Le corps frêle de Cepheyra dans les bras de Ronald ne faisait qu'alourdir davantage la culpabilité qui le dévorait. Elle était vidée de toute énergie, brisée par une bataille qu'elle ne devrait pas affronter seule. Chaque pas sur les pavés de la 13ème colonie semblait peser un peu plus sur ses épaules. Son visage restait impassible, mais une pensée le hantait sans relâche: Et si elle ne revenait jamais de cet enfer ? Les doutes s'accumulaient dans son esprit, devenant de plus en plus difficiles à repousser. Chaque instant le rapprochait du point de rupture, où garder son calme devenait une épreuve presque insurmontable.
Heureusement, l'orphelinat n'était plus très loin. Après une quinzaine de minutes de marche silencieuse, ils y arrivèrent enfin. Ronald savait qu'il devait rester discret, éviter à tout prix d'attirer l'attention. Les enfants ne devaient pas la voir dans un tel état de faiblesse. Il se faufila dans une pièce cachée, près du local technique, et referma la porte avec précaution derrière eux.
L'endroit n'avait rien de remarquable. Les murs, gris, marqués par d'anciennes taches d'humidité, dégageaient une odeur persistante, presque suffocante. Dans un coin, un matelas de fortune trônait tristement. Il y déposa la belle au bois dormant, prenant soin de l'y déposer le plus soigneusement possible. Ce n'était pas grand-chose, mais c'était leur refuge. Un endroit à l'écart du monde, loin des règles de la colonie.
Un détail rendait cette pièce unique : une multitude de dessins d'enfants tapissaient les murs, tous plus colorés les uns que les autres. Chaque feuille de papier semblait capturer une émotion oubliée. Des visages souriants, des larmes, des yeux écarquillés de surprise, des expressions de peur et de joie se mélangeaient, formant une mosaïque fragile et éclatante. Ronald avait aidé les enfants de l'orphelinat à dessiner ses esquisses de vie pour Cepheyra, dans l'espoir qu'elle ne perde jamais complètement le lien avec ces émotions humaines qu'on voulait lui arracher.
— La joie, c'est quand tu souris, lui disait-il.
— La tristesse, c'est quand tes yeux brillent, et que ton cœur se serre.
Chaque dessin racontait une histoire, des sentiments qu'elle devait s'efforcer de ne pas oublier.
Avant de s'asseoir, Ronald se dirigea vers le coin de la pièce où se trouvait un réchaud à gaz. Il alluma la flamme, puis déposa une petite bouilloire dessus. Tandis que l'eau commençait à chauffer, il retourna lentement vers le fauteuil, s'effondrant dessus, les mains couvrant son visage, comme pour essayer de repousser la culpabilité qui le noyait. Et si je n'avais pas été là ? Et si je l'avais laissée faire ses mission, seule, sans intervenir ? Les pensées tournaient en boucle dans son esprit, mais il savait, au fond de lui, que ces interrogations ne changeraient rien à ce qui était déjà fait.
Les dessins des enfants semblaient l'observer, lui aussi, avec leurs regards naïfs, plein de questions. L'un d'eux, particulièrement vibrant, attira son attention. Un visage de petite fille, des cheveux en désordre, les yeux grands ouverts, et un sourire fragile qui semblait dire Tout ira bien. Un sourire qui, d'une manière ou d'une autre, avait appartenu à Cepheyra, avant que tout ne se brise, avant qu'elle ne devienne ce qu'elle était aujourd'hui.
Le sifflement de l'eau bouillante brisa le silence oppressant de la pièce. Ronald imbiba un chiffon propre dans l'eau chaude, le pressant doucement pour en extraire l'excès. Avec une attention minutieuse, il revint auprès de l'Algor et essuya délicatement son visage, encore recouvert d'une fine couche du liquide âcre de l'Exitus. Même endormi, son corps tressaillait parfois, comme si ses cauchemars la pourchassaient sans relâche. Ses poings se serraient inconsciemment, puis se relâchaient, un rythme étrange qui parlait d'une lutte invisible.
