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Il y a comme un petit malaise, non ?

Nouriya 

*

Le plan de Soan était simple : trouver une taverne, y passer la nuit, et filer au petit matin. C’était parfait mais seulement de son point de vue. Du mien, je trouvais que c’était un peu lent. Nous aurions encore été beaucoup trop proches de l’émirat d’Airain.

Une secousse fait sauter la cariole, arrachant un gémissement plaintif à Altaïr. Quelle bonne idée il a eu de s’évanouir tout près d’un moyen de transport. J’ai sauté sur l’occasion, demandant au paysan s’il ne voulait pas avoir la bonté de nous emmener, nous qui avons tout perdu.

Tout, sauf de quoi grassement le payer pour la gêne occasionnée, bien entendu.

— Tout va bien, Princesse ? s’égosille Soan à l’avant.

Ça ne saurait aller mieux, grincé-je.

Dites-moi mon brave, quand arriverons-nous à Karifran ? Il me tarde de goûter à toutes les épices !

Qui t’as dit que j’allais à Karifran ?

Un silence malaisant s’installe. Soan fanfaronne de trop. On va finir par éveiller des soupçons.

J’vais pas à Karifran, moi. Je m’arrête à un jour de route de la ville des épices mon p’tit, marmonne le vieil homme.

C’est la première fois que Soan quitte la demeure d’Airain, outre le voyage qui l’a amené là-bas lorsqu’il était plus jeune. Il n'imagine pas ce que ça fait de dormir sur un grabat, de ne pas savoir de quoi le lendemain sera fait, de saisir l’opportunité qui se présente sans en attendre davantage. S’il l’a un jour vécu, il n’a plus aucun souvenir de ce que l’on ressent une fois privé de nourriture, le tout sans avoir aucune idée de quand sera le prochain repas.

J’espère que ça lui servira de leçon de vie. En ce qui me concerne, j’ai connu pire qu’un confort spartiate.

Bien pire.

Lorsque nous nous arrêtons, l’homme a l’amabilité de m’indiquer un ruisseau pour que j’aille y puiser de l’eau. Lorsque je reviens, une cruche pleine dans les mains, je trouve Soan en train de lorgner Altaïr, toujours inconscient.

— Je m’occupe de lui, Soan.

Il penche la tête mais n’a d’yeux que pour Altaïr, un petit sourire en coin ourle ses fines lèvres.

— Soan ? insisté-je en attrapant un linge propre.

Son regard se décroche enfin de notre compagnon de voyage.

— On pourrait s’en charger à deux, t’en dis quoi ? me propose-t-il en revenant vers moi.

Ses pupilles sont épaissies par le manque de lumière et il se mord la lèvre inférieure. Je crois comprendre ce qu’il suggère. Mon cœur remontre dans ma gorge.

— Non, ça ira.

— Tu es sûre ?

Ses doigts se posent sur mes coudes et se referment, glissant sur mes avant-bras qui essorent le linge que je viens de tremper. Je me retire brusquement.

— Ce que tu supposes dans un moment pareil est répugnant, Soan. Il est en état de faiblesse, on doit s’en charger avec sérieux.

Consciente d’avoir été rude, je souris pour adoucir mon refus, mais Soan prend ça pour une invitation puisque ses mains trouvent une nouvelle place où se poser : ma taille.

J’arque un sourcil et prend une profonde inspiration. Même si je devine son attirance pour moi, je ne sais pas ce qu’il s’imagine : nous ne sommes pas amants, et ça n’arrivera pas de sitôt.

 Sans aucune délicatesse, je lui plaque le tissu mouillé sur les omoplates pour lui faire comprendre que ce n’est pas le moment. Il laisse échapper un gémissement en rejetant la tête en arrière. Son torse bombé s’affaisse et lorsqu’il ramène sa tête en avant, il se gratte l’arrière du crâne, le regard baissé. Un soupir m’échappe lorsqu’il finit par s’écarter.

— Justement, on a du temps avant qu’il se réveille, tente-t-il pourtant dans un dernier recours.

Tenace. Et vicieux avec ça.

Soan me jauge avec sévérité, sa langue voyage sur sa lèvre inférieure et il hausse les sourcils.

— Je vois.

Un faux air de chien battu placardé sur la figure, il attrape son sac, dont il ne se sépare jamais et se dirige vers le paysan, déjà assis au coin d’un feu.

Je termine d’essorer le tissu et m’assieds aux côtés d’Altaïr dans la carriole.

Tu as quand même choisi le bon moment et le bon endroit, toi.

Des mèches de cheveux bouclés, en bataille, traînent sur son visage. Je les repousse et en étudiant ses traits, je m’avoue qu’il est beau.

Il a un charme semblable à celui d’Asmar et placés sur un même pied d’égalité, leur aura resplendirait de la même manière.

Frappante ressemblance, tout de même.

Asmar ne m’a jamais parlé de son passé, et personne ne sait d’où il vient. Quand j’y pense, c’est une éventualité pour que, tout comme Altaïr, il soit originaire de Jawhira. Voilà sans doute pourquoi ces deux-là partagent des similitudes ethniques.

