3 ans plus tard
De la pluie. Encore et toujours de la pluie. Cette année, le célèbre dicton « en avril ne te découvre pas d'un fil » n'a jamais eu autant raison. Mon ciret jaune pourrait aisément en témoigner puisqu'il n’a pas quitté mes épaules depuis samedi dernier.
Une bourrasque balaie mes cheveux noirs, les emmêlant. Je grogne, agacée.
— Excuse-moi papa, je n’ai pas entendu avec le vent. Tu peux répéter ? l’interpellé-je, en resserrant la prise autour de mon portable.
J’essuie avec rage les éclaboussures sur mon visage.
— Détends-toi, Yuna. Tu sais bien que râler ne te mènera à rien, déclare-t-il à travers le combiné.
Son flegme m’irrite davantage mais je m’emploie à respirer profondément afin de parvenir à un apaisement. Après tout, c’est lui le médecin.
— Alors, qu'est-ce que tu voulais me dire ? enchaîné-je d'une voix que j’espère cette fois-ci plus tranquille.
— Faustine est de passage en région parisienne. Ta mère et moi l'avons invité à déjeuner. Elle viendra à la maison ce week-end.
Un éclair de lucidité frappe mon esprit engourdi. Je sais ce qu’il s’apprête à me demander. Est-il possible de mourir maintenant ? Si oui, je suis prête à déposer ma candidature sur le champ.
— Il me semble que tu n'as rien de prévu dimanche ?
Nous y voilà. Je me pince les lèvres et tente de réprimer l'irritation qui me prend à la gorge. Mes jambes suspendent leurs mouvements. Debout, immobile au-dessus du pont, mon regard se perd dans la Seine.
Le pire ? Je ne dispose d'aucune bonne excuse pour me défiler. Pas la peine de regarder mon agenda aussi vide qu'inutile.
— J’ai conscience que vos relations ne sont pas au beau fixe mais…
— Tu as besoin de moi ? deviné-je, le cœur lourd.
Il pousse un soupir de découragement.
— Donner le change est important.
Un goût amer se répand sur ma langue. Évidemment. Je devrais être habituée, après tout ce temps, mais la pilule reste difficile à avaler.
— Nous ne pouvons pas éviter la famille indéfiniment.
J’opine.
— Tu as raison. Je suis libre, à quelle heure je dois venir ?
— Vers treize heures. Ta mère souhaite préparer son fameux karé raisu pour marquer le coup.
Je secoue le menton face à cette information puis décide de me remettre en route. Marcher apaise le tumulte de mes pensées.
— Elle en sera capable ?
— Son psychiatre lui a administré un nouveau traitement. Le séjour en maison de repos semble avoir été bénéfique.
Cet échange s'apparente à un air de déjà-vu. Ce n’est pas la première fois que mon père et moi avons cette discussion. Elle dure depuis plus de dix ans maintenant, et j’ai assez d’expérience en la matière pour savoir qu’il ne sert à rien de se bercer d’illusions. Son état est transitoire. Deux à trois semaines tout au plus… avant que le cercle infernal s’enclenche une énième fois.
La rancune que je ressens pour les troubles de ma mère est tenace. Elle est tout ce qu’il me reste après qu’elle ait elle-même amené l’espoir à disparaître. Je la hais.
Mon père comble le silence :
— La situation n’est pas idéale. Moi aussi, j'aimerais qu’il en soit autrement, mais j’ai la conviction que ça va marcher cette fois-ci. Son thérapeute est confiant. Elle va participer à un nouvel essai clinique qui s'avère prometteur. Tu veux que je te l’envoie pour que tu puisses y jeter un œil ?
Je me retiens d’émettre un avis face à son optimisme. Contrairement à moi, il garde la foi. Et qui suis-je pour la lui enlever ? Aussi, je me contente d'acquiescer.
— Tu es la meilleure, mon ange.
— Embrasse-la pour moi, d'accord ?
— Entendu. Pense à prendre ton myorelaxant en rentrant. Il n'y a rien de mieux pour les torticolis !
