Depuis ce soir-là, je ne sortais plus.
Je ne me montrais plus en public, pas encore.
Le monde m'avait offert un titre, une identité nouvelle... mais je devais d'abord apprendre à le porter.
Devenir une vraie lady.
Ce n'était pas la vie que j'avais connue.
Ce n'était pas la vie que j'avais choisie.
Mais je n'avais pas le choix.
Je devais m'y habituer.
Je devais être digne.
Irene, ma gouvernante, était devenue plus qu'une simple présence.
Elle était mon bras droit, mon guide dans ce labyrinthe de règles, d'attitudes et de silences.
Sans elle, j'aurais déjà perdu la tête.
Chaque jour, elle me poussait, me corrigeait, m'aidait à me forger cette armure que l'on appelle la noblesse.
Les semaines passèrent.
Chaque jour, je m'enfonçais un peu plus dans ce nouvel univers.
Irene m'apprenait à marcher avec grâce, à parler avec justesse, à observer sans jamais trahir mes pensées.
Le temps filait, entre leçons, silences et petites victoires.
Petit à petit, je sentais que je devenais enfin digne de ce titre, digne d'être une lady.
Un matin, je décidai de sortir pour une promenade.
Ma mère portait une robe d'un bleu éclatant, plus vive que d'habitude, mais toujours avec cette élégance naturelle.
Elle marchait derrière moi, accompagnée de la mère de Claire.
Alors que nous avancions lentement, Claire nous rejoignit devant, un sourire éclatant aux lèvres.
— Maya ! s'exclama-t-elle. Où étais-tu passée ? On ne te voyait plus du tout !
Je souris timidement.
— J'ai... beaucoup travaillé, répondis-je. Pour être prête.
Elle me lança un regard complice.
— Je suis contente de te revoir. Tu changes.
Nous marchâmes côte à côte, échangeant des histoires, des peurs, des espoirs.
Je lui racontai ce qui s'était passé depuis le bal, les tensions, les secrets.
Puis, elle évoqua le bal du soir même.
— Ma mère m'a fait faire une robe sur mesure, murmura-t-elle. Je n'ai jamais rien porté d'aussi beau.
Je hochai la tête.
— Moi aussi.
Je sentais que je me fondais un peu plus dans ce monde, même si parfois il me semblait encore étranger.
La promenade se termina devant notre porte.
Je n'avais pas le droit de me reposer.
Toute l'après-midi, mes pensées tournoyaient autour du bal.
Je ne pouvais m'empêcher d'appréhender.
Je devais réussir.
Tout devait bien se passer.
Le bal de ce soir était l'occasion.
Pas seulement de me montrer.
Mais de leur montrer.
Que j'étais prête. Que j'étais une lady.
Irene m'avait aidée à me préparer. Une robe d'un vert profond, élégante sans être trop voyante. Elle avait resserré un peu la taille, redressé mes épaules, chuchoté :
— Tenez-vous droite, Lady Waverly. Qu'on sente que vous êtes née pour être là.
Quand je fis mon entrée, je le sentis.
Les regards.
Ce n'était plus la fille perdue du premier bal.
Je marchais avec grâce. Je regardais sans fuir.
Claire me rejoignit rapidement, visiblement ravie.
— Tu es magnifique, souffla-t-elle. On dirait que tu as toujours vécu ici.
Je souris. C'était peut-être la chose la plus étrange : une part de moi commençait à y croire.
Peu après, un jeune homme blond, plus jeune que celui du bal précédent, s'approcha avec un sourire poli.
— Lady Waverly, m'accorderez-vous cette danse ?
Je marquai une légère pause, comme Irene me l'avait appris. Un hochement de tête gracieux.
— Avec plaisir.
Il dansait bien, et surtout, il resta respectueux. Pendant qu'on tournait sur la piste, je sentais des regards se poser sur moi. Des discrets, des insistants. Parmi eux, je vis une silhouette familière : Zoé Dawson, entourée de deux filles. Son sourire était charmant. Trop.
