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Boussole

Altaïr 

*

Derrière les barreaux en étain qui me gardent en cage, l’un des deux eunuques présents toussote.

Il sait que j’ai compris ce qu’il tente de faire, et ça l’amuse.

C’est une toux un brin plus forte qui résonne cette fois dans la pièce, mais il est primordial que mon intérêt ne dérive en aucun cas de la plante métallique.

Me libérer de cette prison de solitude est devenu mon unique ambition.

Asmar a été clair sur ses intentions : il s’est approprié mon âme et mon corps, il m’a privé de parole, me dépossédant de mon humanité.

 Je ne possède plus rien. Il est d’ailleurs le seul à avoir le droit de marquer ma peau de traces, parfois indélébiles, quand il ne parvient pas à contenir sa colère.

Mon ultime espoir de libération est la mort.

Je me réveille en sursaut et palpe le plancher de la carriole. Me voilà bien loin de mon lit à l’immuable décoration florale faite de métal.

Des images du palais en flammes défilent dans mon esprit ainsi que des odeurs de fumées charriées jusqu’à mes narines par le vent. Je me rassérène, que nous avons franchi le détroit et avons débarqué sur les terres de l’Émirat d’Argent alors qu’il faisait encore nuit.

Une fois que Nouriya eut accepté de se départir de ses bijoux, il fut facile de passer pour des réfugiés fuyant les combats faisant rage dans l’Émirat d’Airain.

Ce fut une étrange sensation que de reprendre la parole, surtout pour engager une discussion si houleuse avec un songe que je pensais jusqu’alors hors d’atteinte.

 J’avoue avoir hésité avant de suivre ces deux-là, car en effet, ce fut l’un des supplices qu’Asmar me fit subir au début de ma captivité.

Les gardes essayaient souvent d’attirer mon attention, mais je n’étais pas dupe. Je connaissais les règles, si jamais je les regardais, j’étais battu. Chargés de rapporter le moindre de mes faits et gestes, ils ne m’adressaient jamais la parole, mais ils aimaient faire claquer leurs fouets. La plupart du temps contre le sol, jamais sur mon corps. S’ils me marquaient de quelconques traces de sévices, ils étaient eux aussi punis.

Je ne pourrai jamais oublier le moment où la porte de ma cage fut laissée ouverte, de même que celle de ma chambre. J’ai osé lever les yeux là où se trouvaient mes eunuques, puisque je n’entendais plus le moindre signe de vie de la part du plus bruyant d’entre eux. Ils avaient tous disparu.

Par signe de vie, je veux dire des bruits de déglutition particulièrement désagréables à l’oreille quand il mangeait des pâtisseries auxquelles je n’avais pas droit, parfois même sous mon nez. Il arrivait aussi qu’il traîne sa respiration sifflante à travers la pièce, ses petits yeux sournois furetant dans les quatre coins de cette dernière pour me pousser à commettre une faute, et le regarder.

Alors, cette-fois-là, j’ai naïvement cru que je pourrais profiter d’une éventuelle faille dans la sécurité pour m’enfuir.

Erreur.

Je me cabre en arrière en repensant à la morsure des coups de fouet d’Asmar qui ont claqué sur mon dos. Mon mouvement attire l’attention de Soan et Nouriya qui se regardent sans rien dire.

Je ne me sens pas d’humeur à leur expliquer.

— Qu’est-ce qui fait que je suis une boussole ?

Ma question fuse pour chasser ce désagréable souvenir, premier d’une longue série qui s’impose par bribes à mon esprit.

Si je ne suis toujours pas certain de vouloir croire Nouriya lorsqu’elle affirme avoir simplement voulu s’affranchir du joug d’Asmar et gagner sa liberté, j’ai encore plus de mal à croire Soan, qui affirme que je suis en mesure de le ramener chez lui.

Soan se râcle la gorge, puis il tire un poignard de sa ceinture et le fait danser entre ses doigts. D’instinct, je me recroqueville sur mon lit, la boule au ventre.

Nouriya donne un coup de coude au jeune homme à la peau nacrée et le tance de son regard de braise. Il renifle, cesse de jouer avec son arme et se compose un air sérieux.

— Ton sang. Le liquide chaud et rouge qui s’échappe de tes veines. C’est ça, ma boussole.

Ils auraient pu me tuer dans ma prison aux barreaux d’étain, au lieu de me faire entrevoir l’illusion de la liberté. Ma gorge se noue, mais je parviens à articuler :

— Je dois mourir, alors ?

Soan pouffe de rire et je cligne des yeux, étonné de ma propre question. Je dois avoir l’air terriblement stupide, ça va finir par devenir une habitude, si ça continue.

— Ne sois pas si dramatique ! Viens là…

Il s’avance tandis que je recule jusqu’à ce que mon dos bute contre la planche en bois qui sépare la carriole et l’assise du conducteur. C’est là que Nouriya intervient. Elle se place entre nous deux et défie Soan. Sa bouche se tord en un rictus alors qu’il la contemple, une pointe de désir visible dans le fond de ses prunelles

— Allons, Soan, prenons le temps de nous connaître avant de nous demander des choses pareilles, minaude-t-elle, cela ne fait même pas deux jours qu'il nous a rencontrés.

