils passaient la nuit au-dessus de nos camps. Nous avons voté la retraite, par peur de leur attaque. Notre chaman pense qu'ils annoncent la fin des temps. Et le triomphe ou la défaite de Balrug avec eux. Vous avez survécu à vos épreuves. Vous serez sauvé.
Lazare fronça les sourcils. Il ne comprenait pas ce dont elle lui parlait, mais ses mots avaient un doux goût d'apocalypse. Il savait le peuple du désert pessimiste quant à la survie du monde, mais encore jamais à ce point-là.
Le peuple barbare avait toujours fasciné l'elfe. Il s'agissait d'un peuple nomade, précaire, qui vivait au rythme des jours et des nuits dans les plaines désertiques de Snivelak, à l'extrême sud-est de Tyrnformen. Presque aussi proche de la nature que son propre peuple, mais moins évolué technologiquement, les barbares possédaient une conception du monde bien à eux, composée d'esprits, de démons et de symboles qui lui échappait toujours.
Toute leur vie tournait autour de Balrug, un guerrier mythique, premier homme de Tyrnformen d'après les légendes, qui leur avait apporté le feu, la nourriture et la fécondité en les volant aux anciens dieux. Lorsque les divinités s'en aperçurent, elles le confrontèrent à un dilemme : un milliard d'années de souffrances ou la disparition de son peuple. Il se serait sacrifié pour permettre la survie du peuple des plaines et, en son souvenir, ce dernier le célébrait quotidiennement dans l'attente du jour où, libéré, il les retrouvera pour célébrer sa victoire sur la mort.
Lazare aimait cette conception simpliste de la vie. Même si leur peuple avait plusieurs années de retard sur la technologie, la médecine, l'armement ou les relations sociales, il avait su s'adapter aux famines, aux maladies et aux caprices politiques des autres espèces partageant leurs terres. Ils ne demandaient rien à personne et offraient hospitalité et aide à qui en avait besoin.
— Quels genres de démons ? demanda l'elfe, curieux.
— Des reptiles titanesques qui portent la mort sur leurs ailes gigantesques et dont le souffle destructeur anéantira nos terres. Leur nombre grandit, jour après jour, et la peur gagne le cœur des peuples du désert. Nous nous sommes exilés pour retarder l'apocalypse.
L'elfe écarquilla les yeux, stupéfaits. Cette description était trop semblable à ce que son peuple avait vu, il y avait quelques semaines, pour qu'il ne s'agisse ici que d'une simple coïncidence. Il secoua la tête et prit à son tour la parole.
— Je crois bien que mon peuple a observé une de ces créatures voler vers les terres des hommes. J'étais parti les avertir, mais ça ne s'est pas exactement passé comme prévu.
Il pointa du doigt son œil bandé, la barbare tira une grimace de compassion.
— Malgré tout, le prince d'Isendorn, Aranwë Balrarion, m'a aidé à sortir de cette mauvaise passe. Je lui ai confié mes informations, j'espère que le garçon a eu assez d'esprit pour les utiliser à bon escient. Mais... hésita-t-il. En vérité, j'ignore s'ils pourront seulement faire quelque chose pour arrêter ces créatures, si elles sont nombreuses, comme vous le supposez.
Il se pencha vers sa voisine et murmura à voix basse, comme si les mots qu'il allait évoquer étaient dangereux, comme s'ils avaient un pouvoir malfaisant.
— Chez moi, chuchota-t-il, on parle déjà d'un retour des dragons. Notre observatoire n'est pas assez précis pour s'en assurer, mais des murmures courent les rues de Lothariel.
Il y a quelques milliers d'années, les dragons régnaient en maîtres sur les terres. Lorsque les hommes sont arrivés et se sont multipliés, leur territoire s'est rétréci et ils l'ont accepté. Cependant, les humains, toujours plus avides de pouvoir, ont un jour attaqué un nid de dragon, y tuant tous les jeunes en couvée à l'intérieur. Cet événement marqua le début des grandes guerres draconiques qui ravagèrent la région pendant près de deux cents années. Les elfes s'engagèrent tardivement au combat, après un immense incendie de la forêt de Querod, qui avait manqué de peu de tous les tuer. Les meilleurs mages de la région se réunirent pour créer des flèches enchantées, qui, lorsqu'elles passaient les épaisses écailles des reptiles, l'empoisonnaient lentement, dans une agonie qui pouvait durer jusqu'à plusieurs semaines. Ce fut une hécatombe et un massacre. Poussés au repli, chassés par tous les peuples de Tyrnformen, les terrifiants reptiles finirent par disparaître. Du moins le croyaient-ils jusque là.
Cette histoire, les elfes la racontaient fièrement. Elle passait de génération en génération dans les familles, souvent amplifiée et déformée. Lazare avait lui-même fini par croire qu'il ne s'agissait que d'un conte, une histoire pour terrifier les enfants qui refuseraient d'aller dormir. Les autres peuples avaient simplement oublié cette partie de leur histoire. À défaut de frapper sur les dragons, ils s'étaient retournés les uns contre les autres et ces batailles incessantes paraissaient loin d'être achevées.
La folie et la peur de l'autre touchaient couramment les dirigeants politiques. Ils égorgeaient, sans jugement, tout ce qui contredisait leur conception de l'être parfait. Le peuple de Lazare n'y faisait malheureusement pas exception.