Une éventualité me traverse l’esprit, mais je secoue la tête pour lui faire prendre la fuite. Ce n’est pas parce qu’ils se ressemblent qu’ils viennent forcément de la même famille.

Je détaille le profil d’Altaïr : pommettes saillantes, yeux en amande, lèvres pleines et arête nasale parfaitement droite.

Physiquement, leur beauté est égale, et leur charisme pourrait l’être. Mais c’est sans compter le fait qu’Asmar ne pourrait jamais se retrouver dans la situation d’Altaïr, à cause des ténèbres que renferme son âme.

La marque des Porteurs d’Ombres fait qu’Asmar ne sera jamais Altaïr et vice versa.

Juste avant que je ne découvre ce qu’il était réellement, Asmar m’intriguait. Mais quand j’ai compris sa véritable nature, la peur a remplacé la fascination. J’ai donc saisi l’opportunité de m’enfuir lorsque Soan m’a exposé son plan.

Tout bien réfléchi, je suis certaine que mon époux réservait un sort plus définitif à infliger à Altaïr avant de le voir se présenter au palais. Les rumeurs, qui ont un temps circulé dans les couloirs affirmaient que l’homme inanimé face à moi fut jadis un personnage très influent à la cour de Jawhira. Tellement puissant qu’il lui suffisait d’un claquement de doigts pour que des têtes tombent, même dans l’entourage du Sultan.

Le sort réservé aux traîtres et à ceux qui s’en prennent au Sultan est la mort. Si Asmar avait eu la présence d’esprit de se proclamer émir de la Cité d’Airain, il aurait pu montrer son allégeance à Jawhira, avoir un geste pacifique, et lui envoyer la tête d’Altaïr.

 Cependant, Asmar a certainement vu en Altaïr son reflet raté, et a dû trouver l’ironie providentielle. D’où la décision de remercier le destin à sa façon.

Je presse le linge contre le front d’Altaïr. Il ne réagit même pas à la caresse du tissu mouillé qui glisse jusqu’à sa joue. Il doit être trop épuisé pour se préoccuper de qui prend soin de lui, mais je préfère que ce soit moi plutôt que Soan.

Quoique, je n’ai aucun doute quant au fait qu’il ferait attention à Altaïr comme à la prunelle de ses yeux. Selon mon binôme, cet homme doit absolument rester en vie, car il est le seul à pouvoir le ramener chez lui.

 J’ai peur de le réveiller si je vais plus loin, et m’interroge sur la nature de ses occupations, alors qu’il était reclus dans une chambre où il n’avait pas le droit de prononcer la moindre parole.

Une secousse fait bouger ma main et interrompt le fil de mes pensées.

Mon regard tombe sur le linge et un hoquet de surprise m’échappe quand je réalise que je suis en train de le presser contre ses lèvres. Mes entrailles se nouent, car Soan serait capable de me tuer si je rends sa boussole encore plus patraque qu’elle ne l’est déjà. J’arrache le bout de tissu et me mords la lèvre inférieure.

Le blessé se redresse péniblement et tousse. Il porte la main à sa bouche, comme si de l’eau allait en sortir. Du revers de la main il essuie sa bouche et me fixe, les yeux écarquillés.

J’ai envie de préciser que je ne suis pas si gourde, d’habitude. Et que non, je n’ai pas eu une envie subite de le tuer avant de me raviser.

— Je…, commencé-je.

Son regard se fait fuyant. Sa poitrine se soulève et s’abaisse à un rythme fou, augmentant mon sentiment de culpabilité. Ses yeux sont toujours grands ouverts mais errent désormais sans trouver un autre point d’ancrage solide.

— Je suis vraiment désolée, me morfonds-je.

Ses pupilles affolées remontent vers moi et son air se fait plus serein. Il effectue un rapide tour d’horizon de la pièce et ses sourcils se plissent lorsque ses yeux reviennent se poser sur moi.

— On a continué la route alors que tu étais inconscient.

Il me détaille dans un silence pesant. À l’expression de son regard, j'ai l'impression qu’il retourne les tréfonds de mon âme pour y chercher des réponses non formulées.

Mon cœur chavire, ses prunelles sombres comme la nuit recèlent la même intensité que celles d’Asmar.

Malgré mon trouble, je soutiens son regard et souris quand, finalement, ses lèvres charnues s’entrouvrent.

Les miennes s’étirent davantage, l’encourageant à me faire confiance.

Vais-je enfin entendre le son de sa voix ?

— A…, croasse-t-il, avant de s’interrompre pour se racler la gorge.

Je continue de sourire et fais comme si de rien n’était. C’est tout à fait normal d’avoir les cordes vocales enrouées quand on ne parle jamais.

— Asmar, lâche-t-il, cette fois d’un timbre profond et robuste, qui dénote totalement avec le premier son qui est sorti.

Une voix faite pour diriger. Et la première chose que j’entends est « Asmar » ?

Le premier mot qu’il m’adresse est le nom de son tortionnaire, du bourreau de mon destin ?

 Il détourne le regard et j’en profite pour observer ses mains dont les doigts se crispent sur le drap.

— Qui es-tu ?

