Il n’y a qu’elle pour mettre un post-scriptum dans un SMS : Suzette Roussel, ma bonne fée du XXIème siècle.
Je l’adore ! Qui aurait cru que l’épidémie de la Covid-19 m’enverrait une mamie aux cheveux poivre et sel habitant à moins de trente kilomètres ? Malgré ces temps difficiles, je ne regrette pas mon choix d’avoir contribué à cette association caritative. Sans elle, nous n’aurions jamais échangé. Nous ne nous serions jamais rencontrés.
Jian revient avec ma commande. Je paie mon achat puis récupère le sac contenant mes multiples délices avant de quitter le restaurant. Par bonheur, la pluie a cessé de tomber.
À mi-chemin, j'effectue un détour par le magasin de surgelé et achète mes parfums de glaces préférés. Finalement mon réconfort gustatif à venir a raison de mon humeur morose !
Une voisine habitant dans la résidence déverrouille le portail ce qui m'évite de trifouiller dans mon sac-à-main jusqu'à ce que je me rappelle, une fois devant les boîtes aux lettres, qu'il me faut la clé afin de récupérer la lettre de Suzette. Il est grand temps que j’aille me coucher !
Dans un long soupir de lassitude, je me débarrasse de mes emplettes et cherche le Saint Graal dans mon sac.
Après plusieurs tentatives, mes doigts saisissent le trousseau. Ni une, ni deux, j’attrape mon courrier et gagne le premier étage avant d’insérer la clé dans la serrure de ma porte d’entrée.
D'ordinaire silencieux, Newton gazouille depuis sa cage. Je prends un temps pour regarder mon diamant de Gould au plumage coloré chanter. Sa tête rouge bouge au rythme de ses vocalises jusqu'à ce que ses yeux se lèvent dans ma direction. Aussitôt, il vole sur un perchoir branche pour se rapprocher.
J'ai toujours été impressionnée par ce lien qu'il entretient envers moi, son espèce étant réputée pour son caractère craintif et stressé. Il doit certainement sentir que nous sommes faits du même bois.
Mes chaussures valsent, mon ciret dégoulinant est envoyé sur le porte-manteau et toutes mes affaires, achats et courrier compris, atterrissent en vrac sur la table de bar, hormis les sorbets qui ont la chance de finir au congélateur.
Musique epic en fond sonore, déshabillage express et direction la salle de bain !
Le jet d'eau chaude s'échouant sur ma peau empreinte de tensions me procure un bien-être revigorant. De même que le gel douche à la fleur d'oranger.
Du bout de l’index, je m'amuse quelques minutes à faire des graffiti sur le pare-douche puis met fin à mes bêtises. Il ne vaudrait mieux pas tenter le diable au risque de me retrouver avec une facture d'électricité dont le montant aurait doublé.
Chaussons aux pieds, un peignoir enroulé autour du corps, je me dirige vers le séjour faisant office de cuisine et de chambre à coucher.
Mon appartement ne paie pas de mine mais il a le mérite d’être cosy. Décoré dans des tons pastel, il m’apaise. Un petit coin détente, paré d’une bibliothèque, d’un dressing en bois clair et d’un lit double aux parures florales. Comme j’aime cet endroit ! Mon lieu d’évasion lorsque je rentre de mes interminables heures de travail.
Je poursuis mon dernier semestre de formation en BTS diététique. Après des années d’errance professionnelle, au cours desquelles j’ai changé d’orientation, mon choix s’est finalement porté sur la nutrition.
Loin d’être une vocation, j’ai appris à apprécier ce vaste domaine et me suis surprise à prendre plaisir aux enseignements ainsi qu’aux pratiques dispensées.
Mon père a été déçu par ma décision d’arrêter la médecine et de mon souhait de tourner le dos à mes études de psychologie. Pour lui, j’étais faite pour exercer dans l’une de ces filières. Quel échec cela a dû être, mais je n’arrive pas à éprouver de regrets.
Je ne suis pas de la trempe de ceux qui veulent tout guérir, tout arranger, tout prévenir. Ni de ceux qui croient aux miracles et qui sont prêts à se sacrifier pour sauver des vies.
Je n’éprouve pas ce besoin d’être aussi humainement utile. Car, je sais au fond de moi, que les entourloupes sont monnaies courantes dans l’existence. Personne ne gagne face à elles. La guerre est perdue d’avance, et je ne supporte plus de livrer des batailles vaines. Mon quota a été épuisé. Pour être honnête, j’ai cessé de lutter. Surtout vis-à-vis de moi-même. À quoi bon s’acharner lorsque l’on s’incline d’avance face à la fatalité ?