Assis à ses côtés, Ronald ne pouvait s'empêcher de réfléchir en boucle. Il savait que ces pastilles roses étaient indispensables pour apaiser ses angoisses, mais en obtenir devenait de plus en plus difficile. Les faibles quantités qu'il arrivait à se procurer devenaient dérisoires, mais il savait que s'il l'a laissé repartir au centre, ce serait la fin.
Soudain, la porte s'ouvrit avec fracas, faisant entrer un souffle de vent sec et poussiéreux. Deux silhouettes entrèrent en reniflant bruyamment. Mel et Leo, visage marqué par la rudesse du désert, revenaient de leur propre expédition. Leurs vêtements étaient couverts de sable, et leurs bottes crissèrent sur le sol de pierre. Sans ménagement, ils déposèrent leurs sacs et autres effets à l'entrée, créant un joyeux désordre.
— Eh, on est là ! s'écria Leo avec un sourire en coin, sans même tenter de modérer le bruit.
Mel, plus discrète, observa Cepheyra allongée sur le matelas. La fatigue se lisant sur son visage, mais ses yeux trahissait une profonde inquiétude. Ils s'approchèrent tous deux et prirent place autour de la petite table basse disposée au centre de la pièce.
— Elle dort encore ? demanda Mel à voix basse.
Ronald hocha la tête sans un mot.
Malgré la quiétude de la pièce, l'arrivée bruyante de ses amis finit par réveiller la jeune femme. Ses paupières tremblèrent, et elle émergea lentement, encore engourdie.
— Salut, princesse du désert, dit Leo, taquin, en se laissant glisser confortablement sur une chaise, les jambes étendues sous la table.
Cepheyra ouvrit les yeux, reconnaissant immédiatement leurs voix. Elle les fixa un instant, le regard encore perdu, mais un faible sourire apparut sur ses lèvres.
— Bonjour ... murmura-t-elle d'une faible voix, comme si elle se réveillait d'un rêve lointain.
Elle se redressa doucement, ses paupières encore lourdes. En sentant le chiffon humide sur son visage, elle l'attrapa d'une main tremblante. Sans réfléchir, elle le serra si fort que l'eau chaude s'écoula sur ses doigts, mais elle ne réagit pas. Ronald, assis à ses côtés, grogna en voyant cela.
— Qu'est-ce que tu fais encore ?! C'est brûlant ! hurla-t-il en lui retirant brusquement le chiffon des mains.
Sans un mot de plus, il le lança sur la table, furieux. Son regard noir se tourna vers Mel et Leo. « Vous deux ! Vous êtes dégueulasse ! Allez vous laver, vous êtes couverts de poussière ! »
Les deux jeunes mineurs éclatèrent de rire, visiblement amusés par sa réaction.
— Eh, calme-toi, Ron ! lança Leo, toujours hilare.
— T'es vraiment sur les nerfs aujourd'hui ! ajouta Mel, avec un sourire taquin.
Ronald secoua la tête, exaspéré. Cepheyra, quant à elle, observa la scène sans vraiment comprendre. Son regard se perdit dans le vide, ses doigts se frottant machinalement. Son silence était lourd, comme si quelque chose bouillonnait en elle.
— Tu sais quoi, Cephy ? commença Mel, venant au chevet de son amie, tout en frottant sa propre main contre la sienne, comme pour apaiser la sensation de brûlure.
— Pendant notre exploration, on a trouvé une nouvelle voie. Elle est encore vierge, intacte, et pleine de Stases ! C'était incroyable. Mais...
Son ton se fit plus grave.
— On n'a plus le droit d'y aller. Apparemment, ça dégage un truc super toxique. Si on en respire trop, on pourrait...
— ... Crever dans les jours qui suivent, leo la coupa net, fixant l'Algor avec une intensité qui ne laissait aucune place au doute.
