Il est 15h24. L’horloge numérique au-dessus du tableau me fixe avec plus d’arrogance que mon prof de pharmacologie. Ce genre d’arrogance qui te donne envie de tout plaquer et d’ouvrir un salon de thé à Bali.
Je suis assise au dernier rang de l’amphi, la tête calée sur ma paume, à moitié en train de somnoler. Trois heures qu’il débite des mots que je n’écoute même plus. Je sens mes paupières se battre pour ne pas s’effondrer.
Salma, elle, assise deux rangs plus bas, se retourne plusieurs fois pendant le cours. Et pas pour me faire un sourire. Plutôt des regards venimeux, comme si j'avais insulté sa daronne. Classique.
Quand le prof annonce enfin la fin du cours, tout le monde se lève comme libéré d’une peine de prison. Je rassemble mes affaires quand une voix familière résonne derrière moi.
— Ayla ! Attends-moi !
Okan surgit comme un rayon de soleil en pleine tempête. Sweat noir oversize, air désinvolte, sourire de gosse. Il me rejoint d’un pas rapide, les écouteurs encore pendus autour de son cou.
— J’te jure, ce prof-là, c’est une punition divine, il doit même endormir les mouches, me lance-t-il.
Je rigole.
— Non, mais vraiment. J’étais à deux doigts de pleurer.
On descend les escaliers quand une voix stridente nous coupe.
— Regarde-moi ça, Madame se croit tout permis parce que son père a de la thune.
Salma. Encore. Toujours elle.
Je me retourne lentement. Elle est là, avec ses faux ongles fluo, son contour des lèvres mal estompé et son regard de vipère.
— Tu veux quoi, Salma ? T’as pas eu ta dose aujourd’hui ? je réplique.
Elle s’avance d’un pas.
— Juste te rappeler que t’es qu’une sale hypocrite. Tu fais genre la gentille fille parfaite, mais t’es qu’une sale pute de bourgeoise pourrie gâtée.
Je lève un sourcil, sans trembler.
— Wow. T’as réfléchi longtemps à ça ou c’est venu tout seul ?
Okan s’interpose.
— Va te faire foutre, Salma. Personne t’a demandé ton avis.
Salma ricane et tourne les talons.
— T’façon, on verra combien de temps elle tient ici. Y’a des vraies meufs ici, pas des princesses.
Je la fixe partir sans rien dire. J’aurais pu lui balancer un mot plus fort, mais à quoi bon ? Mon silence vaut bien plus que ses insultes.
— Elle est sérieuse ?! souffle Okan. Viens, on se casse.
On sort de l’amphi, le soleil brûle presque. Okan m’accompagne jusqu’à l’entrée du campus.
— Ton frère vient te chercher ? demande-t-il.
— Non, c’est mon père, aujourd’hui.
Il ouvre de grands yeux.
— Monsieur Al Hassan en personne ? La légende.
— Arrête, dis pas ça comme si c’était le Parrain.
On éclate de rire. Puis je vois la voiture noire se garer doucement devant l’entrée. Mon père est là, impeccable, assis à l’arrière. Toujours en costume, toujours impassible.
Je salue Okan et monte dans la voiture. À l’intérieur, l’odeur familière de son parfum me calme instantanément.
— Tu as passé une bonne journée ? me demande-t-il sans détourner le regard de la route.
— C’était une longue journée.
Il hoche doucement la tête, comme s’il savait déjà.
Une fois à la maison, mes frères sont tous là. Tarik, l’aîné, est au salon avec Demir. Ils débattent encore sur des placements en Bourse comme si le sort du pays en dépendait. Kerem, lui, me fait un clin d’œil depuis la cuisine où il prépare un truc qui sent incroyablement bon.
— Enfin ! s’exclame Demir. T’étais où, la starlette ?
— À la fac, tu sais, l’endroit où les gens normaux vont.
— Ça te fatigue d’être intelligente ? lance Tarik, moqueur.
— Beaucoup. Presque autant que d’être plus belle que toi, réponds-je avec un sourire sarcastique.
Ils rient. C’est ça, ma famille. Du bruit, des chamailleries, mais surtout de l’amour.
Seul Farès reste à l’écart. Comme toujours. Assis dans un coin, téléphone en main, regard ailleurs.
— Ayla, viens avec moi. On doit parler, dit mon père.
Je me fige. Son ton est calme, mais ferme. Pas autoritaire, non. Juste… grave. Je hoche la tête et le suis dans son bureau.
Il referme la porte derrière moi. Je sens mon cœur cogner un peu plus fort. Ce genre de conversation n’arrive jamais sans raison.
Il se tourne vers moi, bras croisés.
— Tu sais que je tiens à toi plus que tout au monde.
Je me raidis. Ce genre d’introduction… mauvais signe.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Il s’approche de moi, pose une main sur mon épaule.
— Tu as grandi, Ayla. Tu es une femme maintenant. Une femme forte, intelligente. Tu es prête à assumer un rôle plus grand.
Je fronce les sourcils.