Me tirant de mes sombres pensées, j'ouvre le sac plastique et récupère, avec une impatience non dissimulée, mon chirashi ainsi que ma barquette de makis. Sans prendre le temps de badigeonner mes spécialités japonaises de sauce soja, j'en gobe une au passage et pars enfiler mon pyjama. Exquis !
Newton émet un petit bruit avant de se taire comme pour approuver.
Je renouvelle son eau fraîche et dépose, en complément des graines, un mélange d'endives et de pommes fraîches que je garde au réfrigérateur pour enrichir son alimentation. Il se fatigue plus vite ces temps-ci.
Pendant qu'il commence à picorer, je m'hydrate à mon tour. Le gobelet vide, je le replace sur la table et me saisis de la lettre de Suzette.
Elle sent la violette. Je l'imagine asperger le papier avec cette fragrance. Une sublime habitude datant d'il y a un demi-siècle, sûrement.
Assise confortablement sur le lit, je dévore un deuxième maki puis ouvre l'enveloppe parfumée.
Mes yeux s'arrêtent sur la calligraphie légèrement maladroite mais bien lisible de ma vieille meilleure amie.
Ma chère Yuna,
Il y a trois ans, jour pour jour, tu m'envoyais ta lettre. Je me souviens encore de la sensation que j'ai eu après ma lecture. Mon sourire s'est épanouit. Une douce chaleur a fleuri dans ma poitrine et une nouvelle énergie a jailli.
Tu as été mon étincelle dans ce confinement empreint de revirements. Grâce à ta missive, emplie de voyages et de partages de souvenirs, tu m'as rappelé que le changement d'optique était parfois requis. Que lorsque le monde était rempli de noirceurs, il suffisait d'y ajouter une touche de lumière. Le bonheur est une décision, ma craquinette. Et je ne te remercierai jamais assez pour ce rappel.
Maintenant, j'aimerai que l'on marque cet anniversaire, ainsi que le mien, de notre tradition annuelle.
Aussi que dirais-tu de repartir avec moi pour un troisième périple ? Mais cette fois-ci, je mène la danse !
Honneur aux aînés et aux questions déjantées ! Oh non, ne sois pas inquiète, mon amande. Je suis encore loin de la démence !
Mais, mon récent AVC m'a rappelé à quel point la vie ne tenait qu'à un fil. Que notre existence est faite pour se remplir de folies car comme dirait Oscar Wilde « les folies sont les seules choses qu'on ne regrette jamais ».
Alors toi qui a un tempérament si anxieux et alarmiste, raconte-moi la chose la plus farfelue que tu ais dite ? L'acte le plus excentrique que tu ais commis ? Et enfin, le rêve le plus homérique auquel tu aspires ?
Si tu savais comme il me tarde de découvrir ou plutôt de lire ces petits secrets qui te reflètent. En attendant, la piste m'appelle. À moi, l'ouverture de bal !
D'ailleurs, et si nous commencions par une valse ? J'ai toujours adoré cette danse si romantique, si élégante.
Je rêvais d'ailleurs que Léon Petit m'invite à enchaîner les pas sur le parvis du village. À dix-sept ans, j'avais le béguin pour lui. Une véritable obsession. Un garçon brillant, sportif, à la personnalité indépendante. Le grand frère de mon amie d'enfance. Une histoire d’une banalité affligeante !
Quand j'y pense, son prénom à elle m'échappe. À 74 ans, je sortirai volontiers la carte de l’oubli mais, pour être honnête, ma mémoire a toujours été capricieuse et sélective. Il faut croire qu'adolescente, je n'ai toujours eu d'yeux que pour lui ! Pourtant, cela a été une véritable tragédie. Que je te raconte...
Léon revenait d'une croisée en mer et était venu profiter d'une des nombreuses fêtes estivales de la ville. J'étais habillée de ma plus belle robe colorée. J'avais voulu sortir le grand jeu. J'étais décidée à l'épater et à saisir l'opportunité de valser à ses côtés mais, il était déjà accompagné. Toutefois, renoncer n'a jamais fait partie de mon vocabulaire. Bien au contraire !
Mon amie a fait les présentations jusqu'à ce que le drame survienne. Léon, toujours aussi attentionné, a remarqué que j'avais les mains vides et m'a demandé si je désirais un verre de Lillet.
Ma chère Yuna, si tu savais à quel point j'avais déjà abusé de la boisson pour me donner du courage... J'en avais abusé à tel point que ses mots additionnés à la musique ont pris un sens complètement différent de ce qu'il avait énoncé. Ce pour quoi, j'ai répondu, les joues rouges et d'un air gêné que « Non, je n'avais pas envie d'une quéquette !».
