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Prologue

« Chaque histoire naît d’un hasard. »

Mon ami alchimiste répétait cette phrase comme un mantra. Par-dessus son épaule, j’assistais à des tentatives de fusion auxquelles je ne comprenais rien, fascinée par l’inconnu, émerveillée par la plus petite étincelle de magie. Je sous-estimais la profondeur de cette maxime, pensant naïvement qu’elle n’aspirait qu’à justifier les résultats improbables de ses expériences, à nuancer ses échecs. Un simple encouragement à persévérer. Pourtant, elle est restée imprimée en moi. Même si la signification que mon ami voyait réellement dans cette dynamique des histoires et des hasards m’échappait, j’ai su m’approprier ces mots, et leur donner un sens qui résonne avec ma propre vie, qui éclaire mon obscur passé de ses lanternes et allume un faisceau d’espoir dans l’horizon nébuleux de mon futur.

Un futur qui ne peut exister sans les ingrédients nécessaires à sa formule : un hasard, puis une histoire.

L’histoire en question, que je m’apprête à dévoiler, naît d’un hasard étonnant. Celui du choix anecdotique d’un inconnu confronté à une situation qui ne le concerne même pas. Cette histoire démarre avec monsieur Flaubert, en une matinée d’été. La matinée banale d’un homme ordinaire, qui pourtant illustre à merveille ce battement d’ailes de papillon dont nul ne saurait mesurer les conséquences à venir.

De stature moyenne et d’allure commune, entre deux âges, mais plus proche d’un autre, monsieur Flaubert s’évertuait à rester en phase avec les standards de son temps. Ses vêtements n’attiraient pas le regard, il menait une vie sans vagues, et s’appliquait à adopter un comportement social exemplaire. En réalité, monsieur Flaubert fournissait de fabuleux efforts pour s’assurer qu’aux yeux de tout le monde, il ne demeurait personne. Toutes ses actions étaient calculées, ses mouvements millimétrés, ses tâches chronométrées. Pour lui, conformité rimait avec fierté.

Ainsi, tous les matins à sept heures quarante-trois précises, monsieur Flaubert enfilait son costume noir habilement repassé, nouait sa cravate et soulevait son porte-documents. Il quittait son duplex douillet, et empruntait le tramway à la station Voltaire. Dès le démarrage, il anticipait les secousses de la rame et prenait appui sur une barre métallique, toujours de la main gauche, car la droite serrait fermement sa précieuse valise. Il baissait ensuite la tête, et fixait le sol. Le tramway accélérait, ralentissait, les passagers allaient et venaient, mais monsieur Flaubert, imperturbable, comptait les stations. À l’approche de la septième, il levait enfin les yeux, et se dirigeait vers les portes. Il quittait la rame, et se positionnait face à un passage piéton. Comme toute personne civilisée, monsieur Flaubert attendait que le feu vire au vert, et inhalait durant cette courte pause une grande bouffée d’air pollué, indifférent à la fumée des pots d’échappement, au brouhaha ambiant et aux déchets qui parsemaient les trottoirs de l’avenue de Lodève. Il poursuivait ensuite sa route vers la banque qui l’employait depuis quatorze ans, d’abord en empruntant la rue Gustave. Puis au premier croisement, il bifurquait sur la rue Condorcet, qui le conduirait à sa destination.

Tandis qu’il progressait à foulées égales, tel un automate, monsieur Flaubert ne permettait jamais à son esprit de vagabonder. Il ne prêtait nul intérêt aux conversations, n’imprimait aucun détail de son environnement. Sa seule préoccupation était de mettre un pied devant l’autre, d’arriver à l’heure au travail. Et de recommencer. Jour après jour, mois après mois, année après année.

Monsieur Flaubert traversait donc le quartier des Arceaux depuis des lustres. Pourtant, en cette matinée estivale, même monsieur Flaubert, qui ne laissait aucun espace aux aléas du quotidien, rencontra un imprévu. Le banquier se vit offrir un hasard, dont il pourrait se saisir, afin qu’il embrasse sa monotone histoire. Il longeait la place Vercingétorix lorsqu’un bruit sourd attira son attention malgré lui. Il s’agissait du son que venait de produire la tête d’un adolescent en cognant la paroi d’une grande benne à ordures. D’autres collégiens étaient présents, et formaient un arc de cercle qui lui ôtait toute chance de repli. Ainsi, pour la première fois depuis qu’il avait quitté son appartement, et probablement depuis de nombreuses années, monsieur Flaubert se surprit à faire quelque chose de rare. Il se surprit à penser, à observer, à imaginer. Il se demanda en premier lieu ce qui amenait ces jeunes dehors si tôt le matin, quelques jours avant la rentrée des classes. Puis son esprit calcula les chances, dérisoires, qu’avait le garçon au sol de s’extirper de cette situation. Il entendit ses bourreaux ricaner, et envisagea même, l’espace d’une seconde, d’intervenir. Une personne courageuse aurait réagi. Une personne plus encline à aider son prochain n’aurait pas hésité à prévenir le policier en faction au bout de la rue, qui scrutait tristement la direction opposée. Quelqu’un d’autre se serait saisi du hasard, pour enfin, détenir un fragment de ce Graal que sont les histoires à raconter. Mais pas monsieur Flaubert, le banquier. Il baissa à nouveau les yeux, pour se concentrer sur ce qui comptait vraiment : ses pieds, son trajet, son travail, et sa précieuse normalité.

Ainsi naquit ce premier hasard, cet embranchement de l’histoire. Pas d’un évènement spécial, mais au contraire, du simple choix d’un inconnu : celui de ne rien faire. Je pourrais éprouver une certaine animosité à son égard. Mais à vrai dire, c’est tout l’inverse. Car s’il était intervenu, tout aurait été différent. S’il était intervenu, le garçon aurait peut-être évité un moment déplaisant, mais son histoire ‒ et par extension la mienne ‒ serait restée endormie sur la place Vercingétorix, comme une idée fugace vite abandonnée, une occasion manquée qu’un passant pourrait ramasser et jeter dans la benne. Cette porte serait restée close, inconnue de tout un chacun.

C’est le jeu des hasards et des histoires. Malgré l’infini des possibles, ce garçon et moi devrions éternellement une part de ce que nous allions devenir à ce que monsieur Flaubert avait, ce jour-là, refusé d’être.

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