Et, plus loin... je vis lui.
Le même regard que l'autre soir, froid, profond.
Il m'observait.
Sans dire un mot.
Lord Asher Fazerhill.
Je me reconcentrai. Le moment n'était pas à lui.
Pas encore.
La danse se termina. Je remerciai mon cavalier, fis une révérence, et retournai auprès de Claire.
— Tu attires l'attention, dit-elle en souriant. Même celle qu'on ne veut pas toujours attirer.
Je hochai la tête.
Je n'étais plus invisible.
La soirée se déroulait sans incident.
Je répondais à chaque compliment avec un sourire maîtrisé. À chaque question, par une réponse mesurée.
Je me sentais presque à ma place.
Claire restait proche de moi, mais à un moment, je me retrouvai seule, près des verrières.
— Lady Waverly.
Je me retournai. C'était le jeune homme du début de soirée.
Son sourire était doux, et ses yeux, clairs et vifs.
— Me ferez-vous l'honneur d'une seconde danse ?
— Bien sûr.
Il m'offrit son bras, et la valse débuta.
— Je réalise que je ne me suis même pas présenté, dit-il en esquissant un sourire gêné. Je m'appelle Alistair Rodgerhill. Prince Alistair, pour être précis.
Un prince.
Mon regard ne trahit rien.
Mais mon esprit s'agita.
— Enchantée, Votre Altesse.
— Pas besoin d'autant de formalités, répondit-il doucement. Pas entre nous. Vous êtes... différente des autres jeunes filles ici. C'est rafraîchissant.
Je souris, polie.
— Je suis encore en train de m'adapter.
— Eh bien... j'espère que vous resterez. J'aimerais beaucoup apprendre à vous connaître.
Je gardai mon visage neutre, mes gestes maîtrisés.
— Je suis flattée.
Il ne poussa pas plus loin. La musique s'acheva, et il s'inclina légèrement, un sourire sincère sur les lèvres.
— Merci pour cette danse, Lady Waverly.
— Merci à vous.
Je le regardai s'éloigner. J'étais encore dans mes pensées lorsqu'une voix s'éleva, mielleuse et froide à la fois.
— C'est impressionnant, vraiment. Deux bals, et vous voilà à danser avec un prince.
Je me tournai. Zoé Dawson.
Impeccable. Parfaite. Venimeuse.
— Les Waverly savent décidément se faire remarquer.
— Vous voulez dire quelque chose, ou simplement insinuer ?
Elle esquissa un sourire.
— Juste que vous marchez dans les pas de votre mère, n'est-ce pas ? À séduire des hommes... influents. Et on sait tous comment ça a fini.
Je restai impassible.
Comme me l'avait appris Irene.
— Il y a une limite à ce qu'on peut tolérer, dis-je calmement.
Elle se pencha légèrement, chuchota :
— Votre mère a tué votre père, Maya. C'est ce que tout le monde dit.
La gifle partit avant même que je m'en rende compte.
Un silence.
Un frisson.
Zoé recula, une main sur la joue.
Puis elle sourit.
Un sourire satisfait.
Elle leva légèrement la voix, attirant les regards.
— Je... je suis...
Elle s'arrêta.
Puis pivota, comme pour s'en aller.
— Lady Waverly.
Je me retournai. Il était là.
Lord Fazerhill.
Froid, calme. Et pourtant son regard brûlait.
— Suivez-moi.
Je le suivis sans répondre, consciente de tous les yeux fixés sur moi.
Il sortit par les grandes portes menant aux jardins.
L'air frais fouetta mon visage.
— Je... je ne peux pas rester seule avec vous. Irene m'a dit que cela se verrait.
Il se retourna vers moi.
— Et vous croyez que ce qui s'est passé à l'intérieur est passé inaperçu ? Vous avez giflé la fille d'un Conseiller du Roi.
Je le fixai.