J'étais mortifiée, honteuse et mal à l'aise. Persuadée que l'on m'avait joué un tour et qu'il s'agissait d'un nom farfelu de pâtisserie excentrique ! À cet âge-là, je ne connaissais rien à l'amour ni aux plaisirs de la chair, ce qui a rendu l'expérience cent fois plus embarrassante. Tu te rends compte ? Ils m'ont pris pour une folle. Si tu avais vu leurs têtes, ma craquinette ! Pourtant avec les années, j'en ris rien que d'en parler !
Ceci étant, cette parole a été prononcée involontairement. Et puisque je suis d'humeur généreuse, je vais te raconter une deuxième anecdote amusante. Elle concerne mon petit Flo et ses envies exubérantes de garçon de cinq ans. Il m'en a fait voir de toutes les couleurs ! Des vertes et des pas mûres ! Un artiste à en devenir, si tu veux mon avis.
Quoi qu'il en soit, ce jour-là, son arme favorite était la peinture acrylique. Mais attention, les doigts et les pinceaux constituaient un obstacle à son imagination. Il avait décidé d'employer un support plus anodin !
Malheureusement, il n'avait aucune idée de ce qu'il allait pouvoir utiliser. Son impatience et sa frustration l'ont rendu exécrable et... ingérable. Au bout d'une demi-heure, les nerfs en pelote, je l'ai regardé et lui ai lancé d'un air ironique « Et si tu peignais avec tes fesses, mon chéri ?». Crois-le ou non, mais son sourire n'a jamais était aussi grand. Une vraie révélation ! J'ai d'ailleurs remis son tableau dans un coin de l'entrée début avril.
Passons aux comportements insensés. Il y en a eu des tas ! Je ne les compte plus depuis belle lurette ! Mais si je devais en choisir un, je dirai la nuit où mon défunt mari m'a mise au défi de monter sur la moto avec lui. Il m'en a jugé incapable, moi qui en ait toujours eu une peur bleue. Oh, je te vois venir avec ton froncement de sourcils... Rien d'extravagant ? Attends la suite ! J'ai oublié la meilleure partie !
Celle où j'ai accepté ce challenge dans la foulée. Crois-moi, Yuna, l'hésitation est l'ennemi de la folie. Et mon cher Edgar l’avait bien compris. C'est d'ailleurs pour cela qu'il m'a incité à le suivre sans broncher dans le garage, m'a équipé et nous a fait rouler dans le village, à trois heures du matin, vêtue seulement de ma nuisette et lui de son unique robe de chambre.
Ahlala, quand j'y repense ! On a ri, mais on a ri ! Les cheveux au vent, le sentiment de liberté grandissant. Ce fut un des plus beaux moments de mon existence.
D'ailleurs, cette sensation d'avoir pu voler de mes propres ailes ne m'a jamais quitté. Ce pourquoi, je souhaiterai à l'avenir obtenir une licence de parachutiste !
Tu m'imagines ma craquinette, planer dans le ciel ? Tournoyer parmi les anges ? Hurler à en avoir mal à la poitrine ? Oh oui, ce serait cela mon plus grand rêve à l'heure actuelle. Avoir un pied en dehors de la réalité. Me sentir vivante comme au bon vieux temps ! Me l'imaginer ne suffit plus. J'ai besoin de l'expérimenter. De le savourer. De me régaler.
Tu l'auras compris, notre escapade intrépide touche à sa fin. Mais, il est important que tu retiennes une chose de ce voyage épistolaire Yuna :
« Lorsque tu as plusieurs choix devant toi (...) et que tu n'arrives pas à te décider, prends toujours le chemin qui demande le plus d'audace» (Ronald Wright). Ainsi, et je parle par expérience, tu ne pourras jamais regretter tes partis pris ! Car comme dirait M. Jouhandeau «N'est-ce pas avoir assez vécu que de mourir sans regret ?»
Avec tout mon amour,
En attendant avec impatience ta visite de samedi,
Suzette
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Hello ! ✨️
J’espère que ce chapitre vous a plu !
Alors, que pensez-vous de Suzette, cette marraine un peu… hors normes ? 😁
Mais assez parlé d’elle… et vous alors ? Quelles ont été vos plus belles folies ?
Celles qui font rougir, rire, ou qu’on ne referait pour rien au monde (ou peut-être juste une fois encore 👀).
Racontez-moi en commentaire, j’aimerais bien vous lire ! 💬
À très vite,
Charleza