Je contemple l'appartement vide une dernière fois, debout au milieu de la pièce, mes bras croisés contre ma poitrine. Les murs, ternes et usés, semblent presque étrangers maintenant. Je n'ai jamais essayé de les rendre accueillants. Ce lieu n'a jamais été un chez-moi, juste un endroit où j'ai attendu. Attendu quoi ? Je ne sais pas. Peut-être ce jour, celui où je pourrais enfin fermer cette porte pour ne plus jamais revenir.
Chaque détail me semble à la fois familier et insignifiant. La peinture écaillée dans le coin de la cuisine, la moquette usée que je détestais nettoyer, et même la fissure au plafond que je regardais parfois les nuits où je ne trouvais pas le sommeil. Tout cela, je vais le laisser derrière moi. Ce n'est pas un foyer que j'abandonne, mais une cage. Une cage qui, petit à petit, m'a étouffée. Il n’y a rien ici qui mérite d’être gardé en mémoire.
Je fais glisser mon regard sur la pièce, cherchant peut-être un dernier souvenir auquel m'accrocher. Rien. Même les rares objets que je possédais et que j'ai emballés n'ont aucune réelle importance. Ils remplissent une valise, rien de plus. Je n'ai jamais été du genre à accumuler, pas par choix, mais parce que je n'ai jamais eu de quoi ou de qui m'attacher.
Je lâche un soupir et attrape les clés posées sur le comptoir. Dans ma main, elles me paraissent si légères pour un objet qui a symbolisé tant de poids, tant de routine. Ma valise m'attend près de la porte, fermée et prête. Je jette un dernier regard autour de moi avant de l'empoigner. Tout est en ordre. Je n'ai rien laissé derrière, pas même un souvenir.
Il n'y en avait pas de toute façon.
Dans le hall, je me penche devant la boîte aux lettres. Mon prénom est encore là, collé maladroitement sur une étiquette blanche : Freddy Castel. Je dépose les clés à l'intérieur et récupère le mot que j'avais laissé pour le propriétaire. Une ligne sèche, impersonnelle : « Merci pour tout, je pars définitivement. » Je déchire le papier en deux avant de le jeter dans la poubelle la plus proche. C'est inutile. Chaque marche me rapproche un peu plus d'un avenir qui, pour la première fois, me semble réellement possible.
En sortant du bâtiment, l'air froid me frappe au visage. Je serre mon manteau contre moi et inspire profondément. Un mélange étrange d'anxiété et d'euphorie me traverse. Tout quitter... L'idée m'aurait terrifiée il y a quelques mois, mais aujourd'hui, elle me donne des ailes.
Ce projet n'est pas venue de nulle part. Elle s'est doucement infiltrée dans mon esprit il y a des mois, comme une graine plantée sans que je m'en rende compte. À l'époque, je traduisais ce roman, une histoire sur une femme qui abandonnait tout : sa ville, son travail, ses attachements, pour tout reconstruire ailleurs. Elle retrace ses aventures, ses espoirs, ses peines et surtout: la liberté de cette renaissance tel le phénix qui renait de ses cendres. Ça n’aurais du être qu'un travail, qu’un livre parmi tant d'autres. Je me disais que, comme toujours, je le terminerais, que je passerais au prochain sans y accorder plus de pensées que pour tous les autres. Mais celui-là, il m'a marquée: ce livre-là, j’y ai entendu ma propre voix, enfouie sous les silences.
J’ai entrevu de l’espoir.
Au début, je n'y prêtais pas attention. Ce n'était qu'un récit parmi les centaines d'autres que j'avais lus et traduits. Pourtant, quelque chose m'a frappée dans la façon dont cette femme décrivait son départ, son sentiment d'étouffement, son envie de renouveau, sa quête de bonheur et de paix. Ce n'était pas tant l'histoire elle-même qui m'avait touchée, mais ce qu'elle semblait faire résonner en moi. Un écho à mes propres envies, à mes propres manques. À chaque mot, chaque phrase, c'était comme si elle parlait pour moi, à ma place, de choses que je n'avais jamais osé formuler.
Et puis, cette idée a pris racine. D'abord timide, presque imperceptible. Un fantasme passager, un simple et si... ?. Mais les jours passaient, et l'idée s'installait, grandissait, s'imposait. Je commençais à la nourrir, presque sans m'en rendre compte. À quoi cela ressemblerait-il de tout quitter ? D'abandonner cette vie monotone, ce quotidien terne, pour recommencer ailleurs, loin de tout ce qui m'enchaîne ? De me libérer de ce poids constant, de cette inertie qui me paralyse depuis des années ?
Peu à peu, ce qui n'était qu'un fantasme flou, inavoué, est devenu un rêve. J'ai commencé à organiser les choses dans ma tête. Au départ, c'était presque pour m'amuser, un jeu que je jouais pour occuper mes pensées. Mais à mesure que je dressais des listes, que je réfléchissais aux détails, c'est devenu tangible. Cette idée ne me quittait plus. Elle était là, présente dans chaque instant de solitude, dans chaque soupir de frustration face à ma vie actuelle. Une certitude s'est imposée : il fallait que je parte. Pas dans un mois, pas dans un an. Maintenant.
