Janvier 1944 – À bord du train vers le front
Seuls les faibles rayons du soleil filtraient à travers les fentes des planches mal ajustées de ce sombre wagon, dont l’odeur de tabac, de sueur et du métal froid des armes saturait l’air épais. Nous avons eu l’occasion de voir les canons Dora et Gustav, quels impressionnants engins, les Russes ne peuvent rien face à une telle puissance !
Autour de moi, Heinrich, Günther et Ludwig s’étaient regroupés, leur énergie habituelle atténuée par la fatigue du voyage. Le premier mâchonnait nerveusement du tabac à chiquer, le deuxième vérifiait son équipement avec une concentration presque maniaque, et le troisième, adossé contre une caisse, jouait de l’harmonica. Le reste d’entre nous écoutait ce petit concert improvisé.
— Alors, Franz, tu penses que les Russes sont vraiment comme ils disent ? demanda Heinrich.
Je relevai la tête, surpris.
— On a entendu de nombreuses choses, tu sais.
Il haussa les épaules.
— Ce sont des sauvages. Ils mangent leurs morts, ils dorment avec leurs cochons et ils boivent du pétrole faute de vodka.
Günther ricana, sa baïonnette sur ses genoux.
— Des conneries, tout ça. Ce sont des hommes, comme nous. Enfin, avec l’honneur en moins.
— Moi, je dis que c’est vrai, intervint Ludwig, arrêtant de jouer. Mon cousin a combattu près de Leningrad. Il m’a raconté qu’ils creusent des trous dans la glace pour attraper du poisson avec leurs mains. Des bêtes, rien de plus.
— Je pense que je me ferai un avis quand j’en rencontrerai. Mais je ne vois pas pourquoi ils seraient si différents.
Ces histoires circulaient partout, mais je n’arrivais pas à y adhérer complètement. Peut-être que je ne voulais pas y croire. Je n’avais jamais vu un Russe, et pourtant, on me demandait de les haïr, de les tuer. Était-ce vraiment si simple ?
Heinrich continua à essayer de me convaincre.
— Tu verras, Franz. Ils sont nombreux, mais ils ne valent rien. Ils se jettent sur nos lignes comme des fous. Pas de stratégie, rien. On va les balayer, comme les Français. Dans un mois, ils seront à nos bottes.
Alors que j’écoutais mon camarade, mes pensées partirent quelques instants vers le retour à la maison quand, tout à coup, je me demandais si nous resterions tous proches après ce conflit, comme avant.
— Vous ferez quoi après ? les interrogeai-je finalement pour trouver une réponse à ma question. De mon côté, je pense me mettre au sport automobile. J’ai vu de fantastiques projets à l’usine.
— Si je survis à tout ça, je veux ouvrir une librairie. Un endroit calme, loin du bruit et de la guerre, rétorqua Ludwig.
— Je resterai dans l’armée, enchaîna Heinrich, il faut du monde pour défendre nos femmes et enfants.
— J’en sais rien, finit Günther, peut-être quelque chose d’artistique, mais rien n’est moins sûr.
Le train ralentit légèrement, et le bruit régulier des roues sur les rails sembla s’étirer. Je tournai la tête vers la fenêtre, où le paysage défilait : des champs enneigés, des forêts sombres, des villages aux maisons brûlées presque partout. Un frisson me parcourut. Je pensais à Hanna, à ma mère, et à la promesse que je leur avais faite. Je reviendrais. Mais ces plaines gelées s’étendaient à perte de vue, cet engagement paraissait déjà lointain, presque irréel.
Une tape sur l’épaule me tira de mes réflexions. Günther.
— Allez, Franz. Arrête de rêver. Bientôt, on sera là-bas, et tu verras, ça passera vite.
Je voulais le croire. Mais au fond de moi, j’étais terrorisé. À quatre, nous nous fîmes une ultime promesse de nous retrouver en vie à la fin de tout cela. Le train siffla et entra dans une gare improvisée. Walter, notre sergent, ouvrit la porte du wagon d’un geste brusque.
— Debout ! Préparez vos affaires ! cria-t-il.
L’atmosphère se transforma aussitôt. Les hommes se redressèrent, attrapèrent leurs sacs et vérifièrent leurs armes. Moi, je restai assis un instant de plus, le cœur battant, avant de me lever à mon tour.
Je descendis sur le quai, l’air glacé me frappa comme une gifle. À l’horizon, les lignes sombres des tranchées se devinaient sous un ciel gris. Nous étions séparés dans d’autres sections avec mes amis. C’était là que nous allions. Là où tout allait commencer.