Depuis le haut de la tour, la centrale nucléaire semblait être une étrange silhouette dans l'immensité de la ville. À cet instant, Aelis se tenait là, silencieuse, observant le monde sous elle. Ses jambes repliées contre sa poitrine, elle faisait courir ses doigts le long de la couture de son vêtement, un geste machinal qu’elle ne remarquait même plus.
Une main chaude s'était posée sur son épaule, la tirant de ses pensées. La fillette leva les yeux, et la douce lueur d’un sourire sur le visage de la femme en face d’elle lui procura un bref soulagement. Une question jaillit, insistante. Alors, sans se retenir, les mots qu’elle craignait étaient sortis d’une voix peureuse.
— Ça fait mal ?
La femme l’avait regardée avec tendresse, les yeux débordant de douceur.
— Non, ma chérie. Tu dormiras, et tu ne sentiras rien du tout.
Aelis hocha doucement la tête. Elle sauta sur ses pieds, retrouvant un peu d’enthousiasme dans son geste. Ses doigts se refermèrent autour de ceux de l’adulte, comme pour s’accrocher à une promesse de sécurité. N’était-ce pas le rôle de tout parent que de protéger sa descendance ?
Lentement, elles se dirigèrent vers l’intérieur d’un long couloir aux murs immaculés. L’air, un peu trop froid, sentait le stérile et l’acier. Aelis s’arrêta un instant devant une porte, curieuse ; la femme la pressa d’avancer. Plus loin, une salle d’attente les accueillit : chaises métalliques aux pieds nets, blanches, comme tout le reste. La fillette s'assit sans poser de questions. Elle n’en avait pas le temps. Les allers-retours au centre médical faisaient partie de son quotidien d’aussi loin qu’elle pût s’en souvenir.
— Comment ça, “ce n'est plus possible” ?
La voix de la femme tremblait alors qu’elle s’adressait à un homme en blouse, l’air pressé.
— Madame, s’il vous plaît. Veuillez me suivre, l’invita-t-il avec politesse.
Aelis observa l’échange, plongé dans une incompréhension partielle. Ses pieds se balançaient, son esprit toujours aussi vide. Pourquoi elle, pourquoi ici ? Ses parents lui avaient dit que c’était pour son bien. Pour qu’elle aille mieux. Mieux comment ? Elle n’avait pas assez d’années pour comprendre, et pourtant, elle savait qu’il y avait des choses qu’on ne lui disait pas. Les enfants ont un instinct pour ces choses-là.
Une porte aussi blanche que le reste se referma. Par ailleurs, il ne restait plus que les bruits métalliques de la salle, la froideur de la pièce. Puis, un appel, d’abord lointain, avant qu’Aelis ne réalise seulement, que c’était à elle qu’on s’adressait.
— Aelis, viens ici, ordonna sa mère.
Elle sursauta et se précipita pour rejoindre la femme, attrapant sa main comme un ancrage, une bouée dans un océan de confusion.
— Maman… Je vais mourir ? questionna-t-elle, timide.
La voix de l'adulte était plus douce, plus ferme.
— Non, ma chérie. Nous allons trouver un autre donneur. Tu es une petite fille exceptionnelle, tu n’as pas à t’inquiéter.
Aelis sentit qu’il y avait quelque chose de caché derrière ces paroles. Un ton qui ne correspondait pas à ce qu’elle ressentait, une dissonance qu’elle ne pouvait pas saisir encore.
Des années après, ce sentiment perdurait. Aelis grandissait, se distinguant partout où elle allait. À l'école, elle était plus brillante que tous les autres, plus que ceux qui étaient pourtant considérés comme les meilleurs. Elle était aussi une grande sœur investie et chaleureuse. C’était une petite fille heureuse. Cependant, au fond d’elle, une question persistait, irrépressible. La greffe. Pourquoi la mentionnait-on encore ? Pourquoi cet examen mensuel, cette prise de sang régulière ? Pourquoi ses parents lui demandaient-ils toujours si elle se sentait bien ? Elle n'avait jamais eu mal, jamais faibli. Toutefois, les mois passaient, et le mot « greffe » revenait sans cesse.
Contrairement à elle, sa jeune sœur, Béryl, avait eu la greffe bien plus tôt. Aelis ne se demandait plus pourquoi. Elle se questionnait sur la réussite de la greffe. Toujours dans une attente palpable et pourtant si silencieuse.