— Mmh, comme tu voudras, Princesse.

Il range son khanjar et nous laisse seuls, elle et moi. Toujours de dos, elle tourne la tête dans ma direction et se mordille la lèvre inférieure.  Après un long moment de silence au cours duquel je suis accroché à ses lèvres, elle finit par plisser les yeux et son beau sourire se veut joueur :

— Compte sur moi pour te protéger des propositions douteuses de Soan, lâche-t-elle.

Je déglutis et la jauge. Elle reprend son sérieux et se retourne tout à fait pour me faire entièrement face.

— Tu es en sécurité ici. Fais confiance à Soan, il a des manières un peu... rustres et spéciales, mais il va nous sortir de là. D’accord ?

Bon, il a tué un homme sous nos yeux quand même.

 — Je te laisse te reposer.

Nous sortir de là… C’est-à dire d’une chasse à l’homme sans précédent si Asmar est en vie ?

Je ne réponds pas, mais elle a compris qu’elle ne m’a pas convaincu.

Absolument pas.

Nouriya pivote sur elle-même et, agile comme je ne le serai jamais, saute de la carriole.

En sécurité.

Mon corps dénutri vagabonde sur les routes de l’Emirat d’Argent, je n’ai plus ni statut ni dignité, et je dois ma survie à une femme et un gamin qui, par-dessus le marché, veut mon sang.

Mais sinon, je suis en sécurité.

Des réminiscences de ma propre attitude s’imposent à mon esprit. L’époque où, tout puissant derrière mon bureau, je promettais aux gens qu’ils pouvaient parler sans crainte d’être punis. J’étais alors entouré de mes parchemins, de mes livres de comptes, de mes assistants et j’étais rassuré par la présence des gardes à l’entrée. J’étais si fier de pouvoir m’enorgueillir d’être en mesure de menacer ou de protéger n’importe qui, ou presque…

*

— Altaïr ?

Sans attendre une quelconque autorisation, Nouriya entre.

Tout s’éclipse. Le plancher de la carriole qui craque dès qu’on bouge, l’odeur désagréable de la toile qui sert de toit, la paille qui me pique la peau.

Même la vacuité de mon existence n’arrive plus à s’imposer.

J’ai déjà compris qu’elle n’a pas appris à évoluer parmi les nobles et qu’elle a plutôt fait ses armes auprès d’une toute autre engeance de la société.

Les questions me brûlent les lèvres sans que je ne trouve le courage de les formuler à haute voix.

Je ne fais confiance ni à l’un, ni à l’autre. Quelque chose de profondément malsain se dégage de l’aura de Soan. Quant à Nouriya, elle a déjà commis l’erreur de m’avouer avoir une ambition : sa liberté.

D’expérience, je peux affirmer que les femmes ambitieuses sont dangereuses, certaines même prêtes à tout pour arriver à leurs fins.

— Nous n’allons pas tarder à reprendre la route. Il faudrait juste que le paysan revienne, Soan est parti le chercher.

Elle me fixe en attendant une réaction de ma part, un sourire radieux placardé sur son joli visage ovale. Je me contente de ramener mes jambes contre ma poitrine, installant davantage de distance entre nous.

Un petit soupir s’échappe de ses lèvres. Elle cueille une paille et se couche sur son flanc.

Position favorite des épouses et concubines plongées dans l’oisiveté. Non contente de triturer la brindille qu’elle a dans les mains, il faut qu’elle me taquine :

— Heureusement que je t’ai entendu parler la veille, j’aurais fini par croire que tu es muet, tu sais ?

Je toussote et détourne le regard.

— Nous ne te voulons pas de mal, quoique tu en penses.

J’arque un sourcil :

— Non. Tout ce dont je suis au courant pour l’instant, c’est que vous voulez juste mon sang, lâché-je sèchement.

— Pardonne Soan, il parle mal quand il s’y met.

Tout comme toi, je me retiens de la narguer.

— Pourquoi ne pas utiliser une carte pour l’aider à rentrer chez lui ? enquêté-je, dubitatif.

— Son royaume n’est sur aucune carte.

Le sérieux de sa voix me désarçonne.

Ainsi ce duo improbable, composé d’une beauté empyréenne et d’un bouffon, croit dur comme fer que mon sang indique la direction d’un royaume qui ne se trouve sur aucune carte ?

Je suis tombé dans une situation plus qu'embarrassante.

Ces deux-là sont fous à lier. Cependant, ils viennent de me libérer et, en attendant de recouvrer mes forces pour fuir le plus loin possible par mes propres moyens, j’ai besoin d’eux.

J’inspire profondément pour garder secret ce que m’inspire cette confidence.

Nouriya est magnifique et m’attire, c’est indéniable. Mais je refuse toujours d’avoir la faiblesse de la désirer.