Il me regardait sans ciller.
— Alors pourquoi m'avoir fait sortir ? demandai-je. Pour me faire la leçon ?
Il marqua un silence.
— Non. Pour que vous puissiez respirer sans qu'on vous dévore du regard.
Je restai immobile.
— Vous avez du courage, lady Waverly. Mais vous allez apprendre, bientôt, que dans ce monde... la vérité ne suffit pas toujours. Parfois, elle dérange. Parfois, elle détruit.
Je ne sus quoi répondre.
Et c'est là, dans le froid du jardin, sous les étoiles, que je compris :
Ce royaume n'avait pas de place pour les faibles. Et encore moins pour les impulsifs.
Nous étions encore dehors. Le silence avait repris ses droits dans le jardin, coupé seulement par le bruissement léger des feuilles.
Lord Fazerhill n'avait rien ajouté. Il se tenait là, raide et silencieux, comme s'il m'analysait à travers chaque battement de cil.
Je repris discrètement ma respiration. Puis, sans dire un mot, il m'ouvrit la voie pour rentrer.
Je le suivis à l'intérieur, le cœur battant, les joues glacées par l'air nocturne.
Dès que nous franchîmes les portes du bal, le prince Rodgerhill s'avança à grands pas, le regard résolu.
— Lady Waverly, dit-il, en s'arrêtant devant moi.
Tous les regards se tournèrent vers nous.
Il m'adressa un sourire qui, cette fois, n'avait rien de poli. Il était... possessif.
— À partir d'aujourd'hui, quiconque cherchera à vous humilier devra en répondre devant moi. Je n'ai pas l'habitude de laisser ceux qui m'intéressent sans protection.
Il se tourna vers la foule, puis déclara, haut et fort, sans hésitation :
— Lady Maya Waverly deviendra ma femme.
Un silence brutal s'abattit sur la salle. Un murmure ensuite. Des regards. Des chuchotements. Un séisme social, provoqué en une seule phrase.
Je restai figée.
Mes mains étaient glacées. Mon souffle, suspendu.
Je ne sus quoi dire. Alors je ne dis rien. Je baissai légèrement les yeux, sans refuser, sans accepter.
Lord Fazerhill, non loin, ne bougea pas. Il observait. Impassible. Insondable. Un mur de marbre.
Le prince, satisfait, posa brièvement sa main gantée sur mon bras. Puis il s'éloigna, avec une élégance étudiée.
Claire se précipita vers moi, les yeux ronds comme des perles, mais je ne pouvais pas parler.
Pas encore.
Sur le trajet du retour, le silence de ma mère était plus pesant que des cris.
Elle n'ouvrit la bouche qu'une fois la porte fermée derrière nous, dans l'intimité du grand salon aux murs sombres.
— Tu sais ce que cela signifie, n'est-ce pas ?
Je la regardai sans répondre.
— Il ne s'agit pas d'un simple mot échappé dans un bal. Il est prince. Ce qu'il dit, il le fait.
Je fronçai les sourcils, perdue.
— Tu veux dire... que je vais vraiment... l'épouser ?
— Sauf catastrophe diplomatique, oui. Et demain, les préparatifs commenceront.
— Mais... je n'ai rien dit. Je n'ai même pas accepté.
— Tu n'as pas refusé. Et ici, le silence est une réponse. Tu es désormais une figure publique, Maya. Tout ce que tu fais ou ne fais pas a un poids. Et surtout, une conséquence.
Je sentis un frisson me parcourir.
— Tu vas devenir une princesse, ajouta-t-elle, sans chaleur particulière. Et crois-moi, c'est un privilège qui ne se refuse pas. Peu de jeunes filles ont cette chance. Tu ferais bien de t'y préparer.
Je restai, figée.
Dans ma poitrine, un écho sourd.
Princesse. Moi.
Je ne savais même pas encore qui j'étais dans ce royaume, et voilà qu'on m'imposait une couronne.