— D'ailleurs, un des anciens mineurs est mort aujourd'hui à cause de ces foutues pierres, il serra les poings.
— J'en ai marre de ces Stases. Elles devraient disparaître, pour notre bien à tous. Et pour le tien aussi, Ceph.
Cepheyra les regarda, ses traits se durcissant aux mots de Leo. Son regard vacilla entre eux, avant qu'elle ne murmure un Non... à peine audible, mais emplie d'une force sous-jacente.
Leo, irrité par sa réponse, répondit d'un ton plus sec.
— Non ? Tu ne réalises même pas ce qui se passe ici, Ceph. On est en train de tous crever, et tu veux encore te voiler la face ? Vous êtes tous des ombres qui... Qui... Se contentent de survivre, sans plus. Tu ne vis pas comme nous, tu passes des journées entières dans une putain de cuve pendant qu'on se tue à la tâche ! il s'empara du chiffon humide, venant l'imbiber d'eau et s'essuyer le visage avec, gardant toujours un ton peu amical.
— Vous êtes bien vu, vous, les Algors. Pendant que nous, on se crève le cul à chercher vos putain de pierre pour vos beaux yeux.
Il s'arrêta net en voyant la colère éclater dans les yeux de Cepheyra.
Sans prévenir, elle attrapa la lampe de chevet posée sur la table de nuit et la lança en direction de Leo, le cœur battant. Par réflexe, il la rattrapa de justesse. Le silence s'installa dans la pièce. La tension était palpable.
— Arrête ! hurla Cepheyra, sa voix pleine de rage.
— Tu ne sais rien !
— Je fais ça pour toi, putain ! cria Leo, son visage aussi rouge que le sien.
— Ils t'ont détruite, tu ne vois pas ? Je veux te protéger, comme tout le monde ici, mais t'es tellement aveuglé par leur discours que tu ne le vois même pas ! On t'a perdu Ceph, tu comprends encore ce que ça veut dire !
La dispute entre eux devenait de plus en plus virulente, la pièce résonnait de cris et de colère. Cepheyra, habituellement si calme et distante, ne supportait pas qu'on touche à ce qui restait des Algors, ses semblables. Leo, quant à lui, voyait dans sa colère un moyen de la libérer de ce fardeau que représentaient ses souvenirs douloureux.
— A-Arrête ... Leo tu va trop loin...
Mel essaya tant bien que mal de désamorcer les tensions, en vain.
— Dégage... murmura Cepheyra, le visage rouge de colère.
— Tu ne sais rien. Rien. Dégage d'ici Leo !
Leo resta figé un moment, sa respiration saccadée. Il sentit que quelque chose avait définitivement changé en elle. Il secoua la tête, jetant un dernier regard à Ronald et Mel, puis se dirigea vers la porte en silence. Un claquement sourd résonna dans la pièce quand il la referma derrière lui, laissant les trois autres dans un silence lourd de non-dits.
Cepheyra, qui n'avait plus l'habitude de s'emporter ainsi, vint s'humidifier le visage dans l'évier de la kitchenette, se frottant frénétiquement ses mains sur ses joues.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé, Ron ? demanda Mel, regardant Ron qui semblait complètement déconnectés.
— Elle va devoir passer sa majoration... le regard perdu, il poursuivit difficilement sa phrase, ses poings se serrant de rage.
— On va définitivement la perdre.
Mel fronça les sourcils, jetant un coup d'œil à son amie puis à Ronald. Elle savait que la situation était grave. La dépendance de l'Algor aux pastilles roses, les missions impossibles, tout cela pesaient sur elle d'une manière qu'aucun d'eux n'aurait pu imaginer. Et la majoration ...
— On peut forcément faire quelque chose, dit Mel en brisant le silence qui s'était installé entre eux.
— Il faut qu'on trouve un moyen de l'aider autrement que par ces pastilles et qu'on arrive à ...