Je la devine également aussi naïve qu’elle est belle. Quant à son complice ou… amant ? Je crois avoir deviné qu’il est aussi tordu que manipulateur.

— Ne trouves-tu pas cela un peu étrange ? m’enquiers-je, à mi-voix.

— Ne me demande pas comment ni pourquoi, mais quelque chose guide Soan.

Un sens inné du complot, peut-être ?

— Il y a des signes qui ne trompent pas. Et puis, lui ou Asmar…

Elle secoue la tête de gauche à droite, comme si son esprit se trouvait devant un choix cornélien.

Se demande-t-elle lequel des deux est le plus dur à supporter ?

Comme jadis, lorsque j’interrogeais quelqu’un, je tâche de me montrer compréhensif :

— Je vois. Peux-tu me citer certains de ces… signes qui ne trompent pas ?

— Il sait beaucoup de choses sur Asmar. Des choses qu’il n’a montrées qu’à moi.

Ses pupilles, tout à coup dilatées, m’interrogent du regard.

La peur.

Ça ne s’explique pas, murmure-t 'elle.

— Ce qui ne s’explique pas est inventé, cinglé-je sans me retenir.

Mon rythme cardiaque s’accélère et je ravale ma salive quand je la vois se pincer les lèvres Pendant un instant, elle cherche tout de même à déceler une étincelle de crédulité dans mon regard. 

Il n’est pas question de lui procurer ce plaisir.

Vaincue, Nouriya baisse enfin les yeux sur sa brindille, désormais pliée en plusieurs morceaux. Au bout d’un moment passé à la contempler en silence, ses lèvres charnues s’étirent comme pour me faire comprendre qu’elle sait que je l’épie. Je m’empresse de trouver un autre point d’ancrage.

— Tu te souviens de l’époque des Porteurs de Lumière ?

Dans un premier temps, je m’interroge sur ce changement brutal de sujet. Mais quand je comprends, après avoir fouillé dans les réminiscences d’une mémoire enfouie au plus profond de moi, je peine à étouffer l’hilarité qui me submerge.

Je répète : belle et naïve.

— Des fables enfantines tout ça, rétorqué-je après avoir ravalé le rire qu’en d’autres circonstances, j’aurais laissé s’exprimer à gorge déployée.

Elle se renfrogne.

— On se moque de votre crédulité, au palais du sultan, continué-je.

Il fallait que ça sorte, c’était plus fort que moi.

Je croise les bras, passe les doigts dans ma barbe mal taillée, et la regarde faire la moue.

Mes vieilles habitudes gestuelles reprennent peu à peu le pas sur mon attitude de chien battu. Mes talents de persuasion aussi, jadis, étaient impressionnants. Quand j’y repense, je me dis que c’était sûrement à cause de l’influence que ma position m’octroyait.

Et rien d’autre.

Mais pouvoir de convaincre ou pas, le fait est que je dois m’enfuir dès que je serais remis.

— Il…, commence Nouriya.

Elle marque une pause pour s’assurer de mon intérêt avant de reprendre :

— Soan, je veux dire, il lui arrive de voir l’avenir. Par exemple : il a prédit l’attaque qui allait frapper le palais ! Il a vu ce qui allait se passer, et c’est grâce à son don qu’on a pu te libérer. Sans cette attaque, tu serais resté prisonnier dans cette chambre. Chez nous, il est dit que les visions sont des signes des Porteurs de Lumière.

Je décroise les bras et passe mes mains sur mon visage pour garder la tête froide. Lorsque celles-ci retombent, je la trouve en train de me fixer, visiblement frustrée que j’aie du mal à avaler son histoire.

— Très original. La version de Jawhira est plus simple : Les Porteurs de Lumière repoussent juste les ombres, ainsi que les djinns. C’est tout. Aucun pouvoir divinatoire, aucun talent particulier autre que de servir de lanterne ambulante dans une caverne remplie de djinns. Et comme par hasard, on en trouve plus ! Quand le sultan a demandé qu’on lui en rapporte un, il n’y a jamais eu de suite. Je le sais, j’y étais.

Juste à sa gauche, pour être très précis.

Les yeux de Nouriya s’écarquillent, sa bouche forme un rond parfait de surprise.

— Vous êtes de prétentieux personnages, vous, les hommes de la capitale, déclare-t-elle enfin, outrée.

Un début de rire m’échappe et je me retiens de lui dire qu’elle me donne l’impression d’être devant une enfant de cinq ans.

Prétentieux au pas, là, mon plan est le plus élémentaire de tous : dès que l’opportunité se présente, je fuis.

— Tu peux me laisser seul, s’il te plaît ?

Désireux de ne pas envenimer la situation, il vaut mieux qu’elle parte.

— Non.

Non ?

— Soan m’a dit d’attendre ici, près de toi.

— Je vois. Tu fais tout le temps ce que Soan te dit de faire ?

Elle me jette un regard assassin et se redresse, boudeuse. Je n’ai plus droit qu’à son dos et ses longs cheveux longs qui retombent dessus, tels une tumultueuse cascade indomptable.

Je m’en contenterai.

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