— Je n’y manquerai pas. Bonne soirée, papa.
— Toi aussi, à plus tard.
Consciente que ce plus tard ne rime à rien, je raccroche et mets mon téléphone à l'abri, tout en accélérant le pas. Mon père a à peine pris de mes nouvelles mais j’ai au moins le mérite d’avoir reçu un compliment, même si j’ai la sensation qu’il sonne tout aussi faux que notre conversation précédente.
La tension prend place dans mes épaules. Mon dos se contracte sous l’effet de la colère. Ma nuque me fait mal. Ce déjeuner va être un enfer.
Furieuse, de me retrouver ainsi piégée, je me laisse aller. Mes chaussures claquent sur le bitume. De plus en plus vite. De plus en plus fort. Je me mets à courir.
Je déteste ma cousine Faustine. Je maudis ma mère d’être telle qu’elle est. Et j’abhorre la naïveté de mon père. Quand pourrais-je me débarrasser de ces chaînes ? Si seulement, j’avais eu une sœur, un frère… Si seulement la dépression nous avait laissé en paix…
Arrivée devant la devanture de mon restaurant préféré, mes pas s’arrêtent. Coïncidence ou non, ils m’ont mené jusqu’ici. Ma contrariété se volatilise à mesure que les doux parfums d’Asie arrivent à mes narines. Je ne connais pas de meilleure thérapie.
Passant les portes, je me balade entre les tables déjà bien remplies et arrive au comptoir.
Jian, le propriétaire âgé d’une quarantaine d'années, me salue chaleureusement.
— Yuna ! Comme d'habitude, je suppose ?
J’approuve d’un hochement de tête.
— La commande devrait être prête d'ici dix minutes. Des chips aux crevettes ?
Mon ventre se manifeste à l’instant où il me tend le panier. Je saisis deux croustilles blanches afin de patienter sur une des chaises à proximité.
L'esprit plus léger, j'observe d'un œil distrait les tons tamisés et les lanternes rouges suspendus au mur. Les échanges ainsi que les rires des clients me bercent et me noient dans une atmosphère sereine. Il faudrait que je songe à réserver une table un jour au lieu de constamment prendre à emporter.
Mon regard balaie le reste de la salle et s'arrête sur une jeune femme venant de recevoir son plateau garni de sushis. Assise près des baies vitrées, elle remercie l’un des serveurs et déchire le sachet contenant les baguettes avant de s'en servir pour déguster une lamelle de poisson cru. Personne n’est campé face à elle et ça ne la dérange guère. Elle est à l’aise.
L'attention des personnes environnantes à son encontre ne vient à aucun moment troubler sa tranquillité. Je suis admirative. Envieuse et admirative, à la fois.
Peut-être… Oui, peut-être qu’un jour, avec un peu de chance, j’aurai suffisamment de confiance pour demander une table au restaurant et y déjeuner sans être accompagnée. À peine cette idée a-t-elle germé dans mon esprit, que mes entrailles se nouent. Non, je serai bien incapable de dîner seule.
Mes yeux continuent de l’observer à la dérobée. Son calme et son indifférence m’ébranlent. Tel un couteau remuant la plaie, ils me rappellent mes imperfections et mes défaillances.
Je finis par baisser la tête. Je me torture déjà bien assez. Le téléphone à nouveau sorti, je déverrouille l’écran.
Un sourire prend place sur mes lèvres face au message qui s’affiche.
Bonjour ma chère Yuna,
Comment te portes-tu ?
Merci d'avoir pensé à moi en ce jour si particulier. Cela me réchauffe le cœur.
J'ai mis les fleurs sur ma table de chevet afin de les avoir près de moi. Elles sont magnifiques et sentent divinement bon.
Il faut que je te laisse. Je dois me préparer. Mon petit Flo m’emmène au resto et je ne voudrais pas lui faire honte.
Bon courage pour demain. Vivement samedi !
PS : As-tu reçu ma lettre ?
Tendrement,
Suzette