— Je suis la dernière épouse en date d’Asmar. Soan quant à lui est... Son pupille.

Mieux vaut ne pas dire son ami, autrement, autant lui dire que nous ne sommes pas dignes de confiance et que nous pouvons le trahir à tout moment.

Altaïr secoue la tête.

— Est-il mort ?

Quel charmant personnage tu fais, toi aussi.

Je lâche le linge et fais fi des convenances pour m’asseoir en tailleur sur sa couche. Après tout, je ne suis plus l’épouse favorite d’Asmar et lui n’est plus son prisonnier préféré non plus.

À partir d’aujourd’hui, nous voilà tous les deux affranchis.

Il n’a pas le temps de tourner la tête que je prends sa main et enferme ses doigts dans les miens, ce qui le fait sourciller.

— Pour le moment, ta meilleure option est d’avancer, Altaïr. Il n’est pas question de chercher ta revanche tout de suite.

Jamais, en fait.

Avec une extrême lenteur, il secoue la tête de droite à gauche. J’essaye d’être plus convaincante.

— Tu ne peux pas y retourner. S’il n’est pas mort dans les combats, il ne fera qu’une bouchée de toi. Son cœur est noir, aussi sombre que ses intentions à nos égards.

— Je ne veux pas me venger.

Altaïr me donne l’étrange impression d’être l’écho torturé d’Asmar.

 — Parfait. On a gagné, là. On est libres !

Ses yeux s’écarquillent, il me regarde comme si j’étais folle. Mon enthousiasme doit le surprendre.

— Non, nous ne le sommes pas. Je veux partir. Le plus loin possible. Je t’ai souvent entendue, depuis ma fenêtre, me souffle-t-il. Tu avais tout, alors pourquoi le trahir ?

Pourquoi ?

Un nœud se forme dans ma gorge et je déglutis avec difficulté. Mes doigts noués aux siens pour le rassurer, relâchent leur pression et ma main se réfugie sur ma cuisse. Je tente de chasser l’émotion que provoque en moi son incompréhension, mais je n’y arrive qu’à moitié quand je murmure d’une voix étranglée :

— La liberté.

—  Impossible.

— J’avais une magnifique cage, pour le si bel oiseau que je suis. Alors si, c’est possible de vouloir vivre libre, Altaïr.

Je bats des cils, tant enjôleuse qu’hypocrite. Il baisse les yeux et l’esquisse d’un faible sourire triste ourle ses lèvres.

— Vouloir n’est pas pouvoir, Nouriya.

Qu'est-ce qui ne va pas, chez lui ? Soan, ou même la plupart des hommes que j’ai côtoyés auraient éclaté de rire à sa place.

Je me heurte à une nouvelle expression ténébreuse, la même que chez Asmar. Je décide néanmoins de quand même lui exposer le fond de ma pensée :

— Nous avons tous les deux droits à notre liberté.

Les muscles de sa mâchoire se serrent et son regard se soustrait au mien pour se poser sur la seule fenêtre de la chambre. Me trouve-t-il immature de tant chérir un idéal auquel je n’ai jamais vraiment goûté ?

— Pourquoi m'avoir libéré ? Que gagnez-vous à vous encombrer d’un traître en plus ?

Je me lève et pose la main sur le bassin d’eau :

— Tu es réveillé, je te laisse finir ce que j’ai commencé.

— Ma tête est mise à prix, je n’ai nulle part où aller.

— Tu disposes du meilleur subterfuge qu’il soit possible d’avoir, Altaïr. En notre compagnie, personne n’imaginera que se trouve en face de lui un ancien Grand-Vizir[1] de la Cour du Sultanat de Jawhira.

Je regrette aussitôt mes mots. L’objectif était de le mettre en confiance, pas lui jeter au visage ce qu’il fut, lui rappeler sans aucune pitié qu’il ne l’est plus et ne le sera jamais plus.

Il ferme les yeux pour digérer mes paroles tandis que je me dirige vers la porte.

Il faut qu’il oublie ce qu’il a été.

J’ai menti. Lui est libre, moi pas.

Il ne peut pas imaginer comme je l’envie d’avoir cette chance.

Car pour assurer notre survie, je dois faire ce pour quoi je suis le plus douée : subtiliser ce qui ne m’appartient pas. Tandis que Soan et lui vont pouvoir se reposer, organiser la suite du voyage, tisser d’éventuels liens si leurs caractères s’accordent, moi je vais devoir voler pour financer ma fuite.

En effet, contrairement à ce que Soan s’imagine, je ne prévois pas de les suivre jusqu’au bout du monde. J’ai un plan, aussi bancal soit-il, qui est de vivre ma liberté à Jawhira, la Capitale du sultanat. Il paraît que dans cette ville et ses environs, les femmes n’ont pas besoin de la tutelle d’un homme pour continuer à respirer.

Je rejoins Soan tout en le maudissant d’avoir pris mes bijoux. C’était pour éviter de voler, justement, que je baladais des kilos d’étain et d’or sous mes vêtements de domestique. Une fois à Karifran, je devrais passer mes soirées à subtiliser des bourses.


[1] Deuxième personnage le plus important d’un sultanat

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