Le calme.
Un sanctuaire échappant à tout contrôle. C'était son monde, son refuge à elle seule. Son corps flottait dans cette cuve métallique, où seul le silence dominait. Sa chair, ses os, sa peau étaient encore là, bien ancrés dans la réalité, mais son esprit, lui, c'était déjà évaporé. Quittant ce monde pour se noyer dans un autre. Elle dérivait, vacillant entre deux réalités.
Des reflets d'univers, entre aujourd'hui et demain. Entre le passé, le présent et l'avenir. Un lieu où le destin semblait déjà scellé, figé dans les pages du temps, mais où, d'un simple battement de cil, tout pouvait basculer.
Seuls une poignet de personnes, dotées d'une perception exceptionnelle, étaient en mesure de discerner ces infimes fluctuations dans le tissu du temps. Ces individus, rares et incompris, avaient la capacité d'observer ce qui échappait aux autres, de percevoir les traces d'univers parallèles, régit par une temporalités divergentes de la leur. Les Algors formaient un groupe distinct, initiés dès leur plus tendre enfance à naviguer dans l'immensité de l'abîme. Grâce à leur "don", développé et affiné au fil des âges, ils étaient capables d'explorer ce qu'ils appellent : le Flux Sýnaptique. Un vaste océan d'énergie, connectant des univers sans fin.
À bord de leurs Sinats, des machines organiques combinant le métal à la chair, les Algors naviguaient à travers cette océan instable, tels des prédateurs silencieux voyageant entre les mondes, entre l'infime et l'infini. Ces vaisseaux, les seuls à pouvoir résister à l'immensité du Flux Sýnaptique, étaient essentiels pour contenir ces brèches. Car tout ce qu'ils trouvaient au cours de leurs traversées - ces fragments d'univers corrompus - devait être rapporté et sauvegardé dans un lieu bien particulier : la Zone 0, le cœur battant des colonies de Thémis. Ce n'était pas simplement un dépôt de découvertes ; c'était un sanctuaire, le centre névralgique où chaque fragment recueilli était analysé et scellé dans des minéraux aux propriétés ineffables. La Zone 0 était la pierre angulaire de leur cité, là où ces vestiges de civilisations perdues étaient perçus comme les dérives d'une équation complexe - celle qui représente le but de toutes choses.
C'est là, au sommet de toutes ces colonies, que tout convergeait. Le point de liaisons des mystères et des secrets, où chaque fragment d'univers enfermé se métamorphosait en une pièce supplémentaire du puzzle complexe que représentait la vie.
Elle appartenait à la 3ème génération d'Algors, arpentant le fil des destinées brisées. Bien qu'elle ne fût pas la plus prolifique parmi les siens, les fragments qu'elle ramenait étaient souvent les plus précieux, les plus convoités par les chercheurs. Elle possédait un talent rare, une capacité unique à déceler ces minuscules détails, ces infimes fluctuations de l'éther qui passaient inaperçues aux yeux de ses pairs. Dans cet immense vide où tout semblait figé, elle sentait les moindres mouvements.
Son esprit était doté d'une force singulière, une résistance psychique qui lui permettait de ne pas sombrer face à l'immensité de la désolation qu'elle absorbait. Chaque voyage menaçait de la submerger, et pourtant, elle tenait bon. Car pour ramener ces fragments, les Algors devaient s'en imprégner. Ils devaient revivre, en une fraction de seconde, des millénaires d'existence. Voir naître et disparaître des univers entiers, sans jamais perdre pied.
Cette déshumanisation, elle l'avait subie jour après jour, voyage après voyage. Peu à peu, elle avait été façonnée pour devenir insensible au désespoir qui l'encerclait. Les émotions, les sentiments... Tout cela s'effaçait pour laisser place à quelque chose d'autre. Une froideur. Une distance nécessaire pour survivre dans ce chaos absolu.
— Algor X413A-0, extraction de la souche mère : Terminé. Permission de Déconnexion : Accordée.
Une vive lumière la tira brusquement de sa transe. Son corps était resté immobile, figé aux portes de la mort, mais elle se sentait exténuée. Chaque voyage dans le Flux était un sacrifice supplémentaire. Ses muscles tremblaient, sa mâchoire se crispait, comme si son être tout entier avait subi une tempête. Lorsque l'on la sortit enfin de la cuve, elle sentit peu à peu ses pensées revenir, son esprit se reconnectant lentement à la réalité.
Malgré ses centaines de voyages immersif à travers le Flux, elle restait la seule Algor à ressortir de l'Exitus, les joues baignant dans ses larmes.
— Les contre-coups de la récoltes, selon les chercheurs.
— Un dernier vestige d'humanité, pour ses amis.
Amis ? Ce mot, comme tant d'autres, avait peu à peu perdu de son sens pour elle.
Cependant, une chose demeurait. Mel et Leo faisaient partie de ces rares personnes qu'elle pouvait encore appeler "amis". Ceux avec qui elle avait toujours vécu, ceux qui l'attendaient à chaque retour, les bras grands ouverts. Malgré les interdits, ils s'efforçaient de raviver en elle ces émotions perdues, lui rappelant qu'au fond de son être brisé, un vestige d'humanité vivait encore.