Ronald secoua la tête, un léger sourire triste apparaissant sur ses lèvres, interrompant Mel.
— Ces pastilles sont la seule chose qui la garde en vie.
—Mais si on part et qu'on ... essayant de reprendre sa phrase, elle se refit couper la parole par Ron qui, cette fois, haussa le ton et fusilla du regard la petite brunette encore poussiéreuse.
— Ça suffit avec ça ! Tu veux aller où ?! Hein ?! Vasi, je t'écoute ! Il n'y a rien en dehors des colonies. Uniquement du sable à perte de vue. Aucune possibilité de survie. On t'as appris quoi en cours ?!
Il se leva, venant poser ses mains sur le rebord de la fenêtre, regardant le reflet de Cepheyra qui était toujours devant l'évier, mais qui écoutait silencieusement la conversation.
— On ne peut rien faire de plus. On en a déjà trop fait.
Des larmes. Mel ne put les retenir plus longtemps. Elle savait bien qu'imaginer un futur où Cephy étaient encore à leur côté d'ici 1 an était trop utopique, mais c'était cet espoir qui lui permettait d'avancer. De croire en un avenir meilleur.
Essuya rapidement ses yeux larmoyants avec la manche de sa veste, Mel reprit son courage à deux mains et s'approcha de son amie, venant couper le robinet.
— Cephy... commença-t-elle d'une voix douce.
— Leo est... Leo. Il ne comprend pas tout. Mais il se fait du souci pour toi.
Cepheyra leva lentement les yeux vers Mel, une lueur d'incompréhension traversant ses traits.
— Du souci ? répéta-t-elle presque dans un souffle.
— En me traitant comme une... Comme chose à sauver ? En me rendant coupable, moi et mes semblables, du mal qui habite la colonie ? elle secoua la tête, le cœur lourd.
— Non. Ce n'est pas de l'inquiétude. C'est de la peur.
Mel sembla se figer, son regard s'assombrissant.
— Je... Je comprends que ça soit difficile. Ce n'est pas facile pour nous non plus, tu sais, elle se laissa un temps de réflexion, avant de reprendre.
— Mais on ne te demandera jamais de refréner ce que tu es... Surtout si tu arrives encore à te révolter ainsi... Ça prouve que toujours avec nous. Ici.
Ronald soupira, observant toujours le reflet des deux jeunes femmes.
— Cepheyra, Mel a raison. Personne ici ne te demande de tout oublier, juste de survivre. On ne te fera pas changer, mais t'as pas à porter ce fardeau toute seule, il se tut un instant, son regard se posant un moment sur les dessins qui ornaient les murs.
— T'as aussi le droit de demander de l'aide, et c'est pour ça qu'on est là.
La tension dans la pièce sembla s'alléger, mais la vérité derrière les paroles de Ronald pesait lourdement. Aider, oui, mais au prix de quel sacrifice ? Quelle part de soi était encore intacte ? Elle ferma les yeux, cherchant à trouver une réponse parmi ce tourbillon d'émotions, mais ce fut Mel qui brisa à nouveau le silence.
— Mais t'as pas à lutter seule, Cephy. Tu sais, Ronald, Léo et moi... On est là pour toi. On ne te lâchera pas.
Mel sourit faiblement, comme pour apaiser l'air devenu lourd.
Cepheyra tourna lentement la tête vers elle, la fatigue et la confusion se lisant toujours dans son regard. Mais cette fois, il y avait quelque chose de plus doux. Une lueur d'espoir. Ou du moins, une acceptation.
— Peut-être qu'un jour, je trouverai une paix avec tout ça...
Ronald hocha lentement la tête, ne disant rien, mais l'approbation dans son regard était évidente. Peut-être que ce jour-là, elle pourrait être libre de cette lourde mémoire. Lorsque ce jour viendra, il signera la fin de tout, mais le début d'une nouvelle ère. Pour l'instant, ils savaient une chose : ils avaient encore un peu de temps. Et c'était tout ce qui comptait.