— Quel rôle ?
Il inspire profondément.
— Il est temps pour toi de penser à l’avenir. À ton avenir. Et à celui de notre famille.
Je reste silencieuse, mais mon cœur bat plus fort. Il évite volontairement de dire les mots que je redoute.
— J’espère que tu me fais confiance. Ce que je vais te demander… c’est difficile. Mais c’est nécessaire.
J’avale ma salive.
— Qu’es que t’a la ? Tu vas m'annoncer que je me marie ou quoi ?
Il hoche la tête.
— Oui.
Je m’approche de la fenêtre, le dos tourné. Mes doigts tremblent légèrement.
— Si c’est Okan… tu sais que je ne ressens rien pour lui.
Il se lève lentement.
— Ce n’est pas de lui que je parle.
Je me retourne. Il me fixe, les yeux sombres.
Et sans même qu’il prononce un nom, je sais que ma vie vient de basculer.
Je fixe mon père, le souffle court. Il ne dit rien, il n’a pas besoin de le faire. Tout dans son regard, dans sa posture, dans le poids du silence, confirme ce que je crains.
Il se passe quelque chose. Un accord. Un engagement. Un marché.
Et moi, je suis au centre.
— Tu me vends à qui, exactement ?
Ma voix tremble à peine, mais mon cœur cogne contre mes côtes comme s’il veut fuir.
Il soupire et s’assoit à son bureau.
— Ce n’est pas une punition. C’est une opportunité.
Je serre les dents.
— Tu me parles d’une opportunité, comme si j’étais un placement stratégique. Une entreprise à fusionner.
Il ne répond pas. Juste ce regard calme, presque triste. Mon père n’est pas un monstre. Mais il est né dans un monde où les sentiments passent après le devoir. Et moi, je suis née dans le sien.
— Qui c’est ? dis-je enfin, la voix plus ferme.
Il me regarde dans les yeux.
— Tu le sauras bientôt.
— C’est quelqu’un que je connais ?
Pas de réponse.
Je lâche un rire amer.
— Génial. C’est encore mieux qu’un mariage arrangé : c’est une mission à l’aveugle.
Il se lève, s’approche de moi et pose une main sur ma joue. Elle est chaude, grande, protectrice. Et pourtant, je me sens trahie.
— Je sais que tu m’en voudras. Tu n’as pas le choix de toute façon. Tu vas te marier avec lui et c’est un ordre.
Je recule légèrement. Mon corps crie que je dois partir. Si je reste une minute de plus, je vais exploser. Ou pleurer. Ou supplier. Et je refuse de donner ce pouvoir à qui que ce soit.
— Je te déteste.
Il ne répond pas. Je sors sans me retourner.
Je monte les escaliers sans croiser personne. La maison semble étrangement silencieuse. Mes frères doivent être en train de débattre ou devant un match. Ou peut-être que je suis juste trop dans ma bulle pour entendre quoi que ce soit.
Alors que je me dirige vers la première marche, mon père reprend la parole d’un ton neutre, presque mécanique :
— Et prépare-toi correctement demain soir. On est invités à dîner chez les Koci.
Je me fige. Les Koci. Encore eux. Comme si cette journée n’avait pas déjà été assez longue.
— J’espère que tu sauras te tenir, cette fois, ajoute-t-il froidement.
Je ne réponds pas. Juste un soupir discret, presque inaudible. Je monte les marches lentement, la tête remplie de questions, de colère et de doutes.
Je n’ai aucune envie de m’asseoir à cette table demain. Mais je n’ai plus vraiment le choix.
Une fois dans ma chambre, je ferme la porte à clé. J’enlève mon foulard, mes boucles d’oreilles, puis je m’assois devant mon miroir. Mon reflet a l’air plus fatigué que d’habitude. Plus… brisé. Et pourtant, mes yeux brillent d’un feu nouveau.
— J’suis pas une gamine qu’on jette dans un deal comme un pion, murmure-je à moi-même.
Je me lève et je sors un pyjama du tiroir. Un vieux t-shirt et un short. Confortable. Simple. Ce soir, j’ai besoin de simplicité. Pas de maquillage. Pas de masque. Pas de sourire forcé.
Je me glisse sous les draps. Mes mains agrippent la couette comme un réflexe.
Et dans le noir, seule, j’écoute les battements de mon cœur, toujours rapides. Je pense à Salma. À ses mots. À la violence avec laquelle elle m’a craché sa haine au visage.
Mais surtout… je pense à lui.
L’homme que mon père a choisi. Celui que je vais devoir épouser. Que je le veuille ou non. Qu’es que ma mère aurait dit ?
Et ce que je sens, au fond de moi, ce n’est pas de la peur.
C’est de la rage.
Silencieuse. Froide. Calme.
Et une promesse.
S’ils pensent que je vais obéir sans broncher, ils vont vite comprendre. Je suis peut-être née dans une cage dorée, mais je ne suis pas un oiseau docile.
Je ferme les yeux.
Demain, tout va changer.
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