Je marche jusqu'à l'arrêt de bus, ma valise roulant bruyamment sur le trottoir. Chaque pas me rapproche de ma liberté, de ce nouveau départ à Londres. J'ai tout prévu, ou presque : mon arrivée, mes économies en plus de mon salaire, quelques hôtels repérés pour les premières nuits. Je trouverai un logement plus permanent sur place. Je me suis énormément renseigné sur les démarches : compte bancaire, visa, visite médical etc.. Tout est sous contrôle. Je peux vivre en Angleterre durant 12 mois, ce qui me semble bien suffisant ne sachant pas encore si ce sera une étape ou la destination.
Tout se déroule sans encombre. Mon enregistrement est rapide, presque mécanique. L'agent au comptoir vérifie mes documents sans même me regarder, me tend mon billet avec un bon voyage poli, et je continue mon chemin. Pas de contre temps, pas de doutes. Tout avance comme une horloge bien réglée. Les contrôles de sécurité sont une formalité. Je retire mes chaussures, dépose mon sac, traverse le portique sans hésitation. Mes gestes sont nets, assurés, comme si j'avais fait cela toute ma vie. Je récupère mes affaires sans même ralentir, le billet toujours dans ma main, pressé entre mes doigts comme mon point d’ancrage pour rester connecter à la réalité. Je traverse l'aéroport sans un regard à droite ou à gauche, mes yeux fixés droit devant. Le bruit, les lumières, les passants... tout se fond dans un arrière-plan flou. Rien n'existe à part le chemin vers la salle d'embarquement.
Assise près d'une grande baie vitrée, je garde mon billet serré, mon pouce suivant machinalement les lettres imprimées dessus. Dehors, les avions se succèdent, lourds et majestueux. Je les observe sans vraiment les voir, comme si tout ce mouvement reflétait ce que je m'apprête à faire. Ma valise repose à mes pieds, bien fermée. Je suis prête.
Quand l'appel au vol résonne, mon cœur marque une pulsation plus forte, mais je ne tarde pas. Je me lève et me dirige vers la porte d'embarquement. Les agents vérifient les documents avec la même neutralité que l'agent du comptoir. Tout est fluide, rapide. Je m'engage dans la passerelle, les bruits de l'aéroport s'atténuant peu à peu derrière moi.
Je trouve mon siège près du hublot, exactement comme je l'avais demandé. Je range mon bagage cabine et m'installe, attache ma ceinture , croisant les jambes et tentant de me détendre. Dehors, l'avion est entouré de véhicules qui s'activent, et les employés au sol s'agitent sous la lumière pâle de la fin d’après midi. L'avion commence à se préparer pour le décollage. C'est le dernier moment avant le départ, avant l'envol. Il n'y a plus de retour en arrière.
Alors que je sors un livre pour m'occuper, je sens une présence. Quelqu'un s'arrête dans l'allée juste à côté de moi. Instinctivement, je lève les yeux, et mon estomac se noue.
C'est lui. Shawn.
Je le reconnais immédiatement. Plus grand que dans mon souvenir, son allure a changé, plus affirmée, plus posée. Ses épaules larges, soulignées par une chemise bien ajustée, dégagent une confiance naturelle qui n'était qu'embryonnaire à l'époque. Ses cheveux clairs, légèrement ébouriffés, lui donnent un air faussement décontracté. Et ces yeux... toujours aussi perçants, d'un bleu glacial, capables de fixer quelqu'un avec une intensité troublante.
C'est bien lui. Shawn Garner, mon ancien voisin. Celui qui m'avait tendu une main lorsque j'avais à peine de quoi tenir debout. Son visage a perdu la douceur juvénile que je connaissais pour adopter des traits plus marqués, plus adultes. Tout chez lui semble crier maîtrise et contrôle, une contradiction presque effrayante avec mes souvenirs.
Je n'ai pas vu cet homme depuis des années. Je pensais avoir laissé ce souvenir derrière moi, enfoui dans une vie que j'essaye de quitter. Mais le voilà, assis là, à quelques sièges de moi, tourné vers moi, essayant de redessiner des traits qu'il connait sûrement dans son esprit.
Il me faudrait une éternité pour décrire tout ce qu'il représente... et je n'ai que quelques secondes pour agir.
Mon cœur s'emballe, mes mains se crispent sur le bord de mon siège. Agir, mais comment ? Mes pensées s'emmêlent, brouillées par le poids de cette rencontre inattendue. Je baisse la tête précipitamment, mes doigts se crispant sur le livre. Mon cœur bat si fort que j'ai l'impression que tout l'avion peut l'entendre. Qu'est-ce qu'il fait ici ? Pourquoi cet avion, de tous les avions possibles ?
Je tente de me faire petite, invisible. Peut-être qu'il ne m'a pas vue, peut-être qu'il ne me reconnaîtra pas. Je ne peux pas laisser cela gâcher tous mes nouveaux espoirs, encore trop frais.
Mais la tension dans mon dos est presque palpable. Je le sens s'approcher. Shawn ne laisse jamais rien passer.
Et quand il parle enfin, son ton est calme, mais hésitant :
- Freddy ?
C'est comme si le sol se dérobait sous mes pieds.